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Kanaky-Nouvelle-Calédonie : au-delà du référendum, une domination coloniale qui perdure

6 octobre 2020 Article Monde

Dimanche 4 octobre, à peine deux ans après le dernier référendum d’indépendance, les habitants de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie étaient de nouveau appelés à se prononcer dans les urnes. La question n’avait pas changé d’un iota : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? ». Si le « non » l’a de nouveau emporté, c’est d’une courte tête en ne récoltant que 53,26 % des suffrages, soit trois points de moins qu’en 2018. Moins de 10 000 voix séparent dorénavant le « non » du « oui ». De quoi donner quelques sueurs froides au camp anti-indépendantiste dirigé par la droite locale… Si les klaxons ont retenti sur l’île après les résultats, c’est d’ailleurs bien le drapeau de la Kanaky indépendante qui était brandi aux fenêtres des voitures.

Encore et toujours, les dés pipés du référendum

Macron n’a pas tardé à réagir à ces résultats : « en tant que chef de l’État, j’accueille cette marque de confiance dans la République avec un profond sentiment de reconnaissance. » Marque de confiance « ric-rac », qui ressemblerait presque à de la défiance ! Et « marque de confiance dans la République » qui ne semble pas partagée par les principaux intéressés, le peuple kanak qui se trouvait sur le territoire calédonien avant l’arrivée des colons français au XIXe siècle. Les Kanak ont en effet, dans leur immense majorité, voté « oui » à l’indépendance. La carte des résultats épouse ainsi parfaitement ou presque la carte de répartition de la population : les provinces à majorité kanak du Nord et des îles Loyauté ont donné largement le oui vainqueur tandis que le sud de l’île, où les Kanak sont minoritaires, a pour sa part repoussé l’indépendance. À l’instar du centre-ville de la capitale Nouméa qui n’a pas récolté son surnom de « Nouméa-la-blanche » pour rien.

La victoire du « oui » repose ainsi avant tout sur une réalité démographique : les Kanak sont aujourd’hui minoritaires dans leur propre pays ! Résultat d’une politique consciente de l’État français depuis plus de 150 ans. Dès les débuts de la colonisation, l’armée française massacrait les tribus kanak, les privait de leurs terres, les parquait dans des réserves, et la Kanaky-Nouvelle-Calédonie était décrétée « colonie de peuplement ». L’État français y envoyait notamment des milliers de « droits communs » à qui l’on demandait de défricher les terres et de construire les infrastructures nécessaires à l’entreprise coloniale. Les « Caldoches » – terme désignant les premiers colons, libres ou bagnards – furent ensuite rejoints tout au cours du XXe siècle par des métropolitains : un peuplement savamment orchestré par l’État français à coups de défiscalisation, doublement des salaires, primes d’installation et de départ… Bref, pour réduire le poids numérique des Kanak, tout était bon pour « faire du blanc » comme le déclarait sans détours Roger Laroque, maire caldoche de Nouméa de 1953 à 1985. Lorsqu’il fallut exploiter les mines de nickel, principale richesse du pays, les patrons colons ont également et sciemment privilégié une main-d’œuvre immigrée venant d’Asie ou du reste du Pacifique.

Résultat aujourd’hui : sur les 270 000 habitants de la Kanaky, les personnes s’identifiant comme Kanak n’en représentent plus que 105 000. Même si les habitants arrivés le plus récemment sur l’île sont exclus du corps électoral pour les référendums, rien n’y fait : les Kanak ont beau voter à 80 % pour l’indépendance de leur pays, les urnes sortent le « non » en tête. Ce qui permet alors à l’État français de se poser en « garant de l’impartialité » – formule élégante du ministre des Outre-Mer, Sébastien Lecornu [1]. Si la France maintient sa présence sur le territoire calédonien, comprenez que c’est par pur respect de la démocratie…

Dans ces conditions, c’est plutôt le score étriqué du « non » qui aurait de quoi étonner ! La hausse de la participation de plus de cinq points (85,7 % de votants) a bien davantage bénéficié au « oui ». La faiblesse de l’écart au scrutin de 2018 – bien loin de la déroute annoncée avant le référendum par le camp non-indépendantiste – a pu remobiliser une partie de l’électorat kanak, une victoire du « oui » ne devenant pas si improbable… Mais le « oui » a aussi sensiblement progressé dans des fiefs non-indépendantistes, à l’image de Nouméa. Le score du « oui » dépasse aussi dans plusieurs bureaux de vote la proportion d’électeurs kanak. Des signes que le vote pour l’indépendance tend à dépasser les rangs kanak, des Calédoniens de toutes les origines exprimant ainsi leur opposition à la droite non-indépendantiste qui fait la pluie et le beau temps sur l’île depuis des dizaines d’années.

