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Prostitution : au cœur de l’oppression des femmes

27 novembre 2022 Article Politique

(Photo : Hambourg en 2014. Crédit : hh oldman, wikimedia)

Le 25 novembre est la journée internationale de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Le mouvement #MeToo a, depuis son essor en 2017, redonné une impulsion aux luttes féministes ; il a montré largement à quel point les violences faites aux femmes et aux minorités de genre étaient diffuses, enracinées dans la société, dans les couples et dans la famille ; à quel point aussi elles étaient banalisées, rendues invisibles.

Il paraîtrait naturel que la prostitution, une des pires violences contre les femmes, les minorités de genre et les enfants, qui les force à vendre leur corps au mépris de leur dignité, soit combattue au même titre. Pourtant, depuis quelques années, des débats sont nés au sein du mouvement féministe lui-même autour de cette notion, et certains remettent en cause la position abolitionniste. Ces courants, qui revendiquent l’expression de « travail du sexe » pour convaincre que la prostitution est une activité comme une autre, prennent de plus en plus d’ampleur et ont trouvé de l’influence jusque dans l’extrême gauche.

La prostitution : un enfer avant tout pour les femmes

On estimait en 2012 que 45 millions de personnes dans le monde se prostituaient. Par nature imprécis, ce chiffre était très probablement sous-estimé et ne peut pas prendre en compte la prostitution occasionnelle. La plupart des études récentes montrent que le phénomène est en progression dans le monde comme en France, où on dénombrait 50 000 personnes prostituées en 2019, 10 000 de plus qu’en 2017.

Dans leur très grande majorité (à 80 %) les personnes prostituées sont des femmes, mais il faut y ajouter les enfants, qui en sont également les principales victimes, tous genres confondus. En Allemagne, aux Pays-Bas (où le proxénétisme et la prostitution des personnes majeures sont légaux) l’âge moyen d’entrée dans la prostitution se situe entre 13 et 16 ans.

En France, 70 % des personnes prostituées sont étrangères et issues des réseaux de traite et de proxénétisme. Ceux-ci organisent directement le voyage de leurs victimes, ou bien profitent des situations de vulnérabilité des personnes migrantes pour les exploiter. De manière générale, ce sont les populations les plus précaires de la société qui se prostituent : victimes de racisme et personnes transgenres sont surreprésentées parmi les personnes prostituées.

L’entrée dans la prostitution se fait bien souvent par la contrainte ou l’emprise et la manipulation. Si d’autres parcours peuvent expliquer cette entrée, ils sont toujours chaotiques et fragilisants, causés par la misère sociale et la violence ambiante. 80 % des personnes prostituées ont subi des agressions sexuelles dans leur enfance, souvent incestueuses. À quoi s’ajoute bien sûr l’attrait de « l’argent facile » – et de l’argent tout court tant la misère y pousse –, une image parfois glamour et « libérée », ou la pression des pairs, notamment dans le cas des mineures.

Ensuite, une fois ces personnes véritablement entrées dans le système, c’est un cycle de violence sans fin qui se perpétue lui-même : violences sexuelles, violences psychologiques qui plongent leurs victimes dans des états traumatiques, dissociés. Pour tenter de supporter ces conditions de vie insoutenables, le recours aux drogues, à l’alcool est fréquent, souvent encouragé par les proxénètes qui y voient un bon moyen d’accrocher leurs victimes. L’argent est confisqué ou dépensé aussitôt gagné, et les personnes prostituées sont perpétuellement endettées auprès de leurs proxénètes. Pour l’immense majorité des personnes prostituées, c’est une réalité sordide dont elles souhaitent sortir. Aux États-Unis, entre huit et neuf prostituées sur dix déclarent vouloir sortir de la prostitution. Beaucoup de femmes qui ont réussi à échapper à cet enfer se déclarent elles-mêmes « survivantes ».

À cette vie s’ajoute le regard de la société, la stigmatisation permanente et misogyne qui voit les prostituées comme des « femmes de mauvaise vie » responsables de leur sort, et comme des dangers pour la société « respectable » ! Pour cette morale obscurantiste et sexiste, la responsabilité des hommes qui assouvissent leurs désirs sur ces corps que l’argent réduit à leur merci n’est pas en cause, ce sont les femmes qui sont immorales. Dans cette vision du monde, toute femme est d’ailleurs suspecte d’être une « putain » dès lors qu’elle cherche à s’extraire du carcan dans lequel la société voudrait la maintenir, celui du rôle de mère, astreinte à ne se préoccuper que des tâches domestiques qui ne laissent guère de temps pour autre chose.

