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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 139, juin 2021 > Amérique latine : Colombie, Chili

Une militante de La primera línea de Colombie témoigne

2 juin 2021 Convergences Monde

La mobilisation initiée le 28 avril en Colombie ne plie pas malgré la répression militaire et policière, sans compter les escadrons de la mort. Les disparus lors d’arrestations arbitraires sont retrouvés démembrés dans les bennes à ordures et les images circulent des cadavres qu’on jette dans les fleuves. À Cali, on met le feu aux corps encore en vie, les blessés par projectiles remplis d’acide sont décomptés, les blessés par balles sont légion ; des généraux du régime menacent de lâcher toutes les brides de la violence en mobilisant toutes les forces armées, chaque soldat, chaque réserviste, si en juin le pays est encore plongé dans le « chaos ». D’ailleurs, ce samedi 29 mai, le président Duque a donné carte blanche à l’armée pour réprimer Cali, foyer de la contestation sociale, où on a compté dix morts pour cette seule journée. Ce même jour, ils furent pourtant plusieurs dizaines de milliers à manifester dans les grandes villes du pays. Officiellement on compte presque une centaine de morts, plus de 800 disparus, des milliers de blessés. Les militants révolutionnaires colombiens avec lesquels nous sommes en contact s’attendent à des bilans de plusieurs centaines de victimes de la répression.

C’est dans ce contexte critique que continuent à se battre des jeunes des quartiers, des travailleurs, des étudiants, et des jeunes femmes comme Arcoíris (Arc-en-ciel en castillan) qui nous accorde une entrevue à visage découvert sur une application cryptée. Âgée d’à peine une vingtaine d’années, elle s’est déplacée exprès de sa région d’origine pour participer au mouvement.

Primera línea

« Dès le début, j’étais en première ligne » nous dit-elle. Lorsque l’appel à la mobilisation du 28 avril fut lancé, elle a décidé de quitter sa région, elle s’est déplacée comme elle a pu dans un territoire aux voies ferrées quasi inexistantes, entre le nord de la vallée du Cauca jusqu’à Cali, épicentre depuis plus de trente jours de la résistance. Elle savait qu’il se passerait quelque chose là-bas. Arcoiris travaillait devant les webcams, comme « actrice porno » dit-elle mi-gênée, en riant, elle n’arrivait pas à joindre les deux bouts. Elle raconte « je n’ai jamais aussi bien mangé de ma vie que sur ces barricades » et ce grâce aux repas collectifs organisés par les militants. Avant elle avait toujours faim, elle dit « dans ce pays tout le monde a faim et beaucoup ont perdu leur maison… Ils disent que nous faisons basculer le pays dans l’effondrement mais tout était déjà dans cet état depuis longtemps. »

Sur les points de résistance, de blocages de route, chacun choisit son poste ou l’invente, certains sont aux cuisines, d’autres à la logistique, comme son camarade, que nous appellerons Lluvia, c’est-à-dire Pluie. À ces points de résistance, on bloque la circulation, mais on gère aussi l’entrée et la sortie des convois humanitaires, nourriture, essence, médicaments. De véritables centres hospitaliers d’urgence ont émergé et ils sont gérés par des médecins, des chirurgiens, des infirmiers.

« Oui, ce ne sont pas seulement des étudiants en médecine ou du personnel des hôpitaux en colère à cause des conditions de travail, certains d’entre eux n’ont pas été payés depuis des mois… les hospitaliers de toute situation viennent nous filer un coup de main, car souvent il faut opérer sur place, extraire les balles au plus vite. »

À visage découvert

Arc-en-ciel n’a pas été élue porte-parole – vocera – par la voie du vote lors des assemblées populaires qui sont tenues à un rythme quotidien, à la différence de son camarade Lluvia.

« Je suis porte-parole de Uni-resistencia… mais je n’ai pas été élue. En arrivant à Cali, j’ai tout de suite pris place en première ligne dans ce point qui s’appelait auparavant Univalle… quelques jours après a eu lieu le massacre de la Luna, nom d’un autre point de résistance. La police et l’armée leur ont tiré dessus à tout-va… volearon bala (ils ont fait pleuvoir les balles) et beaucoup de mes amis sont morts. J’ai passé la nuit à pleurer. Ce qui m’énervait le plus, c’était ce qu’ils disaient dans ces médias de merde, RCN et Caracol. Ils n’arrêtaient pas de répéter que c’étaient des terroristes et leur argument était que s’ils avaient été innocents ils n’auraient pas eu le visage masqué. J’ai donc décidé le lendemain de ne plus jamais couvrir mon visage. Mes camarades, en voyant que je montrais ma tête en première ligne, m’ont désignée immédiatement porte-parole. Ils m’ont dit : Toi t’as le courage de t’exposer... c’est toi qui iras parler. »

La démocratie de la base s’organise

Lors des assemblées elle ne prend pas souvent la parole, elle préfère écouter et contrôler qu’on ne dérive pas de l’ordre du jour. Elle fait le récit des assemblées des assemblées :

