De la Mer Égée au Caucase, et de la Mer Noire à la Libye : la fuite en avant d’Erdogan

Dernier en date des coups d’éclats médiatiques du président turc Recep Tayyip Erdogan : retirer son pays de la Convention d’Istanbul, un traité européen signé il y a une dizaine d’années et censé protéger les femmes contre les violences, familiales ou autres.
Ce retrait a essentiellement une portée symbolique destiné à flatter dans le sens du poil les élites islamo-conservatrices et sa propre formation politique, le Parti de la justice et du développement (AKP), qui constituent l’épine dorsale du régime turc actuel, soutenu par le Parti d’action nationaliste (MHP) d’extrême droite et son groupe armé « Les loups gris ».
Dans la pratique, ce retrait ne devrait pas changer grand-chose, la police et les tribunaux se montrant généralement fort cléments à l’égard des hommes coupables de violences faites aux femmes. L’an dernier 400 d’entre elles ont perdu la vie aux mains de leur conjoint ou de leurs familles et on en dénombrait déjà 71 depuis le début de l‘année 2021. Une réalité qui existe aussi largement ailleurs.
La décision d’Erdogan a également été prise pour tenter de renforcer l’aura qu’il veut se forger auprès du monde musulman sunnite conservateur, cherchant à concurrencer sur ce terrain l‘Arabie Saoudite en se liant d’ailleurs étroitement à l’association des Frères musulmans. D’où sa récente décision de transformer en mosquée la basilique Sainte-Sophie d’Istanbul (devenue un musée depuis 1934) et sa volonté de rétablir le califat (une institution abolie en 1924 par le régime laïc de Mustapha Kemal Atatürk), une espèce de papauté islamique qui permet au « Calife » de s’immiscer dans les affaires religieuses de tous les pays musulmans sunnites et d’être leur guide… du moins en théorie.
Un régime de plus en plus autoritaire
À l’origine, Erdogan, d’abord comme Premier ministre de 2003 à 2014 puis comme président depuis cette date, était perçu par les Occidentaux comme un homme politique dont l’islam était parfaitement soluble dans un régime démocratique, une sorte de « démocrate-musulman », à la mode des « démocrates-chrétiens » de France ou d’Italie. Mais son régime est devenu de plus en plus autoritaire, muselant peu à peu toutes les oppositions (qu’elles viennent des Kurdes, des étudiants, des syndicats ouvriers ou des mouvements féministes) et profitant du coup d’état militaire manqué de 2016 pour jeter en prison des dizaines de milliers de personnes.
Mais la relative embellie économique que la Turquie avait connue pendant les premières années de sa présidence n’a guère duré. Aujourd’hui, l’économie est à l’arrêt, l’inflation galopante, la livre turque en chute libre, l’État en faillite. Sa popularité en a pris un sérieux coup auprès d’une population modeste qui a vu son niveau de vie reculer de façon spectaculaire et revenir à ce qu’il était il y a vingt ans. Et tous les sondages indiquent qu’il n’est plus guère soutenu que par un tiers de l’électorat. Aux dernières élections municipales de 2019, son parti a perdu les deux principales villes du pays, Istanbul et Ankara, alors même qu’il destituait à tours de bras les maires appartenant au Parti démocratique du peuple (HDP), pro-kurde.
Ce revers électoral l’a incité à poursuivre, voire à amplifier, une fuite en avant nationaliste, militaro-guerrière et expansionniste en promettant d’instaurer une nouvelle Turquie qui reprendrait à son compte l’héritage de l’Empire ottoman qui s’étendait sur trois continents, en Asie, en Afrique et en Europe balkanique. D’où ses gesticulations militaires au Sud-Caucase (où il a fourni une aide militaire à l’Azerbaïdjan dans sa récente guerre contre l’Arménie), en Méditerranée orientale (où ses bâtiments militaires entrent dans des eaux territoriales revendiquées par la Grèce ou Chypre sous le prétexte de recherches d’hydrocarbures et dans le but avoué de redessiner les zones d’influence) mais aussi au Moyen-Orient (en Syrie, ses troupes occupent toute une bande frontalière et interviennent contre les combattants kurdes, directement ou par le biais de miliciens islamistes) et en Afrique du Nord (où il appuie avec miliciens et missiles le gouvernement de Tripoli dans la guerre civile qui l’oppose à celui de Benghazi).
Les États-Unis et l’Union européenne font profil bas
Jusqu’à présent, ses incartades armées n’ont guère rencontré d’opposition sérieuse. En Turquie même, il a muselé et emprisonné beaucoup de monde et la principale formation d’opposition encore active, les kémalistes du Parti républicain du peuple (CHP), le critique sur les questions de laïcité mais le rejoint dans ses aventures militaires tant à l’intérieur, contre le peuple kurde, qu’à l’extérieur.
De leur côté les grandes puissances soit le soutiennent plus ou moins ouvertement (Chine, Russie), soit s’abstiennent de le critiquer trop durement. C’est le cas des États-Unis, qui ne veulent pas se fâcher avec un pays membre de l’OTAN qui représente, en effectifs, la deuxième armée de cette alliance militaire et qui, de plus, abrite aussi sur son sol de nombreuses bases américaines. Jusqu’à présent, les incartades d’Erdogan, qui s’est approvisionné auprès de la Russie en missiles sol-air S-400 ou a fait bombarder des conseillers militaires occidentaux qui soutenaient les Kurdes en Syrie, n’ont entraîné que des froncements de sourcils agacés de la part de Washington. Quant à l’Union européenne, depuis 2016, elle ne veut pas se mettre à dos un régime qu’elle paye pour bloquer à l’intérieur de ses frontières (notamment dans des camps) près de 4 millions de migrants dont beaucoup voudraient gagner l’Europe. Au-delà des gesticulations de Macron et de quelques sanctions symboliques, pas question donc de rompre avec Erdogan, malgré ses incursions et ses prospections répétées dans les eaux territoriales grecques ou chypriotes. Bref un petit monde hypocrite où chacun se tient par la barbichette.
Une situation dangereuse
Cependant la situation est lourde de dangers. Il est toujours possible en effet qu’une simple bravade militaire entraîne, par enchaînement, un conflit armé localisé ou une guerre à plus large échelle. Quant au nouvel empire ottoman rêvé par Erdogan, la mégalomanie des dictateurs vaut rarement prévision historique.
Jean Liévin
Mots-clés : Turquie