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L’État français et le génocide des Tutsis du Rwanda

Livre de Raphaël Doridant et François Graner

26 octobre 2020 Article Culture

L’État français et le génocide des Tutsis du Rwanda, de Raphaël Doridant et François Graner

Éditions Agone, Survie, 2020, 515 p.,19 €.


Il y a plus d’un quart de siècle, entre octobre 1990 et juillet 1994, 800 000 personnes – appartenant majoritairement au groupe tutsi du Rwanda – furent massacrées par un gouvernement génocidaire qui reçut l’appui militaire et moral de l’impérialisme français. Ce sont les trois quarts des Tutsis qui furent rayés de la carte, ainsi d’ailleurs que plusieurs dizaines de milliers de Hutus (le groupe humain majoritaire du pays) qui, pour des raisons politiques, religieuses, morales, humanitaires ou familiales (les mariages mixtes étaient assez nombreux entre les deux groupes) s’opposaient à ce génocide.

C’est le sujet de ce livre passionnant de Raphaël Doridant et François Graner [1], un ouvrage appuyé sur une solide documentation et une multitude de témoignages et d’études diverses. Même si parfois cette abondance de matériaux en rend la lecture un peu difficile. Fort heureusement, figurent à la fin de l’ouvrage des cartes et des notes explicatives qui permettent de se retrouver facilement dans la géographie de la région, la chronologie des interventions françaises, les chaînes de commandement militaires, les sigles, auquel s’ajoute un index des personnes, des lieux et des organisations cités.

De l’histoire ancienne, le Rwanda ? Peut-être, mais riche d’enseignements alors qu’au cours des dix dernières années la France s’est engagée dans plusieurs aventures militaires sur le Continent africain notamment en Côte d’Ivoire (Licorne), en Centrafrique (Boali et Sangaris), au Tchad (Épervier) et au Mali (Serval), cette dernière opération se poursuivant d’ailleurs aujourd’hui au Sahel sous le nom de Barkhane. Sans oublier son incursion en Libye (Harmattan) en compagnie de plusieurs autres pays occidentaux.

Le refrain est chaque fois le même : l’intervention française poursuit des buts essentiellement humanitaires, veut maintenir la paix civile dans le pays, lutter contre le terrorisme, etc. La réalité est évidemment moins reluisante. Ce que Paris défend à chaque fois, ce sont les intérêts de ce qu’on appelle « la Françafrique », c’est-à-dire la possibilité pour de grands groupes industriels et financiers nationaux de continuer à exploiter ces pays, le plus souvent avec la complicité des gouvernements en place, dictatoriaux, corrompus, haïs de la population et qui jettent en prison ou assassinent leurs opposants. Un terreau sur lequel prospèrent les groupes djihadistes. C’est le cas, par exemple, de la Guinée d’Alpha Condé, de la Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara, du Cameroun de Paul Biya et de beaucoup d’autres.

1973-1981 – Comment faire tomber l’ancien empire colonial belge dans l’escarcelle de la France

Et c’est exactement ce qui s’est passé au Rwanda et que racontent dans leur livre Raphaël Doridant et François Graner. Lorsque cette ancienne colonie belge est devenue indépendante, en 1962, Paris s’est tout de suite montré intéressé pour prendre pied sur place. Le pays est assez pauvre mais c’est une voie d’accès privilégié vers la riche province minière voisine du Kivu, appartenant à l’ancien Congo belge, devenu par la suite le Zaïre, puis la République démocratique du Congo. D’où un premier accord militaire signé avec la France en 1973.

Avec l’élection du « socialiste » François Mitterrand à la présidence de la République en 1981, les choses vont s’accélérer. Une des ambitions du nouveau président est de faire tomber l’ancien empire colonial belge (Rwanda, Burundi, Congo) dans l’escarcelle de la France, de peur de le voir se rapprocher des concurrents anglo-saxons en général et du Commonwealth britannique en particulier (auquel le Rwanda adhèrera finalement en 2009), dont sont déjà membres trois États voisins, l’Ouganda, la Tanzanie et le Kenya. C’est aussi, selon lui, un moyen de défendre la francophonie en Afrique et de barrer la route à l’anglais.

Dans ces conditions, pas question de critiquer le président Juvénal Habyarimana, un général hutu qui avait pris le pouvoir par un coup d’État militaire, une dizaine d’années après l’indépendance.

