Aller au contenu de la page

Attention : Votre navigateur web est trop ancien pour afficher correctement ce site internet.

Nous vous recommandons une mise à niveau ou d'utiliser un autre navigateur.

Accueil > Les articles du site > Brésil : une discussion entre révolutionnaires

Brésil : les défis de l’extrême gauche face au nouveau gouvernement de Lula

Article de Alejandro Bodart (MST, LIS)

13 novembre 2022 Article Monde

Un peu plus d’une semaine après la victoire électorale très serrée de Lula, son vice-président, Alckmin, s’est entretenu dans une réunion avec les ministres de Bolsonaro afin de préparer la transition, qui prendra échéance le 1er janvier 2023, au moment de l’investiture du nouveau président. Le blocage des routes du bolsonarisme et les heurts entre les partisans des deux camps sont en train de s’estomper. La situation complexe du Brésil dans toutes ses dimensions présente des défis pour les socialistes révolutionnaires et ouvre d’importants débats.

Par Alejandro Bodart, dirigeant de la Ligue internationale socialiste (LIS) [1]

Bien que la défaite du semi-fasciste Bolsonaro ait amené joie et soulagement pour le peuple travailleur et la jeunesse du Brésil et plus largement à d’autres secteurs progressistes de l’Amérique latine, d’Europe et d’autres continents, il n’en demeure pas moins vrai que le score très élevé du bolsonarisme a suscité une vive inquiétude, et plus largement d’ailleurs le développement des forces d’extrême droite dans plusieurs pays. Le résultat final du second tour du dimanche 30 octobre a vu s’opposer 50,9 % à 49,1 % des votes, c’est-à-dire que Lula l’a emporté avec une marge très mince d’à peine 1,8 % sur la candidature d’extrême droite de Bolsonaro. Un écart de six millions de voix s’est réduit à un peu plus de deux millions au second tour. Cette presque égalité des scores confirme l’existence d’un scenario d’une forte polarisation sociale et politique au Brésil, un fait visible et qui s’est confirmé les jours suivant l’élection. Des milliers de partisans de Bolsonaro, avec l’appui de la police fédérale des transports et la passivité de l’appareil judiciaire du système, ont mis en place plus de mille blocages de route sur l’ensemble du pays en essayant de conjurer un résultat électoral défavorable.

Il est évident que la base électorale et sociale gagnée par Bolsonaro, qui par ailleurs obtient la plus importante représentation parlementaire, et qu’on ne peut résumer à de grands propriétaires fonciers, policiers et militaires ou évangélistes fanatiques, a réussi à capter une partie du mécontentement populaire envers Lula, Dilma [2] et le Parti des travailleurs (PT) et leurs plans d’austérité, de même que tous les espoirs déçus qu’ils ont suscités. Au Brésil, comme ailleurs de part le monde, c’est cette profonde désillusion politique à l’égard de ce faux progressisme et l’absence de direction révolutionnaire avec une assise de masse qui ont ouvert les portes à la droite et l’extrême droite.

Une nouvelle étape s’ouvre

Les célébrations populaires, suite à la victoire de Lula, furent massives dans les villes brésiliennes les plus importantes. C’est que Bolsonaro est le responsable politique principal du plus d’un demi-million de morts de la Covid-19, de la destruction de l’Amazonie et de l’environnement, des attaques contre les services publics et les droits des classes travailleuses, des femmes et des LGBTI+, des peuples autochtones et afro-descendants. Mais désormais le peuple travailleur et pauvre devra s’organiser et se mobiliser, en toute indépendance politique du nouveau gouvernement Lula-Alckmin, à la fois pour défendre ses conquêtes sociales et obtenir d’autres acquis.

Déjà les éditoriaux des principaux journaux bourgeois du Brésil ont annoncé avec clarté le cours à suivre pour Lula, qui au début de 2023 assumera son troisième mandat et le cinquième pour le PT :

  • « Lula doit donner des preuves immédiates de sa responsabilité budgétaire et d’affirmer sa volonté de s’approcher du centre sur le plan politique et économique. Il doit s’entourer d’experts et de cadres qualifiés, au-delà de son propre parti et de ses alliés de gauche » (Folha)
  • « Comment gouvernera Lula ? Comme le social-démocrate de la première moitié de son premier mandat ? Ou comme celui qui impose l’ajustement budgétaire sur le long terme afin de réduire la dette publique, qui augmente l’excédent des budgets des administrations publiques, qui stimule des réformes pour favoriser l’esprit d’entreprise, qui perfectionne les mécanismes de crédit tout en réduisant les entraves à la concurrence dans le privé ? Ou le promoteur d’un développement auto-centré et national qu’il est devenu par la suite ? » (O Globo)

