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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 135, janvier 2021

Une révolte de la paysannerie indienne

17 janvier 2021 Convergences

Remarque : ci-dessous, la version publiée dans la revue imprimée, dans le numéro numéro 135 de Convergences révolutionnaires. Une version plus complète de cette article peut être consultée sur cette page


Les débuts de la révolte

Le 25 septembre dernier, un mouvement d’une rare ampleur a débuté dans les régions rurales du nord. Au Pendjab, en Haryana, au Rajasthan, les États du grenier à blé et à riz du pays, des centaines de milliers, puis sans doute plusieurs millions de ruraux ont bloqué les routes et les chemins de fer, manifesté sous le slogan de « Arrêtez de tuer les paysans », avant de mettre à sac les boutiques de téléphonie, les stations service et des magasins appartenant à des grands groupes industriels indiens.

Les agriculteurs sont alors partis assiéger Delhi, la capitale fédérale voisine. Malgré les efforts du gouvernement de l’État de l’Haryana pour barrer la route à ce mouvement du « Delhi Chalo » (vers Delhi !), 300 000 manifestants se sont retrouvés aux portes de la ville, barricadée par la police avec des panneaux métalliques et des blocs de béton. Les dirigeants indiens se souviennent encore de la dernière grande jacquerie paysanne en 1988 qui avait vu un nombre comparable d’agriculteurs en colère mettre à sac leur Boat Club [1]. En attendant, ils laissent les manifestants camper dans le froid, en espérant qu’ils finiront par se décourager ou accepteront de revenir négocier. De leur côté, les paysans assurent être déterminés à rester jusqu’à ce que le Parlement revienne sur les trois Farm Bills votées au mois de juin et à l’origine de la révolte.

En Inde, les ruraux forment toujours les deux tiers de la population, soit environ 900 millions de personnes, même si la part du secteur agricole décline depuis plusieurs années dans le PIB. L’agriculture emploie toujours plus de 40 % des actifs. Il s’agit donc d’une question centrale dans la société indienne.

Les Farm Bills

Les Farm Bills, ces trois «  lois agricoles  », visent à supprimer tout encadrement des prix agricoles, aussi bien en amont du côté des vendeurs, qu’en aval du côté des acheteurs. Le gouvernement Modi veut démanteler les quelque 7 000 mandis, des marchés publics, où les agriculteurs ont la garantie de pouvoir écouler leurs produits selon des prix et pour des volumes fixés à l’avance [2].

Chaque mandi est dirigé par une instance mixte, comptant des représentants du gouvernement, des représentants élus et des délégués paysans. La structure est bureaucratique, et notoirement corrompue, assurant ainsi des revenus importants aux grands propriétaires fonciers, mais elle reste indispensable à une part de la paysannerie moyenne ou petite. Pour autant, ces marchés publics n’étant pas présents sur tout le territoire indien, ils ne concernent qu’une fraction assez minoritaire de la paysannerie indienne, notamment dans le nord et le nord-ouest.

Les stocks constitués dans ces marchés publics sont indispensables à un second dispositif, le système de distribution publique [3], qui touche une population encore plus nombreuse. La « loi sur les produits essentiels », remise en cause par les Farm Bills, permettait jusqu’à présent d’assurer la vente à bas prix de certains produits (notamment blé, riz, sucre, carburant et désormais masques et désinfectant) et obligeait les commerçants à écouler leurs stocks en cas de pénurie.

Ces réformes provoquent une large inquiétude, aussi bien dans les campagnes qu’en ville, car elles sont un premier pas vers le démantèlement intégral du système de distribution publique, dont 40 millions de familles dépendent pour vivre.

Garantir un prix équitable des produits agricoles à certains agriculteurs, tout en assurant à des familles démunies des distributions régulières, signifiait que l’agriculture indienne était jusqu’à présent largement subventionnée par l’État. C’est à cela que s’opposent le gouvernement de Modi et ses partisans qui critiquent l’inefficacité du système pour mieux le détruire, à travers ces trois lois sur l’agriculture.

À qui profite le crime ?

L’arrivée au pouvoir en 2014 de Narendra Modi, le dirigeant du BJP et ancien Premier ministre du Gujarat, a bien marqué une rupture dans la vie politique indienne. Beaucoup de journaux retiennent surtout du programme de Modi ses diatribes enflammées contre l’ennemi – pakistanais ou chinois – et la « cinquième colonne » musulmane. Pourtant, la partie centrale de son programme est la « modernisation » de l’économie indienne.

Au début des années 2000, Modi avait déjà montré dans son État du Gujarat ce qu’était cette modernisation : suppression des protections pour les travailleurs et l’environnement, subventions massives aux grands groupes (ces derniers arrosant en retour le BJP), et suppression des programmes sociaux, notamment ceux qui profitaient aux zones rurales.