Diviser pour régner

Une des diversions favorites utilisées par Habyarimana lorsque la population affronte des problèmes sociaux ou économiques est de détourner la colère vers les Tutsis. Ces derniers sont essentiellement des éleveurs de bétail alors que la majorité des Hutus (qui représentent 90 % de la population) sont des agriculteurs, le plus souvent pauvres ou très pauvres.

Au XIXe siècle les Tutsis contrôlaient la monarchie qui gouvernait le pays, d’abord avec l’appui du premier colonisateur européen, l’Empire allemand, de 1895 à 1916, ensuite avec celui de la Belgique, soutenue par l’Église catholique, qui lui avait succédé.

Fidèles à la mentalité coloniale de l’époque et à la vogue des théories raciales (et racistes), Allemands puis Belges décrétèrent que Tutsis et Hutus étaient deux ethnies, voire deux « races », complètement différentes. Les premiers auraient été originaires d’Abyssinie (les hauts plateaux d’Éthiopie) et auraient apporté leur civilisation aux seconds, les Hutus, qui étaient de simples « bantous » (nom qui désigne à l’origine une famille de langues parlées dans la partie sud de l’Afrique mais qui, dans la bouche des colonisateurs blancs, prenait souvent un sens péjoratif et dévalorisant). Les Tutsis étaient alors décrits comme fiers et intelligents, ayant de grandes affinités avec la « race blanche », ce qui n’était pas le cas des frustes Hutus.

Ce tableau n’avait pas grand-chose à voir avec la réalité des deux groupes sociaux hutu et tutsi qui parlaient la même langue, partageaient la même culture et les mêmes traditions. De plus un Hutu qui parvenait à posséder quelques têtes de bétail pouvait devenir Tutsi et les unions familiales entre les uns et les autres n’étaient pas rares.

Dans un premier temps les colonisateurs s’appuyèrent sur les Tutsis. Et la méfiance, voire l’hostilité, entre les deux groupes ne cessa de s’approfondir, encouragées par la puissance coloniale.

Mais dans les années 1950, sensible au processus de décolonisation qui secoue l’Afrique, une partie des élites tutsies va réclamer l’indépendance et le départ immédiat des Belges. Pour perpétuer sa domination, la Belgique change alors de politique. Désormais elle appuie ouvertement les formations politiques hutues qui présentent les Tutsis comme des «  envahisseurs » qui leur ont volé leurs terres et leur pays et les oppriment. Certains feront même une comparaison avec la France de l’Ancien Régime affirmant que les Hutus, seuls habitants « légitimes  » du pays, représentent le tiers état, et les Tutsis une espèce de noblesse qu’il faut renverser, voire exterminer. Les colonisés ont finalement fini par intérioriser et s’approprier le mode de pensée des colonisateurs.

Vers le génocide

Dès la proclamation de l’indépendance en 1962, les assassinats de Tutsis vont commencer. Ils vont se poursuivre au cours des années suivantes pour redoubler après le coup d’État de Juvénal Habyarimana onze ans plus tard. On estime alors que 300 000 Tutsis ont fui le pays pour se réfugier dans les pays voisins, dont l’Ouganda. Là, au contact notamment de groupes de guérilleros locaux, ils créent en 1990 le Front patriotique du Rwanda (FPR) qui se donne pour objectif premier le renversement du régime de Habyarimana. Ce dernier appelle alors à l’aide l’impérialisme français qui, entre octobre 1990 et août 1994, montera pas moins de trois opérations militaires (Noroît, Amaryllis et Turquoise) pour soutenir le régime. Les massacres systématiques et planifiés des Tutsis sont niés et transformés en simples « affrontements interethniques  », la responsabilité de ces « affrontements  » étant attribuée d’abord est avant tout au FPR et à quelques milices hutues « incontrôlées » en exonérant le gouvernement et l’état-major rwandais dont les troupes sont armées, entraînées et encadrées par des officiers français.

Cependant, tout en bloquant les avancées militaires du FPR dans le pays, Paris tente de convaincre Habyarimana de négocier en position de force avec les rebelles. De mauvaise grâce ce dernier s’y résout et des pourparlers commencent à Arusha, dans le nord de la Tanzanie.

