Aller au contenu de la page

Attention : Votre navigateur web est trop ancien pour afficher correctement ce site internet.

Nous vous recommandons une mise à niveau ou d'utiliser un autre navigateur.

Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 127, juin-juillet-août 2019

La révolution soudanaise confrontée à la contre-révolution

15 juin 2019 Convergences Monde

En ce lundi 3 juin, le drame qui était en train de se nouer, et dont l’article ci-joint décrit la préparation, est entré dans son premier acte : les forces de répression (police, armée, paramilitaires, principalement ces derniers) ont attaqué et dispersé le sit-in de Khartoum, faisant de nombreux morts et blessés. Idem dans d’autres villes. La capitale est en état d’occupation militaire. Coups de feu, arrestations, passages à tabac un peu partout. Contrairement à ce qui s’était produit en avril, aucun soldat ne semble avoir pris la défense des révolutionnaires. Et ce sont en premier lieu des milices spéciales, les Rapid Support Forces (RSF) qui ont lancé l’assaut contre le sit-in. Certains quartiers sont couverts de barricades pour résister à l’armée. L’APS, après avoir appelé au calme la semaine dernière et avoir fait démanteler les barricades qui protégeaient le sit-in de Khartoum, appelle désormais à « la grève et la désobéissance civile totale et indéfinie à compter d’aujourd’hui » et les FDLC à des « marches pacifiques et des cortèges dans les quartiers, les villes, les villages ». Désobéissance civile, marches pacifiques… face à l’épreuve de force ? Plus que jamais, l’alternative est entre révolution et contre-révolution. Seul un immense sursaut populaire – ce qui n’est pas exclu – pourrait encore sauver la révolution.

Voilà où mène la politique du statu quo, de la négociation et des petits pas prônée par les « démocrates » à la tête du soulèvement. Le slogan « Silmiya ! » n’est plus de mise, c’est le moins qu’on puisse dire. Après l’euphorie des premiers jours, où tout le monde est un peu « révolutionnaire », le camp contre-révolutionnaire a fini par se consolider autour de la bourgeoisie, de l’impérialisme et de la bureaucratie militaire pour passer à l’offensive et tenter de rétablir la dictature militaire. Aucun statu quo n’est tenable avec ce camp contre-révolutionnaire, soutenu de fait par l’impérialisme.

3 juin 2019


L’évolution des évènements au Soudan

Avril, mai : la pression populaire s’accroît

Depuis la chute du dictateur Omar el-Bechir, le 11 avril dernier, les tractations vont bon train entre le régime militaire qui avait pris les rênes du pouvoir et l’opposition. Mais elles n’entament pas la détermination des manifestants. D’un côté, le CMT, les hauts-gradés de l’armée qui sont au pouvoir depuis la chute du dictateur Omar El-Béchir le 11 avril dernier. De l’autre côté, les Forces de la déclaration de la liberté et du changement, la coalition de l’opposition, emmenée par l’APS, le syndicat de la « classe moyenne éduquée » (médecins, avocats, profs, etc.). Ils discutent de la mise en place d’un gouvernement de transition mi-civil mi-militaire, et sont en désaccord sur la composition. Mais le mot d’ordre du mouvement reste « Madaniya !  » (« [Gouvernement] civil ! »), formule imparfaite exprimant la volonté de déraciner le régime.

Le sit-in devant le QG de l’armée à Khartoum se poursuit. Ce demi-million de manifestants est très bien organisé : repas gratuits, fouilles à l’entrée, débats, etc. C’est toute une vie sociale qui est née sur cette place.

Depuis l’ouverture des négociations, d’autres sit-in sont apparus dans les villes plus petites, devant des bâtiments militaires, demandant l’épuration des éléments ayant participé à la répression.

Des grèves ont aussi éclaté dès début mai, à Port-Soudan (minoterie), Atbara (raffinerie de sucre) et Khartoum (office d’électricité, banque) ; alliant mots d’ordres politiques, demandes d’épuration de l’encadrement et constitution de nouveaux syndicats.

Le mouvement gréviste a culminé avec la grève générale des 28 et 29 mai derniers à l’appel de l’APS, pour demander un gouvernement civil. La capitale Khartoum étant totalement à l’arrêt économiquement, ainsi que tous les secteurs stratégiques : pétrole, installations portuaires, aviation, banques, etc. Mais cette grève générale est conçue du côté des organisateurs du mouvement que comme une opération de « désobéissance civile ».

Des barricades ont aussi été érigées en plusieurs vagues, dans le but de protéger les sit-in des forces de répression.

La pression militaire aussi

Car la contre-révolution relève la tête et s’organise. Les négociations entre l’opposition et l’armée n’ont été qu’un moyen pour le régime de gagner du temps, avec les buts suivants :

  • user le soulèvement, ce qui n’a pas marché ;
  • réorganiser les forces de répression et les forces contre-révolutionnaires afin qu’elles soient capables d’écraser le soulèvement, ce qui est en train de se faire.

Omar El-Béchir, qui a résisté à près de quatre mois de manifestations, a été déposé par l’armée pour une raison précise : les soldats présents au sit-in devant le QG de l’armée commençaient à passer du côté du soulèvement, s’opposant aux forces de répression des services de renseignement (un État dans l’État). L’état-major militaire ne disposant probablement plus de troupes suffisamment sûres pour écraser le soulèvement a cherché à gagner du temps.