Devenu Premier ministre en 2014 et réélu en 2019, Modi applique la même politique au pays tout entier. Les manifestants ne s’y trompent d’ailleurs pas, en saccageant avec constance les propriétés de deux milliardaires très proches du pouvoir, Mukesh Ambani et Gautam Adani, deux des hommes les plus riches du pays.

Ce sont en effet des think tanks financés par ces deux-là qui ont fourni aux parlementaires les textes des lois, ainsi que leurs argumentaires quasiment ficelés à l’avance. Les Farm Bills de 2020 correspondent donc à des exigences directes de magnats indiens qui veulent faire disparaître les circuits de distribution des produits agricoles publics et subventionnés à perte par l’État, pour mettre en place les leurs. Le groupe Reliance Industries de Mukesh Ambani, est d’ores et déjà l’un des mieux positionné. En juillet dernier, il a ainsi lancé, en partenariat avec Facebook, une plate-forme numérique, JioKrishi, qui doit permettre d’uberiser la distribution en contournant de nombreux intermédiaires.

Une telle réforme est donc aussi une remise en cause des positions de la bourgeoisie rurale indienne. Dès lors, la coalition gouvernementale du BJP est elle-même menacée de dislocation, à l’image de la démission de Harsimrat Kaur Badal, ministre de la Transition alimentaire.

Le monde paysan

La révolte contre les Farm Bills n’est pas aussi uniforme que les informations indiennes le montrent : elle est systématiquement présentée comme un mouvement de la paysannerie du nord. Seuls les dirigeants des unions paysannes du Pendjab ou de l’Haryana qui sont interviewés, et les « Arhtiyas » – les gros négociants et courtiers en grains Sikhs du Pendjab, qui contrôlent une bonne partie du commerce du blé et du riz dans les mandis – sont pointés du doigt par Narendra Modi comme leurs adversaires.

Le BJP de Modi prétend s’opposer aux « privilèges » des paysans du nord, qui n’auraient rien de commun avec les intérêts de l’ensemble de la paysannerie. Mais si l’agriculture indienne reste profondément inégalitaire, on comprend mal en quoi les mandis et la distribution de denrées alimentaires en seraient les premiers responsables. Par ailleurs, la coalition des paysans indiens comprend plus de 500 organisations, issues de nombreux États [4], même si le mouvement reste le plus fort dans les États du nord.

Les dirigeants paysans insistent au contraire sur la défense des intérêts de l’ensemble de la paysannerie et de la population. Ce qui est nouveau, car en Inde la plupart des mouvements de contestations sont marques par les aspirations régionalistes, les préjugés xénophobes ou de castes (contre les dalits [5] par exemple), qui ont toujours servi dans les mouvements précédents à délimiter les interlocuteurs du gouvernement, qui bénéficieraient de mesures protectrices.

La paysannerie est loin d’être homogène. Les différences régionales, de castes, de religion, les rapports de force qui en découlent, la morcellent en de nombreuses strates sociales aux intérêts souvent divergents.

Les membres d’une même caste peuvent se retrouver dans des situations différentes en fonction des districts et des régions, mais on trouve une sur-représentation des dalits parmi les paysans sans terre et les métayers. Les fortes densités de population rurale correspondent aussi à une division des situations entre les grands propriétaires fonciers, les petits propriétaires et les métayers (qui louent les terres des propriétaires fonciers pour les cultiver), tous ou presque employant, dans des proportions différentes, des ouvriers agricoles sans terre, la catégorie la plus nombreuse. Les 9/10e des paysans indiens possèdent moins de deux acres de terre (0,8 hectare), voire aucune terre du tout. Dans la petite paysannerie, le nombre de suicides pour cause de surendettement est très élevé : près de 350 000 au cours des 25 dernières années, 10 000 en 2019.

En conséquence, l’exode rural est constant et la part des emplois agricoles est passée de 50 % à 40 % de la population active indienne entre 2005 et aujourd’hui. Mais ce mouvement reste inachevé, car l’industrie indienne est incapable d’absorber un trop-plein de main-d’œuvre.

Le confinement décrété brutalement en 2020 a mis en lumière la situation dramatique de cette population, privée de revenus, dont beaucoup ont dû se résigner à repartir, à pied, dans leurs villages d’origine pour éviter de mourir de faim.

