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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 123, décembre 2018 > La vie en jaune

De Nantes à Auxerre, de Caen à Bordeaux, de Toulouse à Lyon, du Puy-en-Velay à Lannion, de Saint-Malo à Strasbourg... La vie en jaune

8 décembre 2018 Convergences Politique

Est-ce le réveil de la classe ouvrière ? Sur ses propres bases de classe ? On le saura peut-être dans les jours qui viennent. En tout cas, le caractère populaire et parfois carrément prolétarien du mouvement des Gilets jaunes, la profondeur de la colère qu’il exprime ne font aucun doute.

« Les ronds-points sont nos QG »

Une tente ou une tonnelle, des murs de palettes bâchées – avec une alimentation et un éclairage électriques pompés sur le lampadaire d’à côté pour les plus débrouillards – ont poussé dans la nuit à l’abord du rond-point où vous passez tous les jours pour aller au travail ? Pas de doute, des Gilets jaunes ont élu domicile. « Il faut faire les 3×8 de la lutte », disait un manifestant à Nantes le 17 novembre : 8 heures de boulot, 8 heures de repos, 8 heures de mobilisation. C’est à croire qu’il a été entendu dans toute la France car, depuis lors, on se relaie comme on peut sur les blocages. La plupart des présents travaillent en effet durant la journée – ou la nuit. Bon nombre de chômeurs ont trouvé là une nouvelle activité, pas rémunérée, mais nettement plus gratifiante. « J’ai appris en 15 jours ici plus de trucs que dans toute ma scolarité », dit ainsi l’un d’eux.

Aux abords des ronds-points, un nombre croissant de voitures arborent un gilet jaune derrière le pare-brise. C’est vrai que sur certains blocages, en particulier à une heure avancée de la nuit, l’automobiliste, surtout s’il conduit une belle berline, peut subir un accueil un peu rugueux. Mais sur les ronds-points qui tiennent, on s’est organisé en conséquence. On ne bloque plus les particuliers avec la conscience que le mouvement doit conserver la sympathie qu’il a acquise auprès des 80 % les moins riches de la population. L’alcool est banni, comme dans l’Yonne. Et, dans l’ensemble, c’est une vraie solidarité qui s’exprime, à coups de klaxons ou de livraison de viennoiserie. À Caen, des Gilets jaunes ont même organisé la distribution des surplus aux banques alimentaires. Et puis il y a les routiers qui se laissent bloquer, ceux qui donnent des tuyaux sur les grandes surfaces à bloquer, apportent du bois par remorques entières… ou participent aux manifs.

À Caen encore, deux Gilets jaunes en route vers le point de départ du défilé du 1er décembre en croisent d’autres qui partent en sens inverse : c’est la première fois de sa vie que cette famille se rend sur la place du théâtre. La manifestation part à l’heure. Un syndicaliste favorable aux Gilets jaunes commente : « Ils croient vraiment qu’ils peuvent gagner, eux, nous on meuble pendant une demi-heure parce qu’on n’y croit plus vraiment ». « On n’est pas nombreux », se plaint pourtant une manifestante. Ça se voit qu’elle n’a pas l’habitude de battre le pavé, parce qu’on est au-dessus de la plupart des cortèges de l’année, à l’exception d’une manifestation pendant la grève des cheminots du printemps dernier. D’autres n’ont pas tout à fait le compas dans l’œil. « On n’était pas 300 000 dans tout le pays le 17 novembre, on était au moins 1,8 ou 2 millions », se persuade l’un d’eux. On discute un peu. Il se trompe largement, mais souligne un vrai élément : les blocages se sont multipliés ce week-end-là, bien au-delà de ce qui était connu des préfectures. Des dizaines, voire des centaines de personnes se sont succédé sur chaque point.

Colère et détermination

La profondeur du mouvement se mesure plus fidèlement au rejet de Macron et de ses ministres que par les comptages. Chaque fois qu’ils ont pris la parole, ils ont conforté les Gilets jaunes. Au hit-parade des manifestations, la Marseillaise – que certains prennent encore pour ce qu’elle était en 1792, un chant révolutionnaire – est en passe d’être détrônée par « Macron, démission ! ». « Sinon la révolution ! », ajoutaient certains à Lyon le 1er décembre.

Bien des Gilets jaunes, du moins au début du mouvement, avaient une image positive des flics. Et bon nombre de ces derniers sympathisaient d’autant plus ouvertement avec la lutte qu’elle n’est pas marquée à gauche. Mais la manière dont le gouvernement les emploie est en train de changer la donne. Partout, on a suivi les manifestations parisiennes, parfois en direct sur un rond-point ou dans un cortège, avec le sentiment que le gouvernement provoquait les affrontements : « Avec le mépris de Macron, fallait en arriver là, tout est de sa faute », estimaient ainsi des Malouins le 25 novembre. La semaine suivante, les images d’un flic enlevant son Gilet jaune après avoir rejoint les gardes mobiles faisaient le tour des réseaux sociaux.

