La colonisation de l’Algérie, une colonisation de peuplement
L’empire colonial français s’est constitué dans le courant du XIXe siècle. Très étendu et très divers, cet empire va de l’Indochine à l’Afrique en passant par les Caraïbes et le Pacifique. Dans l’après Seconde Guerre mondiale, l’enjeu principal pour l’impérialisme français a été la gestion de la décolonisation, ou comment accorder des droits politiques tout en conservant une mainmise économique sur son ancien empire. De ce point de vue, la lutte d’indépendance de l’Algérie est à la fois exemplaire, dans la férocité dont la France a fait preuve pendant de longues années, et riche de spécificités.
Une spécificité sociale et historique est l’édification d’une colonie de peuplement en Algérie. Les colons européens d’Algérie, qu’on appellera les Pieds-Noirs, seront un véritable enjeu au cours de la révolution algérienne. Le poids quantitatif de cette fraction de la population algérienne suffit à l’expliquer. À l’heure de l’indépendance, c’est plus d’un million de Pieds-Noirs qui sont rapatriés d’urgence, en particulier dans le sud-est de la France.
Pour trouver des terres à cultiver, les colons européens en ont chassé les Arabes et les Kabyles, de multiples façons, grâce à l’appui de l’administration et de l’armée françaises. Et dans les territoires essentiellement peuplés d’Arabes, dans l’arrière-pays, l’administration était militaire. La conquête de l’Algérie a pris cette forme spéciale de dépossession et d’expropriation forcée de la paysannerie.
Dans les années qui ont suivi la conquête, la confiscation des biens de l’État et de terres communales a mis des milliers d’hectares à la disposition de la colonisation. Par la suite, les mouvements de résistance à l’occupation française ont entraîné chaque fois, entre autres formes de répression, la confiscation des terres des tribus révoltées. Ainsi, après la grande révolte du Constantinois de 1871, 568 000 hectares de terres ont été confisqués. En 1920, par vagues successives et procédures diverses, plus d’un million d’hectares au total, dont les terres les plus riches, sont passés aux mains des colons européens, individus ou sociétés.
Lors de cette colonisation, s’étendant sur un siècle et demi, déjà des pauvres traversaient la Méditerranée en quête d’une vie meilleure. Mais c’était dans l’autre sens ! L’Algérie a accueilli des centaines de milliers de pauvres originaires de France, d’Italie, d’Espagne et de Malte. Pour la plupart d’entre eux, la fortune qu’on leur avait fait miroiter se révéla un mirage. Mais si on compare leurs conditions de vie à celles des populations locales, les petits colons faisaient figure de privilégiés. Pour souder tout le monde derrière des grands colons peu nombreux, la puissance coloniale a su utiliser les différences au sein de la population.
Ainsi en 1870, avec le décret Crémieux, les Juifs algériens se sont vus accorder la nationalité française. Ils n’étaient pas des colons, mais des autochtones installés dans le pays bien avant la conquête militaire française. Ce décret permettait de les séparer des autochtones musulmans en les traitant différemment. Puis en 1889, tous les descendants d’Européens nés en Algérie, Italiens, Espagnols et autres, ont obtenu la nationalité française. À noter qu’à la veille de l’indépendance, celles et ceux qui peuplaient l’Algérie n’étaient pas égaux en droits, dont le droit de vote. Il n’y avait pas de « collège unique » où ceux que l’administration française appelait les « Français musulmans d’Algérie » auraient eu le même droit de vote que les descendants d’Européens. Les « Français musulmans » étaient outrageusement sous-représentés.
Non seulement les grands colons s’appuyaient sur ces divisions pour maintenir leur domination sociale et politique, mais ils distillaient l’idéologie raciste qui servait de justification au colonialisme. Leur discours raciste était bien rodé. Ils pouvaient affirmer tranquillement que « les Arabes n’avaient pas les mêmes besoins qu’eux ». Et le poison du colonialisme, du mépris raciste, de l’arrogance des petits blancs, s’infiltra dans toute la société coloniale, au-delà des grands colons, affectant les Pieds-Noirs. Tout en étant pauvres, ils pouvaient mépriser plus pauvres qu’eux.
Le moins qu’on puisse dire est qu’ils restaient pauvres, alors que la société coloniale était de plus en plus dominée par une oligarchie financière richissime. Avec le temps, la majorité des terres fut accaparée par quelques milliers de familles de grands colons et, parmi ces familles, quelques dizaines seulement finirent par monopoliser aussi les circuits de distribution, le crédit agricole, la presse et bien sûr la représentation politique. L’Algérie ne devint un eldorado que pour une toute petite minorité de grands colons capitalistes qui s’étaient emparés des terres les plus fertiles. La vigne, le blé, les oranges et le tabac, cultivés dans leurs immenses domaines, et destinés à la métropole, firent leur fortune.
Aujourd’hui, et le rapport Stora n’est que la dernière manifestation de ce débat, des intellectuels et des politiciens répandent l’idée que la colonisation aurait eu aussi une valeur civilisatrice et de développement. Ils invoquent les routes, les réseaux d’eau potable, les voies de chemin de fer, les écoles et même les hôpitaux, « laissés par la France », comme ils disent. Mais ces infrastructures répondaient avant tout aux besoins des colons et des industriels de la métropole, pas à ceux des Algériens.
