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La Conspiration du Caire, film de Tarik Saleh

2022, 2 heures, en salle

26 novembre 2022 Article Culture

Un jeune pêcheur, Adam (très bien joué par le jeune acteur arabe israélien Tawfeek Bahrom), vit dans un petit village du delta du Nil. Il apprend qu’il a été choisi pour bénéficier d’une bourse afin de faire ses études à la prestigieuse université islamique al-Azhar du Caire, dont le grand imam est un des principaux personnages de l’islam sunnite (la branche majoritaire de l’islam).

L’arrivée d’Adam coïncide avec la mort du grand imam. Se prépare alors, par un collège d’enseignants de l’université islamique et en son sein, l’élection de son successeur, élection qui donne lieu à une lutte implacable : autour des religieux qui dirigent l’université islamique, l’État d’une part, les Frères musulmans de l’autre, cherchent à pousser leurs pions dans une guerre de l’ombre entre services secrets de l’État et groupes religieux non moins secrets.

Dans une guerre, il y a des morts. Au-delà des Frères musulmans, celle-ci oppose des forces rivales – les élites de l’État et celles de la religion – qui concourent malgré tout à maintenir un système oppressif vivant de l’exploitation et de l’oppression de dizaines de millions de pauvres, dans les villes comme dans les campagnes. Des pauvres qu’on ne fait que deviner au gré des rencontres entre Ibrahim, l’officier des services secrets (superbement incarné par l’acteur libano-suédois Fares Fares) et sa « taupe » au sein d’al-Azhar, Adam donc. On laisse alors le magnifique monument qui abrite l’université islamique pour circuler dans des rues aux immeubles délabrés, loin de l’agencement des belles places et des belles avenues.

Mais La Conspiration du Caire n’est pas un film social. Il s’intéresse aux relations entre l’État et les institutions religieuses. Précisément aux rivalités qu’elles créent et qui, dans leur forme actuelle, remontent aux années 1950, quand les jeunes militaires nationalistes incarnés par Nasser ont renversé la royauté et mis en place un régime bien vite devenu dictatorial (voir l’article ci-dessous consacré à ce sujet). Tarik Saleh ne nous offre donc pas une peinture de la société égyptienne mais met en scène le cynisme et la cruauté de ceux qui se disputent la moindre parcelle de pouvoir. Et il le fait fort bien.

Une critique au vitriol tant de la dictature que des religieux

On voit donc la hiérarchie religieuse de fait [1] et le régime d’al-Sissi s’affronter dans un combat de l’ombre. Mais tout ce monde sait qu’un équilibre doit être trouvé : comme le dit Adam, « si l’État et al-Azhar ne sont pas d’accord, ce n’est pas bon, c’est la guerre civile ».

Les protagonistes de ce jeu triangulaire – l’État, l’élite religieuse, les Frères musulmans –, ne valent pas mieux moralement les uns que les autres. Les services secrets n’hésitent devant aucune manipulation, aucun assassinat non plus – même si le colonel Ibrahim est capable de quelques états d’âme – afin de discréditer les candidats à la fonction de grand imam qui ne plaisent pas au régime. Et il faut bien dire qu’ils n’ont guère de mal à y parvenir, tant ceux-ci mènent une vie contraire à ce qu’ils préconisent. Quant aux organisations plus ou moins liées aux Frères musulmans, elles aussi pratiquent l’assassinat quand on se dresse en travers de leur chemin [2].

L’univers des services secrets est peuplé de brutes sans scrupule, avec un réseau d’indicateurs tissé à travers tout le pays et dans tous les milieux. Mais celui d’al-Azhar ne brille pas par sa finesse. Si certains enseignements portent sur des débats théologiques, c’est toujours la parole des maîtres qui se déverse sur des étudiants muets. Dont on entend pourtant la voix dans d’autres « cours », quand ils doivent ânonner tous ensemble de longs textes religieux.

Al-Azhar, c’est, dans un décor superbe, un univers étouffant. Car on ne sort pas de son plein gré de ses murs. Et le monde qu’on y côtoie est exclusivement masculin : dans tout le film, seules deux femmes font une courte apparition, preuve de la « débauche » d’un des candidats au poste de grand imam.