Quelles perspectives pour les exploités et les opprimés de Kanaky ?

Pendant la campagne électorale, le camp anti-indépendantiste était principalement représenté par « Calédonie ensemble », un parti issu des rangs de la droite traditionnelle dont plusieurs jeunes dirigeants ont adhéré en 2017 à LREM, et par « Les Loyalistes », une vaste coalition comprenant notamment en son sein les antennes locales de LR et du RN. Tous ces partis représentent les intérêts de la bourgeoisie caldoche qui a su amasser des fortunes considérables en gérant toute l’économie de l’île ou presque, sous l’aile protectrice de la puissance colonisatrice. Les dirigeants de ces partis sont pour leur grande majorité directement issus des rangs de ces familles caldoches et entremêlent dans un savant mélange leur carrière politique et la gestion juteuse de leur compte en banque… Le camp anti-indépendantiste trouve également l’oreille d’une bonne partie des métropolitains qui bénéficient d’avantages substantiels liés à leur condition d’expatriés. Pour ces partis, hors de question de remettre en cause l’appartenance de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie à la France. Pour Les Loyalistes, la Nouvelle-Calédonie « n’est toujours pas prête pour l’indépendance » et « jamais elle ne pourra s’épanouir sans la France » [2]. Des phrases qui ne sont pas sans rappeler le temps de « l’Algérie française »… une campagne qui a dégouliné de bleu-blanc-rouge…

De leur côté, le FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) et la grande majorité des forces indépendantistes [3] ont choisi de prendre part à ces élections pourtant pipées d’avance qui cherchent à couvrir la présence coloniale d’un vernis démocratique. En réalité, pour ces organisations, le référendum est un marchepied pour peser dans les négociations futures avec les partis loyalistes et l’État français. Que le « non » ou le « oui » l’emporte, leur boussole reste de rentabiliser leur score pour chercher un accord qui donnerait plus de pouvoir à la petite bourgeoisie kanak dans la gestion des affaires locales. Pas de quoi remettre en cause la domination impérialiste de l’État français ! Lors de la campagne, les dirigeants indépendantistes ont tout fait pour apparaître comme des hommes politiques « responsables ». Répondant au camp loyaliste qui agitait la peur de l’écroulement de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie en cas de victoire du « oui », les indépendantistes ont répondu sur le même terrain : pas d’inquiétude s’ils l’emportaient, la transition prendrait du temps et il s’agirait de créer de « nouveaux liens » avec la France en négociant des « accords gagnant-gagnant ». Et ils ne toucheraient pas, bien sûr, à la propriété privée actuelle. Des perspectives rassurantes pour le camp loyaliste mais bien étriquées pour la majorité des Kanak condamnés à la pauvreté depuis des décennies.

Une des polémiques qui a marqué la campagne illustre les ambitions « gestionnaires » de ces politiciens kanak. La multinationale brésilienne Vale a annoncé au début de l’année sa volonté de céder son usine de transformation du nickel employant aujourd’hui 2800 salariés, et a menacé de fermer le site en cas d’absence de repreneur avant la fin 2020. Tandis que Les Loyalistes soutenaient la reprise de l’usine par le groupe australien NCR, les dirigeants indépendantistes s’y opposaient en formulant… leur propre offre d’achat, en partenariat avec le groupe sud-coréen Korea Zinc, via la province Nord dont ils détiennent la majorité et qui gère déjà un complexe minier dans ce nord du territoire. Avoir un patron kanak en lieu et place d’un patron brésilien : voilà un aperçu de la politique proposée par un certain nombre de dirigeants indépendantistes.

