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Après « l’accord de paix » au Soudan

25 octobre 2020 Article Monde

Le 3 octobre dernier, à Djouba, capitale du Soudan du Sud, était signé un accord de paix entre le gouvernement de transition soudanais et plusieurs mouvements armés des régions périphériques et marginalisées [1], censé mettre fin à 17 ans de guerre, au Darfour notamment. Dernier accord en date du « processus de paix » engagé en août 2019 après la chute du régime d’Omar el-Béchir, puis la mise en place d’un gouvernement de transition.

Photo : sit-in des grévistes de Kenana, septembre 2020. Crédit : Sudan Labour Bulletin

Une paix bien fragile… si elle voit le jour

L’accord de paix prévoit une certaine intégration des mouvements rebelles au sein du gouvernement, des assemblées législatives et des forces armées. Mais s’il fait un peu de place à la mangeoire pour les chefs des groupes armés, rien ne dit que cela signifiera la fin des exactions. Le 25 juillet dernier, 60 villageois étaient encore massacrés par des milices Janjawid [2] au Darfour. La veille, 20 paysans avaient été tués, après avoir été autorisés à retourner sur leurs terres… dans le cadre du processus de paix. C’est la fin officielle d’une guerre coûtant cher à l’État, mais pas nécessairement celle des massacres. D’autant que tous les groupes armés n’ont pas signé l’accord.

Petits arrangements entre amis

Depuis le soulèvement populaire de 2018-2019, qui avait entraîné la chute du dictateur Omar el-Béchir, puis la reprise en main par l’armée et les milices avec le massacre des manifestants le 3 juin 2019 [3], un pouvoir dit « hybride » – moitié civil, moitié militaire – dirige le pays, officiellement pour une durée de 3 ans. La direction du Conseil de souveraineté est ainsi partagée entre un président issu de l’armée régulière, le général al-Burhane, et un vice-président, le général Hemetti, issu des milices Janjawid et lié à ses bailleurs de fonds saoudiens et émiratis. À leurs côté, le Premier ministre, Abdallah Hamdok, est un ancien haut-fonctionnaire international. Présenté comme issu des rangs de l’opposition, il s’était pourtant vu proposer le poste de ministre des Finances par el-Béchir en 2018. Si quelques nouvelles têtes venues de l’opposition ont accédé au pouvoir, beaucoup des « nouveaux » dirigeants sont donc issus du sérail. Aucun en tout cas qui se préoccupe des intérêts des classes populaires, bien au contraire.

Désastre économique et sanitaire pour la population

Pour la population, rien n’est réglé. En juin, l’inflation a battu un record : + 136 % sur un an. C’est pourtant la hausse des prix qui avait déclenché la colère à plusieurs reprises : en 2016, des manifestations avaient éclaté contre la hausse du prix du carburant, et en 2018, le soulèvement avait pour origine la hausse du prix du pain. Mais pour s’attirer les faveurs du FMI, le gouvernement de transition a supprimé les subventions sur le carburant et multiplié par deux le prix du pain.

Sur le plan sanitaire, en plus de la Covid-19, le Soudan fait face au chikungunya, à une résurgence de la polio et à une épidémie de paludisme. Cet été, près de 10 millions de Soudanais avaient besoin d’une aide alimentaire d’urgence. Pour ne rien arranger, en septembre, les pires inondations de l’histoire du pays ont fait au moins 102 morts, affecté 3 millions de personnes, détruit 100 000 maisons, inondé 2 millions d’hectares de terres agricoles et tué 100 000 têtes de bétail.

Les puissances impérialistes aux commandes

Face à cette situation désastreuse, le gouvernement de transition n’a qu’un objectif : rentrer dans le giron de l’impérialisme en espérant obtenir des aides… qu’il pourra se mettre dans la poche. De son côté, le gouvernement américain maintient la pression pour imposer ses conditions. Depuis la chute d’el-Béchir, il a ouvert une ambassade à Khartoum, mais le pays figure toujours sur la liste des « États soutenant le terrorisme ». « L’aide internationale », et notamment les prêts du FMI, ou le rééchelonnement de sa dette, restent pour le moment bloqués pour ce pays très pauvre. Les États-Unis exigent des indemnités pour des victimes américaines d’attentats : 335 millions d’euros, soit plus de 9 milliards de rations de pain au tarif soudanais. Surtout, ils font pression pour que le Soudan, État membre de la Ligue arabe, établisse des relations diplomatiques avec Israël [4], à la suite des Émirats et de Bahreïn. Le gouvernement soudanais a promis de s’exécuter sur les deux volets. La somme serait déjà réunie pour l’indemnisation des victimes et, après plusieurs mois de tractations, Donald Trump a pu mettre en scène la « normalisation » des relations avec Israël en invitant la presse, vendredi 23 octobre, à assister à un échange téléphonique avec Nétanyahou et les chefs du gouvernement de transition, Hamdok et al-Burhane. Trump pouvant alors annoncer le déclenchement de la procédure de retrait du Soudan de la liste des États soutenant le terrorisme.