Jouet aux mains d’Ibrahim, le colonel des services secrets qui en a fait sa « taupe », le jeune Adam se retrouve donc dans un rôle d’agent double, et même triple, qu’on lui fait jouer, naviguant entre les services secrets, les groupes salafistes infiltrés à al-Azhar et la hiérarchie de l’université. Ibrahim laisse même entendre qu’il doit sa bourse au fait qu’on lui destinait ce rôle de taupe à jeter après usage… Mais Adam se révèlera moins naïf que le croyaient ceux qui pensaient le manipuler comme une marionnette. Jusqu’au bout, on ne saura pas s’il réussira à échapper aux griffes des sbires des services secrets ni à celles des intégristes islamiques.

Dans ces conditions, ne soyez pas surpris que le film n’ait pas été tourné en Égypte (il a été tourné en Turquie, la mosquée Süleymaniye d’Istanbul servant de cadre aux scènes se passant à l’intérieur d’al-Azhar) ni ne soit joué par des acteurs égyptiens ! Tarik Saleh avait d’ailleurs été prié de quitter l’Égypte avant même le tournage de son précédent film, Le Caire confidentiel [3]. Il avait la chance d’être né en Suède et de nationalité suédoise : il a donc pu partir. Ce n’est pas La Conspiration du Caire qui risque de lui rouvrir les portes du pays d’origine de son père. En revanche, la qualité du scénario a été récompensée au dernier Festival de Cannes. Une récompense tout à fait méritée.

Jean-Jacques Franquier

Petit florilège de prises de position du grand imam d’al-Azhar

Al-Azhar est connue dans le monde musulman pour ses prises de positions conservatrices.

En 2007, le grand imam d’alors, Mohammed Sayyed Tantaoui, proche de Moubarak, dénonçait la liberté d’expression et demandait que les journalistes soient sanctionnés. En 2017, l’actuel grand imam, Ahmed el-Tayeb, a réaffirmé que les apostats (ceux qui abandonnent l’islam) étaient punis de mort.

Plus récemment, à l’occasion de la décapitation de l’enseignant français Samuel Paty qui avait montré à ses élèves les caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo, il a certes condamné l’attentat mais affirmé : « Je confirme qu’insulter les religions et abuser des symboles sacrés au nom de la liberté d’expression est une forme d’ambiguïté intellectuelle et un appel à la haine. » D’ailleurs, au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty, al-Azhar avait bien condamné l’attentat, mais aussi plaidé pour l’instauration d’une législation mondiale contre le blasphème…

Dirigeants politiques, chefs religieux et organisations intégristes en Égypte : les liaisons dangereuses…

La Conspiration du Caire est une fiction. Le grand imam d’al-Azhar, Ahmed el-Tayeb, est bien vivant et il occupe ce poste depuis 2010, donc peu avant les révolutions du Printemps arabe et la chute de Moubarak. Mais, imaginer sa succession après son décès permet au réalisateur de dépeindre des relations entre les dirigeants de l’État égyptien et les religieux qui sont loin d’être le simple fruit de son imagination.

Ces relations sont évidemment complexes. On imagine en effet difficilement la dictature militaire au pouvoir en Égypte depuis 1952 (avec une courte éclipse au moment du Printemps arabe en 2011) ne pas chercher à interférer avec des chefs religieux dont le prestige va bien au-delà des frontières de l’Égypte : l’islam sunnite est très largement majoritaire dans le monde musulman et l’on fait souvent la comparaison entre al-Azhar et le Vatican de même qu’entre son grand imam et le pape. Or les chefs religieux d’al-Azhar maintiennent eux-mêmes un équilibre fragile entre les dirigeants de l’État et les organisations intégristes qui cherchent à « infiltrer » l’université – mais le film montre bien que cette « infiltration » est un secret de polichinelle, tous les dignitaires religieux connaissant sur le bout des doigts le Who’s Who d’al-Azhar !

