L’épouvantail chinois : une camelote pratique et pas chère
4 juillet 2005 Convergences Monde
Il paraît que la Chine doit nous faire peur.
Pensez donc ! L’Europe serait submergée par les textiles chinois, et les chiffres, tous plus gros les uns que les autres, font la une : entre janvier 2004 et janvier 2005, + 210 % (en valeur) de pull-overs, + 900 % de pantalons hommes et même... + 5674 % de collants et chaussettes. Déjà que nos enfants ont tous des jouets chinois pour s’amuser.
Pire : on apprenait, il y a deux mois, que des agents chinois pratiquent un espionnage industriel intense dans notre pays. Dans l’Oise, le Courrier Picard consacrait sa une à la petite Li-Li, une étudiante française d’origine chinoise, demoiselle au visage poupin et souriant, de l’Université technologique de Compiègne, placée en garde-à-vue par les pandores picards parce que soupçonnée d’avoir utilisé ses stages en entreprise pour pomper nos savoir-faire nationaux.
En mai, Chirac, soucieux paraît-il d’être à l’écoute des inquiétudes des Français... et des industriels du textile, a alors reproché à la Commission de Bruxelles d’être passive face à l’invasion chinoise. La Commission a donc réagi en menaçant la Chine de faire jouer des clauses de sauvegarde prévus par l’accord sur son entrée à l’OMC, puis en envoyant un émissaire négocier un compromis avec Pékin. Fin provisoire de l’épisode : une dizaine de produits textiles chinois sont contingentés provisoirement. La croissance de leur importation en Europe sera limitée de 8 à 10 % par an jusqu’à 2008. La liberté pour les marchandises chinoises d’entrer en Europe est maintenue sur le principe, mais son application un peu plus étalée dans le temps.
Alors tout ça pour ça ? Le « soulagement » exprimé par les officiels européens, chefs d’État, ministres, industriels, commissaires européens, à l’issue d’un compromis si léger, révèle à quel point la véritable campagne engagée contre la menace commerciale chinoise relève du mauvais cinéma ! C’est que « l’invasion » des produits chinois n’a rien d’une attaque éclair et surprise, bien au contraire, c’est un processus qui depuis le début a été voulu et piloté par les autorités, et surtout les bourgeoisies européennes. Un processus négocié d’ailleurs pendant 15 ans.
Des chemises et des Airbus
Car la compensation est de taille. L’Europe exporte vers la Chine des produits industriels à haute valeur ajoutée. Le ministre chinois du commerce extérieur ne s’est d’ailleurs pas privé de rappeler que la Chine devait vendre 80 millions de chemises pour s’offrir un Airbus. Un chiffre montre bien cette qualité principale des produits chinois, leur bas prix : entre février 2004 et février 2005, les importations de textiles chinois ont augmenté de 1 500 % en volume, mais de 119 % seulement en valeur, selon La Tribune.
Deuxième avantage : l’importation de ces produits à bas prix permet de contenir l’inflation. En mettant à disposition des classes populaires européennes des produits bon marché, elle aide le patronat à bloquer les salaires.
Du coup, les querelles avec l’État chinois sur ses exportations sont largement conditionnées par un autre conflit possible, entre d’une part les fabricants d’armes, d’avions, de centrales nucléaires, de trains, ou encore les grands groupes de la distribution, et d’autre part les industriels du textile (et plus largement de toutes les industries à forte main-d’œuvre et faible technologie qui seraient directement concurrencées par les Chinois). Les gouvernants européens (c’est vrai aussi de George Bush) doivent aussi arbitrer ces éventuelles divergences d’intérêts, qu’on nous présente fallacieusement comme un conflit avec la Chine.
Les larmes de Sarkozy
Mais même ces « difficultés » des capitalistes français du textile sont du cinoche pur et simple. Dans un pays comme la France cette industrie a licencié massivement depuis 20 ans sans attendre l’invasion chinoise. Elle s’est recentrée sur des produits plus sophistiqués et de meilleur revenu. Et surtout elle a redéployé ses investissements partout dans le monde, y compris en Chine. À tel point que Le Monde indiquait récemment que « 30 à 60 % des exportations textiles chinoises sont liées à des capitaux occidentaux ». On remarquera la précision révélatrice de la fourchette, alors que la moindre chaussette chinoise semble ne pas échapper à nos statisticiens !
C’est qu’il vaut mieux présenter nos braves industriels français comme victimes, plutôt qu’organisateurs et profiteurs, de la concurrence chinoise. Au même titre que les donneurs d’ordre et gros clients européens des usines chinoises, la grande distribution, ainsi que toutes les grandes marques de prêt-à-porter, les Kookaï, H&M, Celio et autres Zara. Les uns et les autres, en fait, ont surtout arbitré, dans leurs investissements et leurs commandes, entre divers pays du tiers-monde, aujourd’hui au profit de la Chine, au détriment du Bangladesh, de la Turquie ou du Maghreb.
Guillaume Sarkozy, chef de file des industries textiles françaises, qui s’est dit récemment « en colère » contre « l’inertie du pouvoir politique » disait il y a un an : « Je suis un patron délocalisateur et j’en suis fier ». C’est qu’en criant à la faillite et au péril jaune, ne pourrait-il pas gratter quelques subventions et aides supplémentaires des États, au nom de la sauvegarde de l’emploi, tout en bénéficiant d’un protectionnisme très ciblé ?
Une campagne de division
La brusque accélération des exportations chinoises en Europe n’est donc que le résultat d’une évolution préparée depuis longtemps de la division internationale du travail, dont les principaux bénéficiaires, avant même les industriels chinois, sont les capitalistes d’ici. Mais en en faisant l’une des causes essentielles de la montée du chômage elle permet aux milieux dirigeants de tirer à côté de la cible : en réalité les délocalisations elles-mêmes ne seraient à l’origine que de moins de 5 % des suppressions d’emplois en France, alors même que les exportations et les investissements extérieurs français induisent aussi des créations d’emplois sur le sol français. La racine du chômage n’est pas là.
Mieux encore, tout le cinéma sur le péril jaune, turc ou polonais, s’il peut avoir l’inconvénient, par accident, de faire perdre un référendum, entretient la peur de perdre son boulot, faute d’avoir accepté les sacrifices nécessaires pour survivre dans ce nouveau contexte soi-disant inévitable. Il entretient les divisions entre travailleurs, et l’habitude de voir son adversaire dans le travailleur étranger ou plus pauvre que soi, plutôt que dans son employeur. Cela, pour tous nos bourgeois, c’est inestimable. Et c’est bien pourquoi nous aurons encore droit malheureusement à d’innombrables remakes de ce mauvais film.
Bernard RUDELLI
Mots-clés : Chine