« Après les assemblées locales, qui se tiennent tous les jours, lors desquelles on discute l’agenda politique et culturel, on réunit les propositions politiques et d’auto-défense et on les apporte à l’assemblée des assemblées.C’est dans ce cadre que se réunissent tous les porte-paroles de la vingtaine de points de résistance de la ville de Cali, c’est là-bas que l’on fait des choix stratégiques pour la suite du mouvement sur ces points de blocus. On y échange à propos des revendications qui sont portées par toutes et tous, mais surtout les gens parlent enfin de ce qu’ils vivent depuis des années… Ce n’est pas toujours très discipliné, mais on apprend jour après jour à respecter les tours de parole, et en vérité je ne crois pas que cela soit mauvais tout ce bordel. Certaines personnes entrent en transe, littéralement, quand elles ont le micro. Elles disent ce qui leur est arrivé, à eux, à leur famille, et ils ne veulent plus se taire. il y a quelque chose de l’ordre de la thérapie collective qui a lieu. » Elle n’a pas jugé bon, pour ne pas éveiller les soupçons, de nous dire le nombre de personnes qui participent aux réunions et donner la taille des lieux possibles.

Les perspectives politiques

Elle ne sait pas s’ils vont triompher, Arc-en-ciel est pessimiste. Elle pense que « l’Uribismo [1] est trop systématisé » et surtout ne pas pouvoir être là pour voir la fin de ce régime. « Je serai morte entre-temps… de toute façon, je m’en fous de mourir maintenant, c’est ça ou crever de faim, ça ne change rien. Je pense même qu’on est sur écoute là », elle s’esclaffe, « qu’ils me voient, je sais que je me prendrai une balle tôt ou tard, pendant ou après tout ça. Au moins maintenant tout le monde est obligé d’affronter ce qu’on se cachait depuis des années… et regarde, on a fait tomber les réformes. Le changement est lent. Tout ça ne se fera pas en un seul jour, mais on a commencé un mouvement, il ne faut pas qu’il s’arrête. »

Une rupture de générations

  Elle parle des anciens, de la manière dont leur cerveau a été « lavé » par les médias nationaux, durant des années. « Même aujourd’hui, beaucoup ne comprennent rien à ce qu’il se passe. ils ne vont pas sur les réseaux sociaux comme nous… ma mère m’a demandé : pourquoi tu risques ta vie pour rien ? Tu dois payer ce qu’ils te disent de payer et puis c’est tout ! »

Sa mère ne comprend pas qu’ils en ont assez de vivre sans horizon. Selon Arcoíris, il y a deux problèmes liés aux décennies de propagande, celui de la pédagogie politique, car il faut expliquer ce qu’est une réforme fiscale et en quoi cela va empirer les conditions de vie, et ce qui se passera avec la privatisation à outrance de la santé.

« Cela, on tente de l’organiser lors des assemblées des assemblées, afin d’expliquer aux gens pourquoi on est là, on passe notre temps à répéter, à expliquer… »

Mais il y a aussi le fait que la plupart des gens pensent que la politique, ce n’est pas pour eux, alors qu’ils devraient s’y investir. Cette dépolitisation l’énerve au plus haut point « c’est comme ça qu’ils nous ont habitués à vivre dans la misère ».

Elle regarde froidement la situation, oui il y a beaucoup de jeunes dans la rue, mais on demeure divisés, avec les travailleurs par exemple. Certes, certains d’entre eux ont carrément quitté leur travail et nous ont rejoint, mais ils ne sont pas nombreux. Elle se plaint, « les gens ne pensent qu’à remplir leur assiette, ils ont peur de perdre les miettes qu’on leur donne et puis oui… à cela s’ajoute la menace d’être tué ».

Il est environ 18 h 30 à Cali, Arc-en-ciel poursuit son récit pendant qu’elle prépare son repas. Elle prévient qu’elle devra bientôt quitter l’appel. Elle se trouve sur un point de résistance et elle vérifie en permanence que les sentinelles sont à leur poste, ils sont en effet souvent attaqués par la police et les militaires, mais aussi par les habitants de Ciudad Jardin, un quartier résidentiel sécurisé où vivent ceux qui appartiennent aux échelons les plus hauts en termes de revenus. Ce sont les couches les plus aisées qui les harcèlent avec des vidéos menaçantes sur les réseaux et toute sorte d’ultimatums. Le soir, ils viennent ivres et drogués, ils tirent au hasard sur les barricades en hurlant comme des fous et en conduisant des 4x4 luxueux. On dort peu sur les points de résistance, tout le monde est harassé, sur les nerfs et cela se sent lors des assemblées.

Arc-en-ciel surveille la zone, c’est ce qu’elle fait en se levant et en se couchant. Elle vérifie que tout le monde est là, que tout le monde va bien et puis elle jette un coup d’œil sur les boucliers, les bâtons, tout ce qu’ils ont à disposition pour se défendre. Dès l’aube, on remet les voitures bien en place pour bloquer la voie, on refait les barricades, puis les dames qui font à manger arrivent pour préparer le déjeuner. Ils devront affronter à nouveau ceux qui ne comprennent pas, ceux qui sont énervés par ces blocus, mais aussi les policiers, l’armée et les milices en chemise blanche.


[1Du nom du régime de corruption et de violence liée au trafic de drogue et aux expropriations de paysans de l’ancien président Alvaro Uribe.

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