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Interview d’une inspectrice du travail

« Des salariés qui n’avaient jamais fait grève avant ont réagi collectivement »

27 avril 2020 Article Entreprises

Camille Lefebre [1], inspectrice du travail, a répondu à nos questions.

  • Depuis le début du confinement, le gouvernement maintient volontairement l’ambiguïté sur la notion de production « essentielle ». Dans les faits, la moitié des salariés continuent de travailler. Qu’en perçois-tu dans tes interventions ?

Depuis le début du confinement de la population, les appels et mails de salariés à l’inspection du travail se sont multipliés. Ils sont nombreux à s’inquiéter des conditions dans lesquelles ils sont obligés de continuer à travailler. Et on le voit bien, à côté du confinement des cadres, majoritaires parmi ceux qui peuvent télétravailler, le simple fait de travailler pour la plus grande partie des employés et des ouvriers les exposent, de fait, au virus. Ce qu’on constate par exemple, c’est que la plus grande partie des usines sont ouvertes. Les usines d’automobile qui ont fait l’actualité font figure d’exception. Les centres d’appel sont ouverts. Les entreprises de logistique sont ouvertes. Les transports routiers continuent le travail. Beaucoup de chantiers ont repris, etc. Le critère pour rester ouvert est loin d’être le caractère « essentiel » de la production. D’ailleurs, au-delà de la communication « grand public » ambiguë sur la question, le ministère du travail, dans les notes qui nous sont adressées, a explicitement écarté toute distinction entre le caractère essentiel ou non d’une activité. Affirmant justement que tout pouvait continuer à tourner à l’exception de certains commerces. La justice lui a en partie donné tort, avec la condamnation d’Amazon par exemple.

« L’idée selon laquelle “nos vies valent plus que leur profit” a pris le dessus »

  • Le lendemain même de l’annonce de Macron sur le lancement du confinement, des débrayages et droits de retrait ont eu l’air de se multiplier pour exiger de travailler en sécurité ou d’être confinés. Le Medef n’a pas attendu pour dénoncer un « changement d’attitude extrêmement brutal des salariés » [2]. Ces réactions, c’est quelque chose que tu as constaté ?

Effectivement, j’ai constaté une hausse de la conflictualité dans de nombreuses entreprises. Pour être plus précise, j’ai le sentiment que dans bien des entreprises, les salariés ont refusé très nettement d’accepter ce qu’ils auraient peut-être accepté dans un autre contexte. Pour ne prendre qu’un exemple, alors que sur un chantier, il n’est pas rare qu’il n’y ait pas de toilettes propres et de savon à disposition, cette idée est devenue insupportable. Des salariés qui n’avaient jamais fait grève auparavant ont réagi collectivement, en exerçant leur droit de retrait à plusieurs, un peu comme une grève. Mais pas pour le salaire, pour exiger de meilleures conditions de sécurité. Et puis il y a eu des vraies grèves aussi, y compris avec revendication salariale, comme chez Lesieur par exemple dans le Nord, où les sous-traitants en charge de la sécurité et du ménage ont revendiqué la même « prime coronavirus » de 30 € par jour que celle versée aux salariés du site.

  • Avec ces réactions – et pour répondre aux injonctions du patronat – le gouvernement a appelé à reprendre le travail, exigeant notamment la réouverture des chantiers du BTP ?

Beaucoup de salariés qui font appel à nous ont peur d’aller au travail. Pour eux-mêmes, mais aussi, très souvent même, pour leurs proches, pour les personnes fragiles qu’ils côtoient à leur domicile et qu’ils ont peur de contaminer après avoir attrapé le virus au travail. Les employeurs se gardent bien d’informer leurs salariés qu’ils peuvent solliciter un arrêt de travail de leur médecin. Et en réalité, le gouvernement ne donne pas de consignes claires aux médecins de ville pour autoriser des arrêts pour des personnes souhaitant protéger leurs proches.

Pour le BTP comme pour d’autres secteurs, le gouvernement a monté, avec le patronat et certaines organisations syndicales, des « guides » établissant les conditions sanitaires pour reprendre le travail. Mais d’abord, ces règles n’ont rien de contraignant et il est très difficile pour nous de pouvoir contrôler leur application. En revanche, ce qu’on a pu constater, c’est que des travailleurs de ces secteurs ont pu se sentir plus légitimes pour exercer des droits de retrait en cas de non application de ces règles. Dans des secteurs où justement ces pratiques de débrayages sont extrêmement rares.

  • Justement, en ce qui concerne vos possibilités de contrôle, on a entendu parler d’une note pour les restreindre. Limiter les possibilités d’envoyer les patrons en justice…

Il y a effectivement eu une note de la direction générale du Travail (notre hiérarchie, qui dépend directement du ministère du Travail). Cette note nous contraint à devoir demander l’avis de nos supérieurs hiérarchiques, les « responsables d’unité de contrôle » (RUC), avant de prendre toute initiative. L’accord du « RUC » est même obligatoire si on veut contraindre un patron à la prise de mesures devant un juge, ce qu’on appelle une procédure « en référé ». Alors que cette procédure est normalement à la seule main de l’inspecteur du travail. Cette consigne est en contradiction totale avec les conventions internationales qui régissent la protection des travailleurs [3]. Évidemment, en nous demandant de privilégier les mises en demeure plutôt que les procédures en « référé », cela limite considérablement les impacts en termes de sanction pour les entreprises. En dehors des nécessités de « flagrance », il faudrait même aviser l’employeur en cas de contrôle sur son entreprise. Ça a été vendu comme une manière de nous protéger, de ne pas nous sentir obligés de « sortir » sur une intervention. Mais la presse patronale, elle, avait bien compris le message. Il y a eu aussitôt pléthore d’articles faisant référence à la mise en pause des « contrôles inopinés ».

