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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 126, mai 2019

Soudan : « La révolution est le choix du peuple »

14 mai 2019 Convergences Monde

La place ne désemplit pas. De toutes les régions du pays, les manifestants arrivent au sit-in devant le QG de l’armée à Khartoum, la capitale, par tous les moyens. Énorme scène de liesse quand le train d’Atbara, le centre ouvrier du pays et ville à l’origine de la révolte, est arrivé à Khartoum, le 23 avril dernier.

Le 6 avril à l’appel de l’Association des professionnels soudanais (APS [1]), le sit-in devant le QG de l’armée a pris une ampleur toute particulière. C’est ici que l’armée a commencé à se désagréger, des soldats prenant parti pour les manifestants et les protégeant, notamment en faisant face aux forces des services secrets. Afin de sauver son régime, l’armée avait consenti à déposer le dictateur Omar El-Béchir le 11 avril, puis avait tenté d’imposer un couvre-feu et une transition militaire de deux ans sous les auspices du lieutenant général Ahmed Awad Ibn Auf, ministre de la défense et criminel de guerre au Darfour. La poursuite du sit-in était alors une réponse au couvre-feu et revendiquait un gouvernement civil. Awad Ibn Auf tint une journée, mais le pouvoir militaire demeurait. Le lieutenant général Abdelfattah Abderrahmane Al-Burhan le remplace désormais à la tête du Conseil militaire de transition (CMT).

Si des soldats ont commencé à fraterniser avec les manifestants, l’ambiance n’est pas à la fraternisation avec l’ensemble de l’armée. « Œil pour œil, dent pour dent » ont scandé les manifestants en face du QG de l’armée, en référence aux victimes de la répression : au moins 100 morts depuis le début du mouvement en décembre dernier, sans compter les disparus.

Alors la pression sur l’armée continue. L’APS appelle à une « marche d’un million » devant le QG de l’armée le 25 avril.

C’est désormais toute une vie sociale qui naît sur la place du sit-in. On discute, on chante, on danse, on partage des livres. On organise des tournois de foot. Les murs du complexe militaire sont décorés de graffitis. On projette en plein air le film La prison de Kejer sur la répression, en face du siège des responsables de cette répression.

Aux origines du soulèvement, une explosion sociale

Ce soulèvement n’arrive pas de nulle part, il est le produit de plusieurs années de crise économique et politique et de plusieurs révoltes avortées.

Omar El-Béchir arrive au pouvoir en 1989 par un coup d’État, en s’appuyant sur l’armée et les Frères musulmans. Bien que prétendument « mis au ban de la communauté internationale » en raison des crimes contre l’humanité commis au Darfour et du soutien aux mouvements djihadistes, il parvient à se maintenir au pouvoir en jouant sur la concurrence que se livrent les différentes puissances impérialistes et régionales dans la région.

En 2011, le Soudan passe globalement à côté des révolutions arabes, même si les manifestations commencent en décembre 2011. C’est l’année de la partition du pays, les trois quarts des ressources pétrolières se trouvant au sud. Les ingrédients qui mènent à la situation actuelle se mettent en place : perte des ressources pétrolières, baisse des cours du pétrole, pénurie de devises, faibles rendements agricoles dus à la grande propriété foncière latifundiaire partagée entre hauts gradés de l’armée, politique d’austérité, avec un budget national consacré à 80 % à l’armée et à la police.

En 2013, le gouvernement annonce la fin des subventions sur les carburants. Début des manifestations insurrectionnelles contre la vie chère puis contre le régime, qui se concentrent alors surtout dans les grandes villes. La répression fait plus de 200 morts.

Fin 2016, de nouvelles manifestations éclatent contre la hausse de 30 % du prix du carburant. Les slogans ciblent d’emblée le régime, les manifestations touchent toutes les villes du pays. Il y a une première grève générale de trois jours fin novembre. Puis un appel le 19 décembre. La dictature parvient à juguler la révolte par des arrestations massives et en intimidant les ouvriers pour qu’ils ne participent pas à la grève. De nombreux exilés soudanais en Europe ont fui la répression de ces révoltes.

En 2018, le prix du pain est multiplié par trois, voire par cinq dans certaines régions. Il y a des pénuries alimentaires. Les queues se forment devant les boulangeries, sans garantie d’obtenir de quoi nourrir sa famille. Le gouvernement avait suivi les préconisations du FMI en dévaluant la monnaie. Par ailleurs, Omar El-Béchir avait déjà annoncé qu’il se représenterait en 2020.

