Egypte : Que va faire l’armée ?
10 mars 2011 Convergences Monde
Non, l’armée égyptienne n’a pas pris le pouvoir en chassant Moubarak sous la pression des manifestations. Elle n’a jamais cessé de le détenir depuis le coup d’État des « officiers libres » de 1952, derrière Gamal Abdel Nasser. Après la mort de Nasser en 1970, ses successeurs étaient aussi des militaires : Anouar el-Sadate, assassiné en 1981 par un soldat membre des Frères musulmans, puis Moubarak.
Généraux… et patrons
L’armée égyptienne, qui compte près de 450 000 hommes, représente la plus importante structure du pays. Les jeunes militaires nationalistes de 1952, devenus des généraux septuagénaires bardés de médailles et pourvus de solides comptes en banque, sont aujourd’hui non seulement à la tête d’un puissant appareil militaire, mais d’innombrables entreprises. Comme dans de nombreux pays coloniaux et semi-coloniaux, l’État a joué en Égypte un rôle de substitut à une bourgeoisie nationale trop faible pour prendre les rênes du pays et assurer son développement.
C’est l’armée qui constitue l’ossature de l’État égyptien, bien davantage que la bureaucratie civile. Ses entreprises non seulement assurent des productions militaires mais s’étendent à des activités qui vont de la production de biens de consommation, comme des casseroles et des frigos, à la fabrication de véhicules, au tourisme et au bâtiment. Grâce aux corps de génie, elle s’investit aussi dans les travaux d’infrastructure : routes, ports, aéroports, stades etc. L’armée bénéficie d’ailleurs d’une main d’œuvre gratuite : les conscrits qu’elle fait ainsi travailler pendant leur six derniers mois de service. Le général Mohamed Tantawi, qu’on présente comme le nouvel homme fort du pays, est lui même à la tête de plusieurs entreprises. Et comme ministre de la défense, il est le patron des productions militaires.
L’armée, amie du peuple ?
Les chefs militaires ont cependant su jouer une partie serrée, en particulier en s’abstenant de faire tirer sur la population, au risque de voir le contrôle d’une partie de leurs troupes leur échapper pour passer aux côtés des manifestants. Il serait pourtant très exagéré d’affirmer que l’armée s’est comportée en alliée de la population. Si l’armée a publié dès le 31 janvier un communiqué reconnaissant le caractère légitime des manifestations, elle n’a rien fait pour protéger la population contre la police et contre les sbires du régime. Par exemple, le 2 février, quand Moubarak a lancé ses mercenaires armés contre la foule de la place Tahrir, les militaires présents n’ont pas levé le petit doigt pour les en empêcher. Les manifestants n’ont dû leur victoire qu’à leur détermination et leur courage. À plusieurs reprises, des avions militaires ont même survolé la foule de façon menaçante. Mais on ignore si cette initiative résultait ou non de dissensions au sein de la hiérarchie militaire, Moubarak bénéficiant sans doute d’appuis particuliers dans l’armée de l’air dont il est issu.
L’armée a donc nommé un gouvernement intérimaire dirigé par un civil, le Premier ministre Shafik, chargé d’organiser des élections « libres ». Mais derrière cette façade, on peut douter que les chefs militaires soient prêts à abandonner le pouvoir à un gouvernement issu des urnes qui ne défendrait pas intégralement leurs intérêts, en particulier leur mainmise sur une partie de l’économie et les privilèges considérables qui en découlent.
Cette armée est aujourd’hui très liée, et en grande partie soumise, aux États-Unis, qui la financent à hauteur de 1,3 milliard de dollars par an, forme ses cadres et l’équipe. Les pressions de Washington n’ont d’ailleurs pas été étrangères au lâchage rapide de Moubarak. L’armée devra donner des gages à l’impérialisme américain sur sa capacité à maintenir l’ordre aussi bien sur le plan intérieur que régional.
Course de vitesse
Une course de vitesse est donc engagée entre l’armée, qui entend rétablir l’ordre le plus rapidement possible, et les secteurs de la classe ouvrière et de la population qui cherchent à s’organiser pour faire valoir leurs droits et leurs intérêts. Si l’armée n’a pas réprimé la population au cours de ces derniers événements, elle ne s’est pas privée de le faire, parfois de façon sanglante, par le passé. Cela dès 1952, quand un tribunal militaire a condamné à mort deux dirigeants d’une grève des ouvriers du textile. Plus récemment, en août 2010, huit travailleurs de l’usine militaire 99 de Helwan, au sud du Caire, ont été condamnés à de lourdes peines de prison, toujours par un tribunal militaire, pour avoir dénoncé un accident du travail qui avait tué un ouvrier et blessé six de ses camarades.
Pour l’heure, l’armée a déjà appelé à cesser les grèves. Dans le contexte actuel, il lui est pour le moment plus difficile de réprimer les grèves et manifestations ouvrières – c’est davantage encore le cas pour la police. La situation pourrait cependant changer très vite si la répression était exercée au nom d’un gouvernement issu des urnes, donc présenté comme « démocratique » et « légitime ». D’autant que le large front qui s’est créé entre les différentes classes et couches de la population contre un dictateur unanimement haï va très vite se fissurer quand les travailleurs lutteront ouvertement pour leurs propres intérêts. Tous les privilégiés, petits et grands, souhaitent déjà, comme les militaires, un prompt rétablissement de l’ordre et… une reprise des affaires. Il est donc vital pour la classe ouvrière de se doter d’organisations capables de faire face à cette armée, qui restera toujours le principal outil de répression non seulement de la bourgeoisie égyptienne mais de l’impérialisme qui la finance. Pour cela, il faudra que la classe ouvrière, politiquement organisée, offre des perspectives à l’ensemble des classes populaires comme aux soldats qui en sont issus et n’ont sans doute pas envie de tirer sur leurs frères, comme certains l’ont montré récemment.
Le 28 février 2011
Georges RIVIERE
Mots-clés : Égypte | Révolutions arabes