Au-delà de tous les signaux favorables et compatibles avec le système que Lula a donné tout au long de sa campagne, lors de son premier discours après sa victoire, il a tenu à défendre l’unité nationale et la stabilité capitaliste : « Je gouvernerai pour les 215 millions de Brésiliens, et pas seulement pour ceux qui m’ont accordé leur vote. Il n’y a pas deux pays. Nous sommes tous un même et seul Brésil, un seul peuple, une grande nation… Nous récupérerons la crédibilité, la fiabilité, la stabilité de notre pays afin que les investisseurs accordent à nouveau leur confiance au Brésil. » Pour se différencier du capitalisme rentier et instable de Bolsonaro, Lula s’engage et répète à l’envi auprès des entrepreneurs qu’il faut que « le Brésil se remette à produire, en reconstruisant un capitalisme sérieux ». Voilà pourquoi les secteurs les plus importants de la bourgeoisie et de l’impérialisme ont misé sur Lula, à commencer par le président américain Biden.

Le vice-président Alckmin a par le passé été un social-démocrate et est devenu un politicien de droite décomplexé. D’autres noms pour assurer les postes de ministre et autres postes clés ont été avancés, comme la cheffe d’entreprise du secteur agroalimentaire Simone Tebet, ou les économistes néolibéraux et gérants Henrique Meirelles, Armínio Fraga, Jean-Paul Prates, Pérsio Arida et Bernard Appy ou encore Gabriel Galípolo l’ancien président de la Banque Fator [3]. C’est-à-dire que Lula, pour ce troisième mandat, semble s’accorder avec les revendications de la bourgeoisie de « favoriser l’esprit d’entreprise ». Et c’est aussi pour cela que les capitalistes lui accordent leur confiance :

  • « Lula a fait un grand discours, de bienvenue, d’ouverture, de retour du Brésil dans l’agenda mondial » (Fabio Barbosa, président de la firme multinationale Natura et ancien président de la Fédération bancaire du Brésil).
  • « La réaction positive [des marchés] doit garantir un flux croissant des investissements au Brésil, ce qui est urgent au regard des infrastructures du pays » (Welber Barral, ancien secrétaire au commerce extérieur de la banque Ourinvest)
  • « Nous respectons la démocratie par-dessus tout. Et au bout du compte le vote [aux élections présidentielles] est un vote de confiance, ce qui pour nous est un élément non négociable » Association brésilienne des entreprises agroalimentaires (ABAG en portugais) [4]

Or aujourd’hui Lula et le PT sont très loin d’être la direction qui enthousiasmait les masses brésiliennes des années 1990, avec ses allusions au socialisme et à la justice sociale. Dans la période à venir nous verrons si le gouvernement de Lula saura répondre aux attentes de la bourgeoisie de discipliner la majorité de la population dans un nouveau pacte de compromis social entre classes, et de « paix sociale » au bénéfice d’une minorité de riches et de puissants.

Les débats dans l’extrême gauche

Au Brésil désormais le défi consiste à organiser toutes les forces du mouvement ouvrier, populaire et de la jeunesse qui se sont exprimées dans les rues pour battre définitivement les partisans de Bolsonaro et en même temps préparer à affronter les mesures antipopulaires que va lancer le PT. Cela veut dire défendre les acquis sociaux contre la moindre tentative de remise en question, que ce soit de la part des partisans de Bolsonaro ou du nouveau gouvernement capitaliste de Lula-Alckmin. Ces derniers demanderont sûrement aux masses de la « patience et des efforts » et de ne pas critiquer le nouveau gouvernement, pour « préserver l’unité du pays » et ne pas « renforcer Bolsonaro », alors même que ces attaques et mesures antisociales provoqueront une déception qui alimentera le discours de la droite et la renforcera. Cette situation va tendre inévitablement les débats entre le progressisme, le réformisme et la gauche révolutionnaire. Les secteurs sociaux-démocrates et les partisans de l’hypothèse réformiste de « changer les choses de l’intérieur » vont s’intégrer davantage aux institutions bourgeoises et seront partisans d’intégrer ce gouvernement de collaboration de classes impulsé par Lula.