À la suite des étudiants, la population d’Atbara manifeste contre la hausse des prix le 19 décembre. Atbara est un nœud ferroviaire, la « ville du fer et du feu », berceau du syndicalisme au Soudan, à la réputation de « bastion » du Parti communiste. Les slogans ciblent d’emblée le régime, le siège du parti au pouvoir est incendié.

C’est une véritable explosion sociale. Les manifestations touchent tout le pays et s’en prennent aux symboles du pouvoir. Même le cortège présidentiel est pris à partie. La répression fait 37 morts en cinq jours, en plus des arrestations massives. Le 9 janvier, les forces de répression entrent et tirent dans les hôpitaux d’Omdourman, la ville la plus peuplée, ils tabassent et arrêtent les médecins.

L’opposition se met en ordre de bataille

L’APS structure la contestation. Le Soudan, malgré une classe ouvrière industrielle numériquement faible, a une ancienne tradition syndicale, datant de la période coloniale. Mais ce syndicalisme est en ruines. L’APS est formée clandestinement en 2014, et organise surtout l’intelligentsia (médecins, enseignants, etc.). Elle porte depuis le début des revendications sur le salaire minimum. Ce dernier est de 423 livres soudanaises par mois (8 euros au cours actuel). Soit 20 fois moins de qu’il faudrait à une famille pour survivre selon les calculs de l’APS, réalisés avant la vague d’inflation actuelle. Le 1er janvier 2019, l’APS initie les Forces de la déclaration de la liberté et du changement (FDLC), une coalition de mouvements d’opposition qui se sont mis d’accord sur le plus petit dénominateur commun : la chute du régime et la formation d’un gouvernement de transition, censé résoudre les problèmes urgents de la population. Les FDLC fournissent un programme hebdomadaire de mobilisation, avec des initiatives nationales quotidiennes, et donnent des instructions pratiques, ce qui a renforcé leur crédit comme direction du mouvement.

Cette coalition regroupe notamment le PC et le parti islamiste Oumma, dirigé par l’ancien Premier ministre et héritier d’une lignée de propriétaires terriens Sadiq al-Mahdi, qui était l’ancienne « carte » du colonialisme britannique avant l’indépendance. Le régime n’est d’ailleurs pas pour rien dans la mise en avant de Sadiq al-Mahdi, lui permettant de rentrer d’exil en abandonnant les charges contre lui. Lors de son premier discours de retour d’exil en décembre, il n’a même pas appelé à amplifier la mobilisation, ce qui a mis en colère jusqu’aux membres d’Oumma.

L’arme de la grève et l’état d’urgence

Ce sont les médecins et les pharmaciens qui ont commencé à utiliser l’arme de la grève, ne traitant que les cas d’urgence pour les premiers (malheureusement très nombreux à cause de la répression), et ce dès décembre 2018. Après une première grève en janvier, les travailleurs portuaires de Port-Soudan se mettent en grève illimitée contre la privatisation le 18 février. Le commerce international du pays, et surtout l’exportation de pétrole, sont gravement perturbés. L’état d’urgence est déclaré le 22 février.

En pratique, les forces de répression obtiennent tous les droits, peuvent entrer dans n’importe quel domicile, arrêter qui elles veulent, etc. Des tribunaux d’exception sont mis en place. Mais cela ne suffit pas à intimider les manifestants, le mouvement prend même de l’ampleur. À l’appel de l’APS et des FDLC a lieu une grève générale de 24 heures le 5 mars. Les rues sont vides.

« Nous sommes tous Darfouris », « Nous sommes tous des femmes »

Signe de la profondeur du mouvement, sa solidarité avec la population du Darfour et la place des femmes. Les femmes, qui avaient déjà joué un rôle particulier lors des révoltes précédentes, sont en première ligne. Elles seraient majoritaires au sit-in. Le viol de cinq femmes dans un camp de réfugiés au Darfour entraîne des manifestations massives le 15 février. Les manifestations du 7 mars sont dédiées aux femmes et à leurs revendications. En particulier, elles s’opposent à la loi d’ordre public du régime islamiste, une loi de ségrégation sexuelle donnant tous les pouvoirs à la police, sur le modèle saoudien.

Négociations au sommet

À l’heure où ces lignes sont écrites, le CMT et les FDLC viennent d’annoncer un accord pour la mise en place d’une autorité de transition mi-civile mi-militaire. Pas sûr que cela suffira à satisfaire les manifestants, après tant de sacrifices ! Surtout, rien n’est dit sur les besoins essentiels de la population qui ont déclenché le soulèvement. Le pain et la liberté sont encore à arracher. 