Cette politique du FLNKS s’inscrit dans la continuité du processus de « souveraineté partagée » à l’œuvre depuis plus de trente ans en Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Les années 1970 et 1980 ont été marquées par de fortes luttes indépendantistes : blocages, manifestations, occupations se sont succédés. L’État français y a répondu par la force jusqu’à décider d’occuper militairement la Nouvelle-Calédonie en 1988 : 10 000 soldats furent déployés sur le territoire pour « maintenir l’ordre »… social et colonial. Après avoir réprimé dans le sang la contestation, l’État français s’est appuyé sur ce rapport de force militaire pour remettre aux calendes grecques l’accès à l’indépendance des Kanak. Les accords de Matignon, signés en 1988 par la droite locale mais aussi par le dirigeant du FLNKS, Jean-Marie Tjibaou, se contentaient ainsi de prévoir un référendum d’auto-détermination pour… 1998. Il faudra au final vingt ans encore pour que ce référendum voie le jour, et encore avec l’assiette électorale décrite précédemment, défavorable aux Kanak… La base du FLNKS n’a pas vu d’un bon œil ces accords, qui prévoyaient l’accès des dirigeants indépendantistes à la gestion des institutions de pouvoir local dans deux des trois provinces de Kanaky-Nouvelle-Calédonie (la province du Nord et les îles Loyauté à majorité kanak) tandis que les fonctions « régaliennes » comme la justice ou l’armée restaient entre les mains de l’État français. Gestion qui s’est avérée aussi très lucrative dans la mesure où les dirigeants kanaks ont été progressivement associés à l’exploitation du nickel, principale richesse de l’île. Loin de favoriser la « décolonisation » de l’île comme annoncé, les accords de Matignon en 1988 – qui seront prolongés par ceux de Nouméa en 1998 – ont au contraire maintenu l’emprise coloniale de l’État français sur l’île, tout en cooptant une maigre élite kanak pour l’associer à la gestion quotidienne du territoire.

Le sort de la majorité des Kanak n’a pas évolué en trente ans, malgré les promesses de « rééquilibrage économique » : toujours relégués dans les boulots les plus précaires, nettement plus touchés par la pauvreté et le chômage que le reste des habitants de l’île, les Kanak subissent également les discriminations raciales pour accéder à un emploi ou à un logement. Pourtant, les richesses ne manquent pas sur une île qui possède les deuxièmes plus grandes réserves de nickel mondiales. Les grandes avenues de Nouméa n’ont ainsi rien à envier aux Champs-Élysées en termes de boutiques de luxe et une rumeur populaire voudrait qu’il y ait plus de Porsche Cayenne à Nouméa qu’à Monaco ! À quelques kilomètres de là, les Kanak, « montés » à Nouméa pour trouver un emploi, sont réduits à vivre dans des quasi-bidonvilles souvent sans électricité ni eau courante.

Pour mettre fin à la domination coloniale et changer leurs conditions de vie, les classes populaires kanak ne pourront pas se contenter d’un bulletin de vote, ni se ranger derrière la politique de certains dirigeants de leur communauté qui ont leur propre agenda politique et leurs propres intérêts bourgeois. Aucun accord « par le haut » ne parviendra à renverser cette société qui relègue une majorité des Kanak au bas de l’échelle sociale et les discrimine. Ces classes populaires kanak ne pourront compter que sur leurs propres luttes pour défendre leurs intérêts. Et dans ces luttes, ils pourraient trouver le soutien des nombreux travailleurs de l’île, dont ces immigrés d’Asie ou du Pacifique venus travailler dans les champs, les mines ou les usines calédoniennes et qui partagent avec la majorité kanak les bas salaires et les difficiles conditions de travail et de vie.

Boris Leto


Pour aller plus loin :

Nouvelle-Calédonie-Kanaky : le colonialisme toujours là, mis en ligne le 13 novembre 2018. Cet article de notre journal écrit en 2018 à l’occasion du premier référendum revient sur l’histoire coloniale de l’île et comporte quelques conseils bibliographiques et cinématographiques.


[1À l’occasion d’une interview sur France Inter, le lendemain des résultats : https://www.franceinter.fr/emission...

[2Citations tirées de la page Facebook de la coalition des Loyalistes : https://www.facebook.com/LesLoyalis...

[3L’USTKE (Union syndicale des travailleurs kanak et exploités) et le Parti travailliste ont notamment cette fois-ci appelé à prendre part au référendum contrairement à 2018 où ils avaient dénoncé la « farce électorale ».

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