Si les États-Unis sont à la manœuvre actuellement, l’impérialisme français n’est pas en reste. Il est présent de longue date dans le pays, comme en témoigne l’information judiciaire en cours contre BNP Paribas pour sa complicité avec le régime d’el-Béchir. La banque, déjà condamnée aux États-Unis, où elle a reconnu les faits, pour avoir aidé le régime à contourner l’embargo américain, est maintenant poursuivie en France pour « complicité de crimes contre l’humanité, de génocide, d’actes de torture et de barbarie ».

La mobilisation continue, l’armée veille au grain

Bien que très affaibli après l’écrasement du sit-in de Khartoum en 2019 et la mise en place du pouvoir de transition, le soulèvement soudanais n’a pas dit son dernier mot. Des manifestations ont eu lieu tout l’été dans le pays, affrontant parfois les balles, avec pour point culminant l’anniversaire du pouvoir de transition, le 30 juin. En septembre, les ouvriers de la raffinerie de sucre de Kenana (État du Nil blanc) ont obtenu une victoire après 33 jours de grève et de sit-in : notamment la reconnaissance de la nouvelle direction élue du syndicat, en remplacement de l’ancienne liée au régime d’el-Béchir, et la réembauche des 34 travailleurs licenciés pour leur participation au soulèvement en 2018-2019. Le plus marquant reste la persistance des comités de résistance, ces organisations de base, principalement composées de jeunes, qui ont fait face au coup de force militaire de juin 2019. Ces comités seraient ainsi près de quatre-vingt à Khartoum nord, regroupant chacun plusieurs centaines de membres [5]. Leurs activités vont des services municipaux, notamment la distribution alimentaire, à l’organisation de manifestations. Malgré la répression qui s’abat, le gouvernement n’est pas parvenu à les écraser. L’idée serait donc de leur donner un statut formel, pour les intégrer au régime et étouffer leur dimension contestataire. L’alliance des militaires et des milices sanguinaires de Hemetti à la tête de l’État (et dans la rue !) sont la garantie la plus sûre offerte à l’impérialisme pour continuer d’écraser ce pays.

Sylvie Klopf


[1Le Darfour à l’ouest, les États du Kordofan du Sud et du Nil bleu au sud, mais aussi la façade maritime à l’est.

[2Les milices Janjawid ont été créées sous le régime d’Omar el-Béchir et ont commis nombre de massacres et d’exactions au Darfour. Les populations ont dû fuir leurs villages et se retrouvent dans d’immenses camps de réfugiés, qui sont devenus les « grandes villes » du Darfour, quand elles n’ont pas fui à l’étranger. Depuis, ces miliciens Janjawid ont été encore plus intégrés à l’appareil d’État, en rejoignant les forces de soutien rapide (paramilitaires), qui ont notamment été envoyées combattre au Yémen pour soutenir leurs bailleurs de fonds émiratis. Ces milices ont aussi reçu le financement de l’Union européenne, afin de refouler (et bien pire que cela) les migrants qui passent dans les zones qu’elles contrôlent. Ce sont ces paramilitaires qui ont été le fer de lance de la répression sanglante du soulèvement à partir du 3 juin 2019.

[3À lire, deux précédents articles sur le site de Convergences Révolutionnaires : « Soudan : « La révolution est le choix du peuple » » et « La révolution soudanaise confrontée à la contre-révolution », parus dans les n° 126 et 127 de la revue.

[4Conséquence probable pour les demandeurs d’asile soudanais en Israël : l’expulsion.

[5Gilbert Achcar, « Où va la "révolution de décembre" au Soudan ? », Le Monde Diplomatique, mai 2020.

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