La population pied-noire, contrairement à l’un des mythes de la colonisation de l’Algérie, n’a pas été constituée en majorité de pauvres émigrants venus cultiver et mettre en valeur des terres laissées à l’abandon. D’abord parce que les terres étaient loin d’être abandonnées et ont été arrachées de force aux paysans. Ensuite parce que la grande majorité des colons venus d’Europe allait peupler les villes et non les campagnes. Un tiers seulement d’entre eux s’installa dans les campagnes. Dès le début, l’expropriation des terres algériennes profita donc à de gros colons, à des capitalistes qui développèrent une agriculture d’exportation.
La majorité des Pieds-Noirs étaient donc urbains, commerçants, artisans, boutiquiers et évidement fonctionnaires. Car pour faire vivre une colonie de peuplement, il faut ce qu’il faut d’appareil d’État, administrateurs, policiers mais aussi enseignants et personnel hospitalier. Là encore, si les populations algériennes étaient largement exclues de ces fonctions, on retrouvait des séparations de classe très nettes à l’intérieur de la population pied-noire.
Les dernières décennies d’existence de l’Algérie française auront sonné pour les Pieds-Noirs comme l’heure des choix. Comment, devant le caractère inéluctable de l’indépendance se positionner politiquement pour ces couches populaires ? Il est à noter qu’au début des années 1920, bien des petits Pieds-Noirs furent dans un premier temps séduits par les perspectives portées par la révolution russe et la Troisième Internationale. À ceci près que la huitième condition d’adhésion à l’internationale, qui stipulait clairement l’obligation pour les militants communistes de lutter sans réserve contre toute forme de colonialisme, constituait un pas infranchissable pour des populations installées en Algérie depuis parfois plusieurs générations.
À la suite de la dégénérescence stalinienne des partis communistes, le Parti communiste algérien (PCA), constitué principalement d’Européens, avançait des options beaucoup moins internationalistes. Dans le meilleur des cas, les militants communistes se disaient vaguement « assimilationnistes », c’est-à-dire réclamaient une égalité de droit pour les musulmans. Surtout pas l’indépendance donc, et pour cause, ce PCA ne s’était pas construit avec les populations algériennes et ne s’adressait même pas à elles, y compris quand ces dernières montraient de la sympathie pour les idées communistes. Et devant l’indécision du PCF face à la guerre d’indépendance, c’est-à-dire sa façon d’appeler à la paix sans se prononcer pour l’indépendance, et surtout sans donner les moyens aux contestataires français ou musulmans en France ou en Algérie, de réellement mettre en danger la politique impérialiste de la gauche puis de la droite, les Pieds-Noirs se sont retrouvés dans les bras de l’extrême droite. Ce fait qu’une partie consciente et combative des couches populaires d’Algérie n’ait pas su s’unir pour une même perspective sociale et politique, derrière un même parti contre l’impérialisme, laisse un grand sentiment de gâchis.
Au lieu de cela, les petits Pieds-Noirs ont suivi en masse l’extrême droite faite d’ultras (d’extrême droite), d’aventuriers, de bandits, de racistes, de militaires, tout ce beau monde se retrouvant organisé en 1961 dans l’OAS, adepte d’opérations terroristes (dont les courants n’avaient pas attendu cette date-là pour en mener). Et tout au long de la guerre d’indépendance, ils serviront de masse de manœuvre et de vivier de recrutement pour une OAS qui faisait croire au maintien d’une Algérie française de plus en plus chimérique. Les objectifs réels de l’OAS étaient tout autres. Pour les plus ambitieux de ses dirigeants, il s’agissait clairement de tenter de constituer l’embryon d’un parti fasciste, capable d’opérer en métropole, avec les Pieds-Noirs rapatriés comme base sociale. D’une certaine manière, De Gaulle, revenu de sa réserve, leur coupa l’herbe sous le pied avec l’édification de la Cinquième République en 1958, « trahissant » les Pieds-Noirs et leur fantasmée Algérie française. Devant cette « trahison », bon nombre de Pieds-Noirs faisant porter à De Gaulle et à la droite la responsabilité de l’indépendance… certains redeviendront ultérieurement « de gauche » !
L’intégration des rapatriés d’Algérie en France n’a pas répondu aux calculs et espoirs de l’OAS, fort heureusement, même si la totalité de l’extrême droite française fait systématiquement référence à l’Algérie française. Au début des années 1960, il y avait du travail en France, les fonctionnaires ont obtenu des places souvent meilleures que celles qu’ils occupaient en Algérie, les artisans et commerçants ont souvent pu continuer leurs activités à Marseille, Nice ou Lyon, même s’ils n’étaient plus des privilégiés, voire subissaient une forme de racisme de la part des Français.
Pour conclure, on peut dire que ceux qui, au bout du compte, furent les principales et immédiates victimes de la politique de l’OAS, furent celles et ceux qui la permirent, les Pieds-Noirs qui se laissèrent aller à servir de masse de manoeuvre pour une politique qu’ils payèrent très cher, par l’exil.
À l’heure où Benjamin Stora, né à Constantine en 1950, publie son rapport, les derniers Pieds-Noirs arrivent à l’âge de la retraite. Ils auront marqué d’une certaine manière la culture française à partir des années 1970 (Guy Bedos, Enrico Macias, Roger Hanin). Les Pieds-Noirs et leurs descendants sont une trace vivante de cette communauté de sort qui lie depuis longtemps – et pour longtemps – les classes ouvrières des deux côtés de la Méditerranée.
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