Depuis l’interdiction qui lui est faite de réaliser des films, Panahi a pris l’habitude de se filmer lui-même avec les moyens du bord dans la posture du réalisateur qui ausculte la société iranienne. Dans Taxi Téhéran (2015), sous le regard amusé du spectateur, il se faisait passer pour un chauffeur et donnait ainsi à entendre, loin des oreilles du régime, les réflexions politiques de ses passagers aux profils assez variés. Mais ici la fiction se confond plus que jamais avec le réel, comme le signale d’emblée le premier plan-séquence. On y voit un couple iranien en exil qui cherche à rejoindre la France, mais progressivement un zoom arrière de la caméra montre le réalisateur derrière son ordinateur en train de superviser son prochain film tourné en Turquie, alors que lui est coincé à l’intérieur des frontières de l’Iran. Le trouble ne s’arrête pas là puisque ce couple d’acteurs joue en réalité son propre rôle : tous deux cherchent réellement à fuir. Dans le village qui l’accueille tout près de la frontière turque, le personnage du réalisateur joue aussi le sien : persona non grata du régime, Panahi n’a ni le droit de filmer en Iran, ni le droit d’en franchir les frontières.
Le film suit son quotidien d’artiste exilé dans ce village reculé, spectateur mal à l’aise des us et coutumes rétrogrades dont la jeunesse surtout fait les frais. C’est un lieu à la fois hospitalier en raison de la grande solidarité qui y règne et inhospitalier, car ici aussi ses images vont créer le scandale. En effet, il photographie un jeune couple amoureux alors que la femme est promise à un autre en vertu d’une tradition du village. Tous les patriarches finissent par défiler dans sa chambre, à un, puis trois, puis douze, pour demander la précieuse preuve de la tromperie. Une « solution » commence à s’imposer pour le couple : la fuite.
Le réalisateur se trouve alors engagé dans les destins parallèles de deux couples qui subissent la violence de lois autoritaires et plus encore celles des frontières meurtrières. Seraient-ce les superstitions et la peur des ours qui empêchent la révolte ? Au fil de ce qui devient un thriller, Panahi filme sa propre impuissance à changer le cours des choses, comme si le cinéma ne suffisait pas face à un réel trop violent, qui finit par déborder les images. Jusqu’à la toute fin, on le voit fuir les autorités.
Dramatique ironie du sort : le 11 juillet dernier, alors qu’il manifestait devant la prison politique d’Evin pour dénoncer la détention d’autres réalisateurs iraniens, comme Mohamad Rasoulof qui a signé l’excellent Le Diable n’existe pas, Panahi est à son tour arrêté. Il reste emprisonné à ce jour pour « propagande contre le régime »… jusqu’à sa libération prochaine grâce au processus révolutionnaire en cours ? La situation actuelle en Iran est certainement plus encourageante que le film de Panahi, il faut le dire, assez pessimiste. Les formes artistiques qu’elle produit en ce moment sont encourageantes aussi !
Barbara Kazan