Un mouvement qui dure

Deux actions massives de blocages et de grèves, ou « Bharat Bandh », ont montré l’ampleur du mouvement les 26 novembre et 8 décembre. Certains les ont considérés comme les « grèves générales les plus importantes de l’histoire de l’humanité », même si les chiffres avancés de 200 à 250 millions de personnes restent des estimations difficiles à vérifier. Les Bharat Bandh sont ce qui se rapproche le plus de journées de grèves pan-indiennes, et elles n’ont pas d’équivalent dans le monde par le nombre de travailleurs qu’elles mobilisent. Or, ce sont bien les organisations paysannes qui ont appelé à la seconde action du 8 décembre, avant de recevoir le soutien de nombreux travailleurs des villes et de la plupart de leurs organisations.

La grève du 26 novembre, appelée par presque toutes les centrales syndicales ainsi que par les partis de gauche, était surtout dans l’esprit de leurs dirigeants une « journée d’action », destinée à faire une démonstration de force, mais en aucun cas à construire un mouvement dans la durée, et il n’existe pas pour l’instant de mouvement à la base qui puisse tenter de le faire, en dehors de la paysannerie. La mobilisation du 8 décembre visait à la fois à appuyer et à profiter de la mobilisation paysanne.

Pour autant, les raisons d’entrer dans une lutte contre le gouvernement ne manquent pas non plus pour les travailleurs urbains. D’ailleurs, une autre journée de grève, contre le chômage et la précarité, avait été un large succès le 8 janvier 2020, avant que le confinement ne vienne paralyser le mouvement et ne durcisse encore plus drastiquement les conditions de vie des travailleurs. Le gouvernement d’extrême droite de Narendra Modi avait profité de la situation pour passer plusieurs réformes contre les travailleurs, imité par de nombreux États, bon nombre d’entre eux allant jusqu’à suspendre le code du travail pour trois ans, rétablissant la semaine de travail de 72 heures [6]. Mais le mouvement ouvrier indien n’avait pas répondu par un mouvement d’ensemble : des mobilisations importantes ont pu avoir lieu, comme celles des mineurs en juillet contre l’ouverture de plus en plus importante aux capitaux privés dans un secteur largement public et pour des hausses de salaire, qui a réuni plus de 500 000 grévistes sur trois jours. Les images de l’usine Wistron, un sous-traitant d’Apple près de Bangalore, saccagée lors d’une protestation des ouvriers contre les heures non payées et les retards de salaires, ont fait le tour du monde. Mais ces luttes restent isolées, et la perspective de grandes journées nationales ne suffit pas à changer cet état de fait, en l’absence d’un mouvement qui s’inscrive dans la durée.

Le mouvement de protestation des paysans, en mobilisant des centaines de millions de travailleurs, urbains comme ruraux, et en les faisant descendre dans la rue, en assiégeant la capitale avec l’assentiment d’une large partie de la population, pourrait contribuer à nourrir un départ de feu. Des paysans, et une fraction de la bourgeoisie agraire pendjabie, se sont ainsi trouvés à la tête d’un mouvement de contestation prenant de facto un caractère national et politique. Et si la population paysanne est loin de former un tout homogène, si les projecteurs sont actuellement braqués sur les riches fermiers du nord, sur les négociants et les politiciens avec lesquels ils sont liés, il ne faudrait pas oublier que l’écrasante masse des ruraux est composée de paysans sans terre ou de micro-propriétaires, largement exclus des mesures protectrices des mandis. S’ils se mobilisent également, comme les journaux indiens le remarquaient en notant que le mouvement s’étendait progressivement aux États du sud, c’est donc sur d’autres revendications. Une bonne partie d’entre eux se sentent menacés, à juste titre, par la suppression des produits alimentaires subventionnés. Et les aspirations à la réforme agraire et au partage des terres sont toujours bien présentes : ainsi, le Comité Zameen Prapti Sangharsh (ZPSC) au Pendjab exige des terres pour l’agriculture coopérative des familles dalits sans terre, mais soutient aussi le mouvement actuel à Delhi.

Les paysans peuvent-ils l’emporter ?

Le blé a déjà été semé : les centaines de milliers d’agriculteurs qui se sont installés autour de New Delhi sont prêts à tenir plusieurs mois. Modi a cherché à gagner du temps en proposant de les parquer dans un camp à Sant Nirankari… en échange de la proposition du ministre de l’Intérieur Amit Shah, de venir négocier en personne. La ficelle était grosse, et les manifestants ont refusé. Il fait donner de la voix et de la matraque. Dans l’Haryana, les paysans mobilisés ont eu fort à faire face aux policiers et canons à eau envoyés par le premier ministre BJP de l’État. La police a même été jusqu’à réclamer la réquisition des stades de cricket de Delhi pour y enfermer les manifestants. Le Premier ministre de l’État de Delhi s’est solidarisé avec les manifestants, et l’a ainsi empêché. Si l’ensemble du mouvement paysan insiste sur son caractère pacifique, c’est parce que la répression en Inde est le plus souvent féroce. Dernier épisode en date : la Cour suprême indienne demande au gouvernement de suspendre l’application des Farm bills… Pour mieux demander aux paysans d’accepter la voie du compromis, avec la mise en place d’un comité de quatre experts chargés de résoudre le conflit. Les organisations paysannes ont tenu bon jusqu’ici, en maintenant leur demande de l’abrogation définitive.