Un siècle d’opposition entre militaires et Frères musulmans

La puissante organisation islamique des Frères musulmans est née en Égypte en 1928. Possédant une façade ouverte (quand elle n’est pas interdite) et un appareil militaire indépendant – sans doute une des raisons de l’hostilité des chefs de l’armée –, elle a essaimé dans tous les pays musulmans. Le Hamas ou al-Gama’a al-islamiyya en sont issus. Et la lutte qui oppose les Frères musulmans aux militaires au pouvoir en Égypte remonte à l’origine même de ce pouvoir.

L’Égypte de la première moitié du xxe siècle était un pays sous domination de l’impérialisme britannique, malgré une indépendance formelle en 1922. Le pays, qui avait connu une période de modernisation et d’industrialisation au xixe siècle sous la houlette de Méhémet Ali [4], avait vu son développement brisé par une intervention militaire conjointe de la Grande-Bretagne et de l’Autriche qui voulaient faire disparaître un concurrent potentiel. Malgré cela, l’Égypte était un pôle d’attraction dans le monde méditerranéen – qu’on songe que la première d’Aïda, l’opéra de Verdi qui se passe… dans l’Égypte antique, a eu lieu à l’opéra du Caire le 24 décembre 1871, construit pour l’occasion.

Mais cette situation de semi-colonie et de relative arriération imposée par l’impérialisme suscita la révolte chez les jeunes officiers de l’armée. Comme en Espagne ou au Portugal, l’armée était un des seuls débouchés possibles pour les couches supérieures de la petite bourgeoisie. En juillet 1952, un coup d’État militaire organisé par un « Mouvement des officiers libres » contraignit le roi Farouk à abdiquer. Un an plus tard, la fiction de la monarchie était balayée et la République instaurée.

Le Mouvement des officiers libres avait été créé par un jeune lieutenant-colonel, Gamal Abdel Nasser, mouvement qu’un général, Mohammed Naguib, avait accepté de cautionner auprès des dirigeants de l’armée et de la bourgeoisie égyptienne. Mais Nasser décida très vite de se débarrasser de Naguib, parce qu’il aurait été proche des Frères musulmans [5]. On ne sait pas s’il l’était réellement, et peu importe. Que ce soit ce prétexte que Nasser ait mis en avant illustre le fait que l’opposition entre militaires et Frères musulmans est quasiment constitutive de l’Égypte moderne.

Depuis les années 1960, avec Nasser, le jeu d’équilibriste du pouvoir avec les dirigeants d’al-Azhar

Durant toute la période où Nasser a dirigé l’Égypte d’une main de fer, les Frères musulmans ont été tenus à l’écart, voire réprimés. Mais, s’il avait écarté les organisations intégristes, Nasser ne pouvait ni se passer de l’influence des chefs religieux, et donc des dirigeants d’al-Azhar, ni accepter l’existence d’une autorité indépendante, d’un grand imam dont l’immense prestige pouvait être le creuset d’un contre-pouvoir. Nasser joua donc un jeu d’équilibriste : il concéda aux chefs d’al-Azhar l’intégration au sein de l’université islamique de l’université publique, mais, en contrepartie, imposa en 1961 que son grand imam soit désigné par le régime et non plus par ses pairs de l’université islamique. Une situation avantageuse pour al-Azhar contre une mise sous tutelle qui se prolongea avec les successeurs de Nasser, Sadate puis Moubarak.

Dans la foulée de 2011, la carte électorale des Frères musulmans et l’élection de Morsi en 2012, leur candidat

Le soulèvement contre Moubarak, en février 2011, a été l’occasion pour les chefs religieux de tenter de regagner le terrain perdu 50 ans plus tôt. Sur fond de manifestations et d’occupation permanente de la place Tahrir, au Caire, un pouvoir militaire provisoire se dépêcha d’utiliser le même expédient qui avait fait ses preuves partout où grondait la révolte : amener une révolution politique qui menaçait de s’approfondir sur un terrain purement électoral. Or, même si elle était totalement absente du Printemps arabe, hostile même, l’organisation des Frères musulmans était la seule force politique organisée au sortir du régime de Moubarak. Il était clair aux yeux de tous que le candidat des Frères musulmans risquait fort de remporter l’élection présidentielle.