Ainsi, la prostitution n’est pas seulement une violence inouïe contre celles qui en sont directement victimes : c’est aussi une violence de genre, contre toutes les femmes et minorités de genre à leur suite, car c’est l’accès permanent à leur corps et la négation de leur dignité. Symptôme éclatant de l’oppression de genre, la prostitution contribue à perpétuer cette oppression et à banaliser l’ensemble des violences sexistes, en autorisant l’avilissement de toute une partie de l’humanité à l’état d’instrument de jouissance.

Le prohibitionnisme puritain : une double peine hypocrite

Pas étonnant donc que la morale puritaine et hypocrite – à l’origine des politiques qu’on qualifie de « prohibitionnistes » qui interdisent de se livrer à la prostitution – pénalise en fait les premières victimes de la prostitution. Une double peine qui a souvent pour conséquence d’encourager la prostitution en contraignant encore davantage les prostituées à recourir à la « protection » des proxénètes et à multiplier les passes pour payer les amendes qui sont censées les décourager. C’est pourtant ce régime légal qui a encore cours dans de très nombreux pays du monde, souvent les mêmes dont les législations sur la famille ou l’homosexualité sont rétrogrades. Mais même en France, jusqu’en 2016, existait le délit de « racolage » qui pénalisait les prostituées les plus précaires.

Les avocats de la prostitution : « travail du sexe » et prostitution « libre »

Face à cette hypocrisie, des courants « réglementaristes », qui militent pour une légalisation et un encadrement légal, soutiennent que c’est le seul moyen d’alléger le fardeau des personnes prostituées. Ces courants dits « pro-prostitution » disent défendre les droits des prostituées, et déclarent que le « droit de se prostituer » relève de la libre disposition de son corps, faisant le parallèle avec la liberté de recourir à l’avortement. Ils militent pour l’emploi d’un vocabulaire plus neutre, plus « positif », notamment avec l’expression « travail du sexe », qui range la prostitution au rang de travail comme un autre. En réalité, sous couvert de défense des droits des prostituées, voire des droits des femmes, ces courants défendent de fait surtout ceux des proxénètes (qu’ils appellent des « managers ») et de leurs clients à user et abuser du corps des femmes.

Selon eux, l’exploitation étant la réalité générale des travailleurs sous le capitalisme, il n’y a en fait rien d’anormal à l’exercice de la prostitution, il n’y a que vente de « services sexuels ». Mais le « service sexuel », c’est le droit de soumettre l’autre jusqu’au cœur de son intimité ! Que le capitalisme cherche à marchandiser tout ce qu’il peut, c’est certain. Mais doit-on s’y résigner ? Comment lutter contre l’exploitation si on ne lutte pas contre ses formes les plus répugnantes ?

Un autre argument en faveur de la prostitution consiste à distinguer la prostitution forcée, la traite, d’une prostitution libre, choisie par les personnes concernées.

Sans doute existe-t-il une minorité qui choisit « librement » ce « métier » (dans des conditions sociales, économiques, sexistes, racistes, qui sont, de toute façon, toujours contraignantes). Pour autant, peut-on si facilement distinguer prostitution contrainte et volontaire ? Individuellement, au cas par cas, peut-être. On peut même parfois rencontrer l’argument que la prostitution est un moyen de récupérer une forme de pouvoir dans la relation, de contrôle sur son corps. Que ce soit le ressenti de certaines personnes qui l’ont pratiquée, c’est possible. Mais en quoi ces situations peuvent-elles occulter le fait que, dans l’immense majorité des cas, la prostitution est contrainte par la violence, non seulement sociale, mais la violence tout court ?