La façon de se positionner face au nouveau gouvernement va accentuer la crise au sein du Parti socialisme et liberté (PSOL), organisation anticapitaliste large, dont l’aile gauche est pour partie constituée de nos camarades d’Alternative socialiste (AS) et Lutte socialiste (LS) [5]. La constitution du PSOL, apparu en 2004 après une rupture du PT d’un groupe de parlementaires socialistes, a été une avancée importante, car elle a permis de mettre sur pied une alternative de gauche, radicale face au tournant néolibéral de Lula amorcé dès son premier mandat. Dès le départ, le poids du trotskisme fut déterminant et l’organisation a connu un développement important sur le plan national. Mais avec le temps, l’intégration de différents secteurs ouvertement sociaux-démocrates et réformistes en a changé la composition, et une adaptation croissante de la majorité de la direction du PSOL au régime démocratique bourgeois s’est affermie. Aujourd’hui la direction du PSOL dans sa majorité capitule devant le PT et est en train de liquider la possibilité que le parti devienne une véritable alternative qualitativement supérieure. Voter Lula fut tactiquement correct dans ce duel contre l’extrême droite mais cela ne fut pas fait de façon critique. Mais le refus de présenter une candidature indépendante face au PT au premier tour a été une erreur extrêmement grave, qui a fortement affaibli le parti et qu’il sera difficile d’inverser. Le PSOL est resté invisible derrière Lula et le PT, et de fait a disparu en tant qu’alternative de la gauche radicale devant les masses, alors qu’il aurait pu continuer à être un pôle politique de référence, en jouant un rôle favorable au moment où Lula démarre son nouveau mandat.

Une mention particulière doit être accordée au Parti socialiste des travailleurs unifié (PSTU) [6] qui vient de réaliser les plus mauvais résultats de son histoire en étant désormais cantonné à la marginalité. Ils récoltent le résultat d’années d’une orientation sectaire et erronée. D’abord à l’égard du PT, en le quittant avant que les masses aient expérimenté concrètement la politique de leur direction, et ensuite à l’égard du PSOL qu’ils ont refusé d’intégrer, et où ils auraient pu renforcer la gauche du parti et rendre plus difficile l’emprise des réformistes plus tard devenus majoritaires.

Au sein du PSOL, on assiste à un moment crucial qui imprimera sa marque sur le futur. S’il intègre le gouvernement capitaliste, il signera par là son acte de décès en tant que projet transformateur. S’il l’appuie sans l’intégrer, il finira son parcours de la même façon. La bataille d’une gauche révolutionnaire conséquente, qui s’oppose au cours liquidateur de la majorité, passe par la défense de son caractère anticapitaliste des origines, en initiant une lutte d’opposition au nouveau gouvernement. En mettant en avant un programme, des mesures d’un gouvernement des travailleurs, pour la révolution et le socialisme. C’est seulement avec cette perspective que pourra être mis sur pied au Brésil une alternative en mesure de battre l’extrême droite, la droite libérale déguisée en centristes et à tout gouvernement d’où qu’il vienne qui essaye de remettre en cause les droits et les conquêtes du peuple travailleur afin de favoriser les capitalistes.

Novembre 2022, Alejandro Bodart


[1La Ligue internationale socialiste (LIS), dont la section argentine est le Mouvement socialiste des travailleurs (MST), est issue en partie de la crise de la LIT il y a trente ans et de la convergence de plusieurs courants révolutionnaires. Fondée il y a plus d’un an avec une présence dans plus de vingt pays, la LIS se propose de reconstruire une internationale à travers le regroupement des révolutionnaires.

[2Dilma Rousseff, ancienne ministre et ancienne présidente du Brésil (2011-2016), dirigeante du PT, et ancienne militante de la résistance armée à la dictature militaire. (Note de CR)

[3Grande banque d’investissements du Brésil, comme la banque ABC. (Note de CR) 

[5Ces deux organisations font partie du courant international de la LIS et ont mis en place un comité de liaison en vue d’un congrès d’unification en février 2023.

[6Le PSTU est une organisation trotskiste, implantée dans les entreprises avec un rayonnement syndical au travers de la confédération dissidente de gauche Conlutas. Les camarades avaient présenté Vera, une travailleuse, afro-descendante à l’élection présidentielle et une femme issue des peuples autochtones. C’est la section brésilienne de la Ligue internationale des travailleurs. Leur programme en castillan : https://litci.org/es/brasil-no-sea-... (Note de CR)

Mots-clés :

Imprimer Imprimer cet article