Jusque-là, les dirigeants d’al-Azhar avaient essayé de se maintenir à égale distance des dirigeants de l’État et des organisations intégristes. L’arrivée au pouvoir de la principale de ces dernières risquait de chambouler ce fragile équilibre. Aussi le grand imam Ahmed el-Tayeb se dépêcha-t-il de faire signer par le pouvoir militaire provisoire un décret restituant à al-Azhar la désignation du grand imam. L’université islamique retrouvait ainsi son indépendance par rapport aux militaires, mais aussi se prémunissait contre les Frères musulmans, qu’il avait écartés des institutions d’al-Azhar.

De leur point de vue, il était temps : c’est effectivement le candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi, qui emporta les élections présidentielles de juin 2012. Mais, comme du temps de Nasser – et comme en Algérie avec le FIS –, la hiérarchie militaire ne voulait pas des Frères musulmans à la tête d’un État qu’ils souhaitaient moderne.

2013, dictature du général al-Sissi

Un an après son élection, Morsi était destitué et la dictature du général al-Sissi installée. La différence avec l’ère qui s’était terminée avec la chute de Moubarak est que al-Azhar avait retrouvé une certaine indépendance. Il est donc clair que le pouvoir politique allait chercher à retrouver un certain contrôle sur al-Azhar.

Le film de Tarik Saleh est donc une fiction, mais les rapports de force qu’il décrit dans le triangle que forment l’État, les chefs religieux d’al-Azhar et les organisations islamistes intégristes n’ont rien d’irréel.

J.-J. F.


[1Il n’y a théoriquement pas de hiérarchie religieuse dans l’islam sunnite, contrairement à la situation qui prévaut dans l’islam chiite. Mais, du fait de son prestige dans le monde musulman sunnite, le grand imam d’al-Azhar est souvent présenté comme l’équivalent du pape pour le catholicisme.

[2Une organisation née après que les Frères musulmans eurent publiquement renoncé à l’usage de la violence en 1970, al-Gama’a al-islamiyya, a, par exemple, assassiné en 1992 l’intellectuel égyptien, militant des droits de l’Homme, Farag Foda. Un assassinat qui a tout de même éclaboussé al-Azhar dont un groupe de religieux avait auparavant accusé Foda de blasphème. Les meurtriers de Foda se sont d’ailleurs réclamés devant les tribunaux de la fatwa d’al-Azhar tandis qu’un érudit de cette université a de fait justifié l’assassinat de Foda devant les mêmes tribunaux.

En 1992-1993, en l’espace de six mois, 202 personnes ont été assassinées en Égypte par des « agressions à caractère politique ».

[3Il s’agit d’un film policier sorti en 2017 et dont l’action se déroule en janvier 2011, donc quelques jours avant les premières manifestations de la place Tahrir par lesquelles le film s’achève. Plus social que La Conspiration du Caire – on y voit en particulier la façon dont sont traités les immigrés soudanais – mais toujours aussi politique, Le Caire confidentiel montre la corruption à tous les niveaux du régime de Moubarak et les liens entre les flics, la pègre, la Sûreté générale et les hommes politiques. Dans le rôle principal de l’officier de police Noureddine, Fares Fares (Ibrahim dans La Conspiration du Caire), est éblouissant ! Si vous en avez l’occasion (on trouve le film sur les plateformes de diffusion), n’hésitez pas !

[4 « En 1830, l’Égypte occupe le cinquième rang mondial pour les broches à filer le coton par tête d’habitant. » (Article de Wikipédia sur l’Égypte.)

[5Une situation somme toute similaire à celle qu’a connue le Portugal une vingtaine d’années plus tard lors de la Révolution des œillets et où le général Spinola avait été écarté après avoir servi de caution au Mouvement des forces armées dirigé par les « Capitaines » qui avait fait tomber la dictature de Caetano.

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