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Thaïlande : « Vive le peuple, à bas la dictature ! »

22 octobre 2020 Article Monde

Depuis quelques semaines, les manifestations de la jeunesse thaïlandaise contre le Premier ministre Prayuth Chan-o-cha et l’institution archaïque de la monarchie ont repris avec une ampleur inédite. Presque quotidiennement, des dizaines de milliers d’étudiants et de lycéens descendent dans la rue, malgré l’intensification de la répression opérée par le gouvernement depuis le 16 octobre.

Derrière le Premier ministre, ancien général et organisateur en chef du putsch de 2014, c’est tout un système, archaïque, vieillot et patriarcal qui semble être rejeté par les jeunes, dans ce pays qui a connu plus de vingt tentatives de coups d’État – pour douze « réussites » ! depuis l’abolition de la monarchie absolue en 1932.

Le dernier coup d’État de 2014 avait fait suite à plusieurs années de crise sociale et politique, opposant les « chemises rouges », en soutien à l’ex-Premier ministre populiste Thaksin – chassé en 2006… par un coup d’État ! – puis à sa sœur Yingluck Shinawatra élue Première ministre en 2011, aux « chemises jaunes » royalistes, soutenues par des parties de l’état-major de l’armée.

Plus encore qu’après les putschs précédents, le gouvernement mené par Prayuth a depuis 2014 mis en place une répression systématique de l’opposition. La place de l’armée, déjà centrale, a été encore renforcée puis formalisée dans la Constitution. L’application de la loi de « lèse-majesté » – dont l’abrogation est l’une des revendications du mouvement actuel – a été systématisée. Bien pratique pour la junte militaire au pouvoir : toute critique au gouvernement devenant par ricochet une critique de la monarchie tombe dès lors sous le coup de la loi.

Depuis février, la contestation reprend

Les manifestations qui secouent depuis plusieurs mois le pays ont été déclenchées par la dissolution en février dernier du Future Forward Party, un parti libéral mené par un jeune milliardaire. Aux élections législatives de mars 2019, censées engager un retour à la démocratie du pays mais verrouillées dans les faits par la junte militaire, ce parti avait néanmoins séduit une partie de la jeunesse avec son programme de démocratisation visant à restreindre l’influence de l’armée dans la vie politique du pays.

La première phase du mouvement de contestation est restée essentiellement cantonnée à la jeunesse universitaire avant d’être interrompue par la pandémie de la Covid. Mais depuis juillet, le mouvement a retrouvé un second souffle, avec des manifestations massives et un élargissement des revendications à une réforme plus vaste de la monarchie. Celle-ci, fait inédit, est directement ciblée par les manifestants qui dénoncent les liens entre la junte militaire et le palais royal. Autre carburant de la mobilisation : l’augmentation de la pauvreté et du chômage pour une grande majorité de la population. Si le pays a été relativement épargné par le virus, les conséquences économiques ont été désastreuses avec une baisse du PIB prévue à 8,9 % dans l’un des pays les plus inégalitaires du monde (d’après le Crédit suisse, 1 % de la population possède plus de 50 % des richesses [1]). Plus de la moitié des travailleurs sont dans le « secteur informel » et n’ont bénéficié de fait d’aucune aide au moment du quasi-arrêt de l’économie au printemps.

Les manifestations ont ainsi pris une nouvelle ampleur à partir du 18 juillet, avec des dizaines, voire des centaines de milliers de manifestants à Bangkok, et dans une vingtaine de provinces. Les trois revendications principales sont la dissolution du Parlement, et donc la démission du Premier ministre, la fin de la répression politique et l’élaboration d’une nouvelle Constitution. Plus largement, un sentiment générationnel contre le vieux système corrompu a débouché sur une remise en cause plus vaste de la monarchie, cristallisée par le hashtag #whydoweneedaking [2]. Le roi, qui passe une bonne partie de l’année dans des hôtels de luxe bavarois en s’accaparant les fonds d’État, représente pour les manifestants tout ce qu’il y a de pire dans le système politique corrompu de la Thaïlande. Une grande place dans le mouvement a été prise par des jeunes femmes, et des militants et militantes LGBTQI, réclamant entre autres le droit à l’avortement et la légalisation du mariage homosexuel, alors que le Premier ministre annonce que l’égalité homme-femme « risque de détériorer la société thaïlandaise ».

« Vous pouvez pas tous nous tuer ! Nous sommes partout ! »

Après avoir tenté de jouer la montre avec des déclarations vagues en pariant sur un essoufflement de la contestation, le gouvernement a maintenant choisi la répression. L’état d’urgence a été déclaré le 15 octobre, après que le convoi royal ait été perturbé par des manifestants. Dans les jours suivants, les forces de l’ordre ont attaqué les cortèges et arrêté les principaux leaders du mouvement démocratique. Le Premier ministre a ouvertement menacé de mort les protestataires. « You can’t kill us all » ont répondu slogans et pancartes dans les manifestations quotidiennes des derniers jours, qui semblent avoir encore pris de l’ampleur malgré la répression. Le 18 octobre, pour le quatrième jour de suite, des dizaines de milliers de manifestants ont bravé l’interdiction de se rassembler. Le gouvernement pensait éteindre la contestation avec sa répression : il n’a fait qu’en aviver encore plus les braises.

Fait notable : contrairement aux coups de colère fréquents des dernières années, le mouvement ne semble pas se rassembler derrière les représentants de l’opposition parlementaire, peu en prise avec les événements. Prônant une organisation « décentralisée », illustrée par le slogan anti-répression « nous sommes partout », le mouvement de contestation s’est groupé autour de mots d’ordre sur les réseaux sociaux et de quelques leaders étudiants, pour beaucoup incarcérés depuis quelques jours. Dans leurs méthodes, les manifestants s’inspirent ouvertement du mouvement de protestation à Hongkong, qui leur a récemment rendu hommage en manifestant devant l’ambassade de la Thaïlande.

Si, pour le moment, le gros du mouvement semble être essentiellement constitué de la jeunesse urbaine et souvent scolarisée, le ras-le-bol et la détermination de cette jeunesse, symbolisés par le geste de défiance des trois doigts levés emprunté au film Hunger Games [3], pourraient bien servir de cri de ralliement bien plus large pour la population thaïlandaise exténuée par les inégalités, la mainmise de l’armée et la corruption.

Dima Rüger


[1Voir le Global Wealth Databook annuel du Crédit suisse, dont le PDF est accessible en ligne. En 2016, 58 % des richesses étaient accaparées par les 1 % les plus riches, chiffre légèrement en baisse puisque le rapport de 2019 donne un chiffre de 50,4 %.

[2« Pourquoi avons-nous besoin d’un roi ? » en français.

[3Dans la série de films basée sur les romans du même nom, les trois doigts levés sont adoptés par la rébellion contre « le Capitole », la dictature de l’univers des romans.

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