28 avril 2019, Bilal Malik


Le Parti communiste soudanais

Le PCS est issu de la politisation d’étudiants soudanais au Caire, au contact des communistes égyptiens, en 1944. Il garde d’ailleurs toujours des liens privilégiés avec le PC égyptien. Le PCS fait de rapides progrès et devient le parti communiste le plus puissant du monde arabe, avec le PC irakien, dans les années 1950-60. Le courage et les sacrifices consentis par ses militants lui confèrent une grande popularité. Dans le reste du monde arabe, la prétendue « chute du communisme » a coïncidé avec la montée de l’islamisme. Au Soudan, les islamistes étaient déjà au pouvoir après le coup d’État de 1989, le PC gardant une image d’opposant principal à la dictature islamiste.

Comme dans le reste du monde arabe, la politique de l’URSS, qui consistait à soutenir des régimes militaires pour les rapprocher du prétendu « camp socialiste », s’est avérée calamiteuse.

Malgré la faiblesse numérique de la classe ouvrière industrielle soudanaise, le PC était parvenu à s’y implanter rapidement. Il construisit les syndicats, d’abord chez les cheminots, puis dans tous les secteurs. La Fédération syndicale des travailleurs soudanais comptait 180 000 syndiqués à sa fondation en 1949, sous la colonisation. Une législation ouvrière, incluant le droit de grève et d’association, fut obtenue après la grève générale de 1950. Par la suite, le PC a mené des luttes dans la paysannerie, s’est développé parmi les étudiants et même dans l’armée.

Le PC a soutenu le coup d’État du colonel Nimeiry en 1969, ce dernier instaura une dictature. Bien que des militaires du PC soient au gouvernement, Nimeiry se retourne contre le PC et les syndicats. Le PC tenta un coup d’État en 1971, ce fut un échec. La répression se déchaina contre les communistes.

L’affaiblissement des liens entre le PC et l’URSS puis la disparition de cette dernière en 1991 n’ont bien entendu pas donné une boussole de classe au PCS. Il a multiplié les alliances avec des forces politiques très éloignées des intérêts des ouvriers et des paysans, comme le parti islamiste Oumma ou encore avec le parti d’Hassan al-Tourabi, l’ancien « parrain » frère musulman d’Omar El-Béchir, qui a fini par se brouiller avec lui.

Le renouveau du communisme dans le monde arabe, en Afrique et dans le monde, se fera sur la base de l’initiative des masses et de l’internationalisme prolétarien, et non sur des combinaisons politiciennes et diplomatiques qui aboutissent à livrer les classes populaires à leurs exploiteurs et à leurs bourreaux.

B.M.


Aux confins de la Françafrique

Le Soudan ne fait pas partie de l’ancien empire colonial français, mais cela n’empêche pas la France de tenter de tirer son épingle du jeu des intérêts impérialistes au Soudan. Si la Chine, par exemple, est décomplexée dans ses liens avec le Soudan, un certain nombre de puissances ont affiché des raisons officielles d’être en froid avec Omar El-Béchir : génocide au Darfour qui lui vaut un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale, ex-parrain de l’islamisme radical, liens avec les Frères musulmans, etc. Mais toutes ces puissances craignent avant tout la contagion révolutionnaire et comptent sur le régime militaire du moment dans leur dispositif de maintien de l’ordre impérialiste dans la région.

L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis tentent actuellement de crédibiliser le régime militaire, qui a d’ailleurs un contingent au Yémen à leurs côtés, en lui promettant trois milliards de dollars.

La France, en tant que « gendarme » d’un Sahel où les États se désagrègent, veut elle aussi jouer sa carte.

Avant la partition du pays en 2011, les ressources pétrolières du Soudan attiraient la convoitise. Total n’avait attendu que 12 jours après l’accord de paix avec la rébellion du sud en 2005 pour s’installer au sud du pays. Alstom est aussi présent en fournissant des turbines pour les barrages hydroélectriques comme à Merowe, à 350 km au nord de Khartoum, en fermant les yeux sur l’expulsion brutale de 50 000 personnes, des paysans qui ne retrouveront pas de terre.

Par ailleurs, la France s’est distinguée par une rencontre entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays le 22 février dernier, premier jour de l’état d’urgence, pour parler… immigration clandestine.


[1Cet article utilise les sigles des traductions françaises.

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