Mais les Hutus les plus extrémistes considèrent cela comme une trahison et le 6 avril 1994 ils abattent l’avion dans lequel se trouve Habyarimana, s’emparent du pouvoir par la force et assassinent au passage la Première ministre, Agathe Uwilingiyimazna, une hutue considérée comme trop modérée car favorable aux négociations. Le 7 avril un nouveau gouvernement est constitué… dans les locaux de l’ambassade de France à Kigali, la capitale.

Ces évènements marquent le début du génocide des Tutsis restés dans le pays et des Hutus « modérés  ». En quelques semaines, près d’un million de personnes – hommes, femmes et enfants – seront abattus par les génocidaires qui continuent de recevoir l’appui de la France, soit directement, notamment en matériel militaire, soit indirectement par le biais de mercenaires comme le français Paul Barril (ancien officier de gendarmerie proche de Mitterrand et impliqué dans différents scandales) et le belge Bob Dénard, qui agissent avec l’accord tacite de l’Élysée.

Mais ces massacres de masse n’arrêtent pas la progression des forces du FPR, moins nombreuses mais plus motivées que celles des Forces armées rwandaises (FAR). Et lorsque ces dernières sont défaites elles se replient vers une zone humanitaire sûre (ZHS), créée en juillet 1994 par l’armée française dans le sud-ouest du pays. À l’origine cette zone est supposée accueillir les civils hutus qui fuient les combats mais, dans la pratique, soldats, miliciens et mercenaires hutus battant en retraite y trouvent refuge avant d’être exfiltrés vers le Congo voisin ainsi que les anciens dirigeants du régime et les responsables de la « Radio des Mille Collines », une station qui encourageait chaque jour les assassinats.

Le négationnisme de Paris

Le gouvernement français a longtemps nié le génocide au Rwanda. D’abord en le réduisant à de simples affrontements interethniques. Puis en en faisant retomber la responsabilité sur le FPR qui l’aurait provoqué en assassinant Habyarimana. Ensuite en affirmant – contre toute vraisemblance (même si on ne peut nier les représailles exercées par le FPR contre une partie de la population) – que les rebelles tutsis auraient eux aussi commis un génocide contre les Hutus. Enfin en expliquant qu’un génocide n’avait pas le même sens pour un Africain que pour un Européen. Mitterrand déclarait ainsi en privé : « Dans ces pays-là, un génocide ce n’est pas très important  » et son ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, renchérissait publiquement le 4 juillet 1994 au journal de 20 heures de France 2, en affirmant qu’en Afrique « les affrontements tribaux ne revêtent pas le caractère atroce qu’ils ont pour nous ».

Ce négationnisme n’a pas seulement été politique mais aussi juridique et judiciaire. Si quelques comparses ont fini devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda mis sur pied par l’ONU, en France aucun militaire n’a été poursuivi, alors que nombre d’entre eux furent complices – actifs ou passifs – de ce génocide et de ces massacres. Et la Justice, pour une fois bonne fille, a classé sans suite la plupart des dossiers.

Enfin, il faut souligner que les pouvoirs étendus dont jouit dans le domaine militaire un chef de l’État sous la Ve République permirent à Mitterrand de diriger seul et de bout en bout cette intervention française sans prendre l’avis du Parlement… et pas plus celui de ses principaux ministres. Il faut dire que ces derniers n’étaient prêts à s’opposer que très mollement aux vœux du Président que ce soit sous le gouvernement « socialiste » de Pierre Bérégovoy (2 avril 1992 – 29 mars 1993) que sous celui de droite d’Édouard Balladur (29 mars 1993 – 17 mai 1995). La complicité avec les génocidaires fut donc largement partagée par la gauche et par la droite françaises.

Il a fallu attendre le 13 mai 2019 pour que Macron fasse passer un décret instituant en France une journée de commémoration du génocide des Tutsis, célébrée le 7 avril de chaque année.

Mieux vaut tard…

Jean Liévin


[1Raphaël Doridant, instituteur, et François Graner, physicien, sont tous deux membres de l’association « Survie », née en 1984, spécialisée dans le décryptage de l’actualité franco-africaine et la dénonciation des activités des réseaux de la Françafrique. Doridant est membre du comité de rédaction de Billets d’Afrique, bulletin mensuel d’information de l’association. De son côté François Graner est aussi l’auteur d’un autre ouvrage sur l’armée française au Rwanda : Le Sabre et la Machette. Officiers français et génocide tutsi (éditions Tribord, 2014).

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