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Interview

La situation sociale au Chili

3 juin 2020 Article Monde

Interview réalisée le 1er juin 2020 auprès des camarades de Socialismo Revolucionario du Chili (membres du Comité pour une Internationale ouvrière)

— Pouvez-vous décrire les conséquences économiques et sociales de la pandémie au Chili ?

La situation actuelle au Chili est catastrophique au niveau économique comme social. Pour le comprendre, il faut connaître deux caractéristiques de l’économie du pays. D’abord, les exportations de minerais, principalement de cuivre, représentent plus du tiers du PIB et ensuite l’autre secteur très dynamique est celui de la demande intérieure : les services et la construction, avec ses industries associées, emploient le gros des travailleurs du Chili. Ces deux secteurs sont sérieusement touchés : la dépression globale et la baisse de la croissance économique chinoise, principal partenaire commercial des entreprises qui ont des exploitations au Chili, ont porté un grave coup aux exportations. Sur huit millions de travailleurs, un million et demi a perdu son travail à cause de la paralysie d’une grande partie de l’activité économique due à la quarantaine et aux facilités de licenciement ou de chômage technique sans salaire. Il faut y ajouter les 23 % de travailleurs qui survivent grâce au secteur informel qui n’ont pu travailler durant la quarantaine.

L’effet dramatique de la situation massive de pertes d’emploi se comprend si on considère que, d’après la Banque centrale chilienne, 75 % des revenus des foyers sont consacrés aux remboursements de dettes. L’endettement très élevé est dû au fait qu’au Chili il faut payer y compris des choses gratuites ailleurs, ce qui se répercute fortement sur les bas salaires et les petites retraites. La moitié des travailleurs gagne moins de 432 dollars par mois et la moitié des pensions est inférieure à 302 dollars par mois ! La prospérité apparente et limitée fondée sur un endettement croissant s’est écroulée comme un château de cartes avec la perte massive de revenus.

— Le pari de Piñera est, grâce à la pandémie, de mettre fin au cycle exceptionnel de luttes de la fin 2019, réactivé par le mouvement des femmes du 8 mars. Cela vous semble possible ?

Le soulèvement social qui s’est prolongé depuis octobre 2019 a connu un fort rebond en mars 2020. Le gouvernement de Piñera a pu résoudre ce qui est pour lui le problème central de sécurité publique en envoyant les militaires dans les rues sans que cela rencontre une opposition populaire massive, comme cela avait été le cas en 2019, et la première mesure prise grâce à l’excuse du coronavirus a été la mise en place d’un couvre-feu nocturne, toujours en vigueur aujourd’hui.

Mais les gouvernants n’ont pas apporté de réponse aux problèmes sociaux qui ont provoqué le soulèvement populaire, n’ont tenu aucune des promesses de réformes, faites pour faire taire les protestations, mais qui ont soulevé des attentes. Ils ont même pu oublier ce qui avait été un compromis : l’organisation d’un plébiscite pour convoquer une Convention constitutionnelle avec des pouvoirs limités pour changer la constitution actuelle héritée de Pinochet. Cela avait été leur réponse à la demande populaire d’assemblée constituante, avec l’appui de l’ensemble de la caste politique parlementaire, à l’exception d’une poignée de députés de gauche.

— Des réactions et révoltes, comme à Chiloe, ont eu lieu contre les conséquences économiques de la pandémie et les décisions du gouvernement : pouvez-vous les décrire ?

Il y a eu des révoltes de la faim, dues au désespoir d’être enfermés en quarantaine dans des quartiers surpeuplés qui ne remplissent pas les conditions pour un enfermement prolongé, sans possibilité de travailler ni de percevoir de revenus pour se nourrir. Les gens se sont organisés dans beaucoup d’endroits avec des pots communs pour garantir l’accès à la nourriture au moins une fois par jour. Des municipalités de communes populaires ont organisé des soupes populaires avec les ressources de leur budget habituel.

Après les premières émeutes de la faim, Piñera a annoncé la distribution de colis alimentaires. Le Journal Financier du 18 mai a titré « l’annonce de la distribution d’aliments s’est transformée en casse-tête pour le gouvernement », ajoutant plus loin « les gens se sont amassés dans certaines municipalités à la recherche des caisses de vivres, mais ni les maires, ni personne ne savait rien. Piñera a dû préciser que la livraison se ferait à domicile. Mais la capacité de répartir les deux millions et demi de colis rapidement n’existe pas. »

Depuis, le gouvernement a annoncé qu’en réalité il n’y aurait pas deux millions et demi de colis et que ça serait aux municipalités de les financer, alors qu’elles n’ont pas les moyens financiers de le faire. Il y a donc eu de nombreuses critiques devant cette promesse de distribution alimentaire dont l’annonce a été faite sans que rien n’ait été préparé, ni les colis, ni la logistique de distribution. Un coup de pub !

— Pensez-vous possible que la répression devienne plus sévère ?

La répression a été très dure. Depuis le soulèvement social, il y a 2 500 prisonniers, en préventive, sans condamnation car leurs procès n’ont pas eu lieu.

Pendant le soulèvement, il y a eu plus de 10 000 cas d’urgences médicales, 400 cas de mutilation des yeux, des tortures systématiques sur les détenus, parmi lesquelles 174 abus sexuels et viols, et près de 30 morts.

Lors de la célébration du 1er mai et dans les émeutes récentes de la faim, la répression a été immédiate et très dure. Policiers, militaires et agents en civil ont tiré sur les manifestants, sans aucune agression préalable de ceux-ci. Tout indique que le pouvoir ne va pas hésiter à réprimer avec dureté, et comme vous le savez, au Chili, nous avons une longue expérience de violations systématiques des droits humains.