Dans un pays frappé de plein fouet par la récession économique, où le chômage dans les villes atteint des records, la poursuite du mouvement pourrait devenir un point de fixation et l’amorce d’une crise politique pour Modi et le BJP.

L’Inde compte douze centrales syndicales, dont le All India Trade Union Congress (AITUC) fondé en 1920, et plus de 60 000 syndicats locaux qui sont affiliés à l’une ou l’autre de ces centrales. La gauche indienne reste à la fois forte de ses nombreux partisans et particulièrement divisée. Le Bengale occidental a été gouverné jusqu’en 2011 par le Parti communiste d’Inde (marxiste), qui gouverne toujours l’État du Kérala à la tête d’une coalition. Mais ce sont bien les paysans qui sont l’élément dynamique dans les luttes de classe indiennes en ce moment. Et dans le contexte actuel, les intérêts des travailleurs coïncident pour une bonne part au niveau politique avec ceux des paysans : contre le gouvernement Modi au service du capitalisme en Inde, contre les restrictions de libertés, contre les violences de sa police et de ses milices, contre les réformes « pro-business » dans l’industrie et dans l’agriculture, pour des mesures d’urgence face à la crise et à l’épidémie.

Pour chasser Modi, les travailleurs auraient vraisemblablement à entrer eux aussi dans une lutte prolongée. Une mobilisation des travailleurs indiens pourrait avancer ses propres revendications, et la force des mobilisations sociales pourrait surmonter les divisions entretenues par le pouvoir nationaliste hindou.

Mais pour avoir une possibilité de gagner face au gouvernement, la question se poserait inévitablement de s’adresser à toutes les autres composantes de la société, agriculteurs, Dalits et minorités religieuses, et leur proposer une lutte commune. À commencer par les paysans qui assiègent Delhi.

Les travailleurs indiens ont eu raison de marquer leur soutien aux revendications des agriculteurs mobilisés, y compris une distribution de terres en direction de la petite paysannerie et l’annulation des dettes, comme ils l’ont fait les 26 novembre et 8 décembre. Et nombre d’entre eux continuent de le faire autour des campements des agriculteurs mobilisés. La date du 26 janvier, avancée par les organisations paysannes, sera le prochain grand rendez-vous de ce mouvement.

16 janvier 2021, Herman Kruze et Pierre Hélelou


[1En octobre 1988, un notable jat (une population d’environ 120 millions de personnes dans le nord de l’Inde), de haute caste, Mahendra Singh Tikait, avait déjà conduit une foule gigantesque, peut-être 500 000 personnes, venue des districts occidentaux de l’Uttar Pradesh pour assiéger Delhi. À l’époque, les paysans révoltés exigeaient le maintien des subventions étatiques pour la culture de la canne à sucre.

[2Les mandis sont des marchés publics créés lors de la colonisation visant à constituer des stocks stratégiques pour contrôler le prix d’achat par les consommateurs, notamment le coton acheté par les industriels de Manchester. Après l’indépendance en 1947, le nouveau gouvernement indien en fit un outil d’incitation pour les agriculteurs afin d’encourager à la hausse de la production : certains produits (notamment le riz et le blé) sont achetés à des prix fixés avant d’être vendus aux enchères à des commerçants agrémentés.

[3Le système de distribution publique a été mis en place suite à la famine meurtrière du Bengale (1942) : il s’agit d’un système de rationnement qui s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui. Il consiste en une dotation en nature (35 kg de céréales par mois et par famille au maximum). En dépit de l’ampleur de ce programme alimentaire, il reste largement insuffisant par rapport aux besoins de la population et de la sous-alimentation chronique. Beaucoup de zones rurales sont dépourvues de « ration shops », et ne peuvent pas en bénéficier.

[4Le Comité de coordination de toute l’Inde Kisan Sangharsh (AIKSCC) a été formé en 2017 et compte plus de 500 groupes affiliés sur l’ensemble du pays.

[5Parfois appelés « Intouchables », il s’agit de la plus basse position dans le système des castes.

[6Les États de l’Uttar Pradesh et du Madhya Pradesh, dirigés par le BJP, ont été les premiers à suspendre le code du travail, avant d’être imités par beaucoup d’autres, faisant dire à un responsable syndical de la CITU : « Nous sommes revenus au 19e siècle. Ils ont rétabli le travail forcé. »

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