Dans de nombreuses villes, le contact avec les gaz lacrymogènes éclaire les consciences en même temps qu’il aveugle les yeux. À Bordeaux, une militante du NPA entend ainsi des retraitées dire au retour de la manifestation gazée du 1er décembre : « Quand on nous parlait des casseurs à la télé, on le croyait, mais, en fait, on se rend compte que les casseurs, c’est nous les grands-mères ». Au même moment, au Puy-en-Velay (Haute-Loire), à Tours (Indre) ou à Avignon (Vaucluse), de véritables émeutes ont eu lieu tout simplement parce que les manifestants refusaient de céder à la répression. Pourquoi ? À Caen, une retraitée pauvre, victime de lacrymogène pour la première fois de sa vie, l’explique à sa manière : « Je préfère pleurer sous les gaz que sur mes dettes ». Il y a belle lurette que le prix du gazole ne passionne plus les foules. On ne s’est même pas aperçu qu’il avait baissé. Les Gilets jaunes ont d’autres préoccupations en tête : « Vivre, pas survivre ! ».

« Y en a marre des chefs ! »

Partout, les Gilets jaunes se sont d’abord voulus respectueux des lois et de l’ordre. Avec les préjugés xénophobes qui vont avec. Au point que certains, à Flixecourt dans la Somme le 20 novembre, ont été jusqu’à collaborer avec les flics en leur remettant des migrants qui s’étaient cachés dans un camion. Un geste qui en a écœuré à juste titre plus d’un. Mais, paradoxalement, le mouvement est marqué par un rejet très fort de toute forme d’autorité, y compris celle des flics, dès lors qu’ils agissent contre les Gilets jaunes. Il en va de même des prétentions « naturelles » des appareils politiques et syndicaux à diriger les luttes des travailleurs. Les militants qui viennent apporter leurs compétences sont les bienvenus. Mais qu’ils entreprennent de redorer le blason ou faire la pub de leur boutique, et c’est la huée assurée. En revanche, toutes les initiatives d’organisation à la base sont bien accueillies.

Cette méfiance s’étend à tous ceux qui croient venue l’heure se briguer la direction du mouvement. C’est vrai non seulement des huit éphémères porte-parole nationaux autoproclamés, mais aussi de bon nombre de leaders locaux se prévalant souvent de leurs compétences de « petits entrepreneurs » et de leurs talents de « négociateurs ». « Avant d’aller discuter en haut », expliquait un Gilet jaune caennais juste avant la manifestation du 1er décembre, « il faut d’abord qu’on discute en bas, entre nous, les yeux dans les yeux. Les réseaux sociaux, c’est bien pour organiser les actions, mais on a besoin de se mettre d’accord avant d’aller voir le gouvernement. » La structuration du mouvement y perd en rapidité ? Peut-être, mais c’est diablement efficace pour empêcher un aventurier de passage de faire une OPA sur la colère populaire.

À Lannion, le groupe de motards d’extrême droite qui avait un temps pris le contrôle des ronds-points s’en est fait chasser fin novembre par les ouvriers – ou plutôt les ouvrières car, à Lannion, elles sont majoritaires – avec ces paroles  : « On se bat contre la dictature de Macron, c’est pas pour se soumettre à des chefs ici. » À Caen, des ouvriers de l’automobile disaient, lors d’un vote lors de l’AG en plein air le 1er décembre : « Mais voter quoi ? On n’a rien entendu. Voter sans savoir pourquoi, c’est comme ça qu’on se retrouve avec Macron président. » Sur un barrage, un autre allait même plus loin : « En fait, c’est dès l’école que ça commence. On t’apprend à te taire et à respecter l’autorité. C’est tout ça qu’il faut changer. »

À l’heure où nous écrivons ces lignes, rien n’est encore gagné. Il y a encore bien du chemin à parcourir pour que les aspirations qui éclosent sous nos yeux prennent assez de vigueur pour contraindre les capitalistes ne serait-ce qu’à un petit recul. Il reste notamment à faire la jonction entre les minorités pleinement engagées dans les actions, les manifestations, les blocages, et la majorité qui la regarde avec sympathie… Les plus déterminés des Gilets jaunes le répètent : « La grève ce serait bien, mais c’est impossible. » On verra si la dynamique de la lutte dément ce pronostic… un peu comme elle a démenti ceux des syndicalistes et militants de gauche pour qui la mobilisation des Gilets jaunes ne pouvait être que réactionnaire. En attendant, ce n’est plus un caillou dans sa chaussure que le gouvernement traîne, mais un boulet qui pourrait bien le faire trébucher.

2 décembre 2018, Mathieu PARANT

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