— Comment les militants révolutionnaires font-ils face à la fin de la quarantaine ? Cela suscite-t-il des débats ?

Le gouvernement parle de « quarantaine dynamique », pour garantir la production ! La seule quarantaine a été celle du bouclage par l’armée des quartiers populaires. Celle-ci est toujours pleinement en vigueur et a même été accentuée récemment parce que nous sommes en train de nous approcher du pic de l’épidémie. Nous venons de passer les 1 000 décès officiellement comptabilisés, mais les chiffres réels sont quatre à cinq fois supérieurs. Les hôpitaux des grandes villes sont en rupture depuis une semaine. Nous ne sommes donc pas près de sortir de la quarantaine.

Même dans ces conditions, des manifestations de colère continuent d’avoir lieu, mais moins massives qu’avant.

Nous sommes touchés, en plus du Covid-19, par la gravité de la débâcle économique et sociale actuelle. Dans certains quartiers populaires, il y a eu des manifestations et débuts de pillages dus à la faim, fortement réprimés par la police militarisée et par l’armée.

Tout indique que quand l’urgence sanitaire sera passée, le soulèvement social se relancera, impulsé par la persistance des abus et conditions qui l’ont provoqué en octobre 2019 et par la gravité de la crise économique actuelle supportée par les travailleurs.

— La gauche semble discréditée, tout comme les directions syndicales. Existe-t-il des courants politiques ou syndicaux alternatifs à la gauche des appareils ?

Les appareils syndicaux ont perdu leur crédit, surtout au niveau des directions des principaux d’entre eux comme la Centrale unifiée des travailleurs (CUT). Des années de collaboration avec des gouvernements néolibéraux ont impacté les syndicats, qui n’ont pas de réelle démocratie interne. Les dirigeants peuvent conclure légalement des accords d’entreprise sans consulter les syndiqués. Par contre, s’ils veulent faire grève, cela est soumis au vote des salariés sous contrat de l’établissement.

La dispersion syndicale est très grande, car la législation favorise, au nom de la liberté syndicale, l’existence de multiples syndicats dans chaque entreprise. Les négociations se font seulement entre les syndicats de l’entreprise et la direction de celle-ci, mais sont interdites au niveau d’une branche ou d’un secteur (donc pas de conventions collectives). En outre, elles ont lieu à des moments où elles ne peuvent pas perturber le fonctionnement de la boite. Du coup, la division syndicale devient un grave problème.

Il y a un centre gauche institutionnel et parlementaire, qui a soutenu le gouvernement dans plusieurs votes importants, y compris les plus défavorables aux travailleurs, comme le vote de la loi qui a permis aux entreprises de mettre les travailleurs au chômage forcé sans salaire durant la pandémie. Loi mal nommée de « défense de l’emploi », et qui a été approuvée aussi par le Frente Amplio (Front large : coalition de gauche) et le Parti communiste.

Ces partis sont déconsidérés et dans de nombreux endroits les manifestants n’ont pas voulu les laisser participer aux grandes manifestations d’octobre 2019. Une conséquence de ce discrédit est l’abstention électorale très forte. Plus de 50 % des électeurs préfèrent s’abstenir de voter, tendance très majoritaire chez les jeunes. Il y a une autre gauche plus conséquente qui a gardé son éthique révolutionnaire, mais elle est très fragmentée. Elle est même encore plus divisée que les syndicats.

Une étude universitaire datant de quinze ans avait conclu à l’existence de 2 500 groupes politiques et sociaux de gauche, qui avaient en moyenne six membres actifs. Ils sont encore plus nombreux aujourd’hui bien qu’il soit difficile de les comptabiliser. Ce sont ces milliers de petits groupes et organisations de gauche qui ont impulsé le soulèvement social, au cours duquel ils se sont renforcés et ont gagné de l’expérience. Mais nous ne sommes parvenus à rien de sérieux dans le sens du rassemblement stable des groupes de la gauche révolutionnaire.

— Vous menez une politique de regroupement des révolutionnaires et des équipes militantes combatives. Pouvez-vous nous expliquer votre approche générale ?

Nous défendons la nécessité de construire un parti large des travailleuses et travailleurs, capable d’être un acteur dans la lutte des classes, dans une perspective socialiste et révolutionnaire. Une période prérévolutionnaire s’est ouverte au Chili, avec des avancées et des reculs, mais ce qui est mis sur la table par ceux qui se mobilisent et demandent une assemblée constituante, est la question du pouvoir.

Mais il manque une direction politique capable de brandir un programme révolutionnaire qui réponde à l’absence totale de légitimité des institutions et à la crise économique et sociale dans une perspective de transition vers le socialisme.

C’est dans ce sens que nous essayons de travailler à un regroupement, en mettant en avant des initiatives communes politiques, sociales et syndicales avec de nombreux groupes avec lesquels nous sommes en train d’établir des relations d’étroite collaboration.

— La convocation d’un congrès de travailleurs est-elle une initiative qui va dans ce sens ? Quels en sont les participants ? Quelles sont vos attentes ?

L’appel à la tenue d’un congrès de travailleurs répond à une nécessité. Pour le moment, c’est un slogan propagandiste pour ouvrir un chemin d’unité. Nous voulons commencer à concrétiser les premiers pas de ce congrès avec des rencontres régionales et des discussions larges. Nous espérons qu’avec la radicalisation qui a eu lieu, notamment dans la jeunesse travailleuse, nous puissions avoir un impact sur la base syndicale et dans de nombreuses autres organisations de la classe ouvrière : dans les quartiers et mouvements sociaux et y compris les clubs sportifs afin que se tienne un large Congrès des travailleurs. Celui-ci pourrait contribuer à apporter des solutions à la question du programme et à celle d’une direction largement reconnue de la classe ouvrière dans ses luttes.

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