Dans les faits, tout est plutôt fait pour ne pas faciliter nos possibilités de contrôle, ne serait-ce qu’en ne nous donnant pas les moyens de nous protéger en nous rendant sur les lieux de travail.

En fait, ça donne l’impression que le gouvernement a saisi l’occasion de la crise sanitaire pour accélérer un glissement qu’on craint et qu’on combat depuis longtemps : celui d’un rôle de contrôle et de sanction, vers un rôle d’expertise et de conseil aux entreprises – l’action de contrôle n’étant plus possible à l’initiative de l’agent de base mais étant entièrement pilotée par la hiérarchie.

  • C’est dans ce contexte que l’inspecteur du travail Anthony Smith a été mis à pied [4], précisément pour avoir voulu intervenir, malgré l’avis de son directeur d’unité ?

Oui, il semblerait que la suspension ait été décidée à la suite de l’intervention du président du conseil général de la Marne, donc en raison d’une demande politique. Il ne fallait surtout pas qu’un gros employeur du secteur de l’aide à domicile, ayant pignon sur rue à Reims, soit trainé devant la justice. Car le collègue, après plusieurs rappels à l’ordre, avait l’intention d’engager une procédure de référé. Pour qu’un juge ordonne, sous astreinte, à l’entreprise de mieux protéger ses salariés, notamment par la dotation de vrais masques de protection. Il y avait eu un précédent dans le Nord, à Lille, avec l’Adar. L’inspectrice du travail avait obtenu gain de cause en référé quelques jours plus tôt pour mieux protéger les salariés de cette grosse association d’aide à domicile. Cette affaire a été fortement médiatisée et les politiques de la Marne ne voulaient sûrement pas se retrouver avec le même type d’affaire, mettant en cause un employeur important du secteur. Dans ces démarches, ceux qui sont à l’origine, ce sont d’abord les salariés et les syndicats, l’inspection du travail vient en soutien de ces travailleurs. C’est en partie à ça que le gouvernement a voulu mettre un terme avec la suspension d’Anthony Smith.

  • Quelles réactions cela a-t-il suscité parmi tes collègues de travail ?

Une réaction forte d’indignation. Avec tout le mal qu’on a à faire notre travail en ce moment, c’est apparu fou qu’un collègue qui ait la motivation et le courage de mener un référé soit suspendu ! Cela représente des heures et des heures de boulot, beaucoup de stress. Et en ce moment, on travaille dans des conditions anormales : pas de matériel pour télétravailler correctement, pas de masques pour tout le monde pour faire des contrôles, pas de gel hydroalcoolique, et surtout beaucoup d’injonctions de la direction générale du Travail nous rappelant qu’on doit tout faire valider par notre hiérarchie, comme si la priorité en ce moment n’était pas d’être sur le terrain, mais de faire des rapports à nos chefs… Le nombre de signatures que recueille la pétition [5] de soutien pour notre collègue montre que l’indignation dépasse de loin le seul milieu des inspecteurs du travail.

  • L’intervention d’Anthony Smith avait un rapport avec les masques. Les dotations de masques, ça a été un enjeu central dans tes interventions ?

Le problème concernant les masques, c’est que ce qui a prévalu, ce n’est pas tellement une réflexion sur leur utilité ou comment les utiliser, mais plutôt une gestion de la pénurie. Et c’est encore le cas.

Et puis les masques viennent un peu en bout de chaîne. C’est une protection individuelle. Dans le code du travail, la priorité c’est la protection collective. Par exemple, face au risque de chute quand on travaille en toiture, la priorité c’est l’échafaudage et seulement en dernier recours, quand plus rien d’autre n’est possible, l’utilisation du harnais individuel.

Face au virus, on devrait réfléchir de cette façon mais cela veut dire sans doute produire moins, ou a minima travailler moins, en moins grand nombre. Par exemple : plutôt que d’obliger tous les salariés d’une plateforme de logistique à porter des masques, il suffit de se dire que si, au lieu d’être 100, on est 50 à travailler en même temps, on aura nécessairement plus de place, mais cela sans perte de salaire, sans perte de congés, etc. Ça veut dire imposer au patronat des choses qui dépassent le simple cadre légal et donc cela nécessite un rapport de force important en faveur des salariés. Comme dans ces usines où les salariés ont obtenu qu’entre deux équipes, on stoppe la production un temps, pour permettre de nettoyer les postes (c’est le cas dans certaines usines métallurgiques, mais c’est assez rare car souvent le patron impose aux salariés de tout faire en même temps : leur travail habituel, désinfecter les postes, penser à se laver les mains, etc.).

« Il faudra des réactions fortes des travailleurs »

  • Alors que Macron a annoncé le déconfinement au 11 mai, renvoyant les gamins à l’école pour mieux renvoyer leurs parents au boulot, comment vois-tu la reprise qu’on cherche à imposer ?

On voit mal comment il va être possible d’être en sécurité dans de très nombreuses entreprises. Il faudra des réactions fortes des travailleurs pour faire valoir leurs droits, car il n’y aura pas assez d’inspecteurs du travail pour tout contrôler !

De manière générale, bien sûr que nous répondons au maximum aux sollicitations des travailleurs qui font appel à nous. Mais là où nous avons le moins besoin d’intervenir, c’est là où les travailleurs s’organisent pour imposer à leur patron les conditions qu’ils estiment nécessaires. Le meilleur des pouvoirs face au patronat, c’est celui de la réaction collective.


[1Pseudonyme

[3Notamment la convention 81 de l’Organisation internationale du Travail, organisme dépendant de l’ONU et sur laquelle la France est signataire.

[5Le lien de la pétition en ligne : https://www.change.org/p/muriel-pé...

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