Et c’est plutôt le positionnement des RSF (Rapid Support Forces, troupes paramilitaires) qui était devenues l’option de choix pour débuter la répression de masse. Ces paramilitaires sont la version officialisée et régulière des milices Janjawid qui sèment la mort au Darfour. Ils sont des dizaines de milliers, positionnés au Darfour, à Khartoum, et aussi présents au Yémen aux côtés de l’armée saoudienne (dont 40 % d’enfants d’après le New York Times du 28 décembre dernier). Ils sont commandés par Hemedti, numéro deux et nouvel homme fort du Conseil militaire de transition.

Hemedti est allé prêter allégeance au prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane, l’assurant du maintien du contingent soudanais au Yémen et obtenant en retour un demi-milliard de dollars pour la banque centrale soudanaise. Le discours de Hemedti est lourd de menaces contre les manifestants, avec un message clair : ceux qui ne pas prêts à risquer leur vie doivent s’écarter de notre chemin, comme une dernière tentative d’affaiblir le mouvement avant de l’écraser. L’ambassadeur américain, après s’être montré sur le sit-in, a dîné avec ce criminel de guerre. Les États-Unis laissent l’Arabie saoudite agir, et prévoient de laisser le soulèvement se faire écraser, quitte à verser quelques larmes de crocodile par la suite.

Plus que les discours de Hemedti, c’est l’action des RSF qui est lourde de menaces. Le 13 mai dernier, elles avaient tué six personnes sur les barricades à Khartoum. La réaction immédiate a été la généralisation des barricades. Fait significatif, l’opposition n’a même pas suspendu les tractations avec l’armée. Pire, c’est l’armée qui s’est permis de suspendre les négociations, demandant la levée des barricades et la libération des voies de chemin de fer occupées par les manifestants ! Cet évènement a permis de mesurer, pour ceux qui en douteraient, que l’armée prendrait de toute façon fait et cause pour les paramilitaires de Hemedti.

Après la grève générale des 28 et 29 mai, la menace s’est précisée. Au deuxième jour de la grève, un soldat a ouvert le feu et tué une vendeuse de thé rue du Nil, près de la place du sit-in. Alors que les manifestants commençaient à s’en prendre à l’armée, l’APS a appelé au calme. Le lendemain, sur la même rue, les RSF ont commencé à fouetter des manifestants, puis tué un manifestant dans l’affrontement qui a suivi. La réaction de l’APS est d’appeler l’armée à « respecter le droit des citoyens soudanais à la liberté d’expression et de réunion ». Vœu pieux ! Désormais, la place du sit-in est encerclée par les forces armées et paramilitaires.

Révolution ou contre-révolution

La direction du soulèvement, si elle a été reconnue comme telle jusque là, ne prépare absolument pas le peuple à un affrontement avec le régime, que ce dernier cherche à provoquer. Ils espèrent pouvoir éviter l’affrontement coûte que coûte, et livrent de fait les clés de la situation au régime lui-même.

Au sein de l’opposition, les forces les plus liées aux classes dominantes, comme le vieux routier de la politique Sadiq al-Mahdi, se sont opposées à la grève générale. De l’autre côté du spectre, le Parti communiste a critiqué dès le début les termes de la négociation avec l’armée mais n’a tout simplement proposé aucune autre perspective et a lui-même participé aux négociations. Les syndicalistes de l’APS, issus de l’intelligentsia, ayant commencé par défendre des revendications sociales puis démocratiques, sont social-démocrates, quasiment au sens strict et historique du terme. De fait, leur politique consiste à maintenir un statu quo qui bénéficie aux militaires. Rashid Saeed Yacoub, de l’APS, explique au Monde (20 mai dernier) : « Pour écraser le sit-in, les militaires devraient tuer un nombre important de gens, ce n’est plus possible. C’est la raison pour laquelle il faut trouver un accord », avant de conclure « On a donc décidé de diminuer le nombre de nos barricades. En trois heures, tout était démantelé sur [la rue du Nil]. » Une politique suicidaire. Les enfants des rues venant des régions en guerre (Darfour, Kordofan du sud, Nil bleu) sont infiniment plus éduqués que tous les médecins et les profs de Khartoum. Ils ont appris dans leur chair la barbarie d’un régime prêt au bain de sang pour se maintenir au pouvoir.

Pour l’heure, on scande « Silmiya ! Silmiya ! » (« Pacifique ! Pacifique ! ») d’Alger à Khartoum. On a même pu voir des manifestants de Khartoum crier « Silmiya ! » en jetant des pierres sur des militaires, avant de se faire tirer dessus.

Les travailleurs et les masses pauvres ont montré leur capacité d’organisation dans les grèves, les sit-in et sur les barricades. Le soulèvement soudanais est massif et déterminé. La direction du mouvement, qui s’accroche à un statu quo impossible à maintenir, l’est bien moins. Là est le danger. La tâche du moment aurait été non pas d’amadouer l’État-major, mais, entre autres, de tenter de détruire l’armée en faisant passer les soldats du côté du soulèvement avec leurs armes.

Bilal Malik, le 1er juin 2019


Glossaire des sigles de forces militaires, politiques et syndicales

  • APS : Association des professionnels soudanais, syndicat.
  • CMT : Conseil militaire de transition, au pouvoir.
  • FDLC : Forces de la déclaration de la liberté et du changement, coalition de l’opposition.
  • RSF : Rapid Support Forces, paramilitaires.

Mots-clés :

Imprimer Imprimer cet article