La prostitution est un système nourri par des réseaux mafieux, qui engrange des profits gigantesques. Le chiffre d’affaires de ce qui est une véritable industrie en Allemagne représentait 15 milliards d’euros en 2019. Les prostituées qui ont « choisi » n’évoluent pas en dehors de ce système, elles côtoient d’autres prostituées qui sont manifestement contraintes à le faire. Dans ces conditions, comment croire qu’il est possible de séparer le proxénétisme et la traite d’êtres humains d’une part de la prostitution libre de l’autre ? En quoi la prostitution dans sa réalité globale a-t-elle quoi que ce soit à voir avec le contrôle des femmes sur leur propre corps ? C’est très exactement l’inverse. À l’heure de l’uberisation, où des réseaux « érotiques » comme OnlyFans prospèrent légalement et constituent une porte d’entrée privilégiée dans la prostitution, « l’auto-entreprenariat » est le meilleur déguisement de l’exploitation – y compris sexuelle. Il n’y a pas de liberté de se prostituer sans liberté de prostituer autrui. Les patrons aussi, lors des grèves, en appellent à la « liberté du travail »…

Au-delà même de cet aspect, alors que le mouvement MeToo et ses suites ont mis en lumière la culture du viol, l’invisibilisation des violences, l’acceptation banale par la société des pires sévices, la tentative de séparer la traite et la prostitution « consentie » paraît bien vaine. Dénoncer cette violence, est-ce « infantilisant » pour les personnes adultes et volontaires qui se prostituent ? Autant dire qu’il serait infantilisant de dénoncer toute forme d’oppression, à partir du moment où elle ne serait pas vécue comme telle. C’est justement le propre des oppressions d’avancer de façon insidieuse. Pensons au discours sexiste, très répandu, qui voudrait que les victimes de violences conjugales qui restent avec leur conjoint sont consentantes, puisqu’elles ne le quittent pas. Une telle façon de penser le problème, très individualisante, masque toute la complexité des situations en faisant peser la responsabilité sur les premières victimes. C’est une lutte politique que de dévoiler et dénoncer ces oppressions, de convaincre qu’elles en sont en donnant corps à la possibilité qu’elles disparaissent.

Le réglementarisme : lutter contre les effets pervers de l’abolitionnisme ?

Certains arguments de ces courants réglementaristes sont plus pragmatiques, et mettent en avant l’intérêt des personnes prostituées. Sans nécessairement défendre la prostitution dans son principe, ils la posent plutôt comme un « mal nécessaire » dont la mise hors-la-loi a des effets pervers. Selon eux, légaliser la prostitution permettrait d’en encadrer les pires excès et violences, qui seraient en fait causés par l’illégalité elle-même et non pas inhérente à la prostitution. Sans voir que la légalisation d’un phénomène, si tant est qu’elle en limite les excès, permet à coup sûr sa généralisation. La fin de la prohibition aux États-Unis n’a supprimé ni l’alcoolisme, ni le trafic d’alcool. D’ailleurs, les exemples de tous les pays où ces réglementations ont été adoptées sont parlants : la prostitution illégale ne se résorbe pas, au contraire, elle prospère à côté de la prostitution légale. Mineures et migrantes sans-papiers continuent d’être exploitées sexuellement pendant que le nombre de personnes prostituées explose. Aux Pays-Bas, où la prostitution est légale et encadrée, 70 % des personnes prostituées sont victimes de réseaux de traite humaine.

Quant à l’idée que réglementer permettrait d’éviter les violences que subissent les prostituées, c’est faux : en Allemagne, entre 2002 et 2018, 57 personnes prostituées ont été assassinées. En Espagne, on décomptait 31 meurtres entre 2010 et 2015. Aux Pays-Bas, entre 2000 et 2018, c’étaient 28 personnes qui étaient tuées. Au-delà des assassinats, le taux de mortalité des personnes prostituées est entre 10 et 40 fois plus élevé que celui de la population générale, indépendamment de la législation. En même temps, la prostitution dans son ensemble se banalise. Un pays comme l’Allemagne, qui a légalisé la prostitution en 2002, compte entre 100 000 et 400 000 personnes prostituées. La France, qui applique des politiques abolitionnistes et dont la population est du même ordre de grandeur, en dénombre 35 000 à 50 000. Non seulement le nombre de victimes augmente mais le nombre d’hommes ayant recours à la prostitution progresse aussi. En Espagne, où la prostitution est légale et les bordels tolérés, 39 % des hommes ont eu recours à la prostitution. En Italie, c’est la même proportion d’hommes adultes, autrement dit 9 millions d’hommes. Quels effets cela a-t-il sur leurs rapports avec les autres femmes et leur vision des femmes en général ?

La pénalisation du client : quelle efficacité ?

En France, en même temps qu’était abrogé le délit de racolage, une loi dite de « pénalisation du client » a été introduite, s’inspirant d’une série de mesures adoptées dans les pays scandinaves pour lutter contre la prostitution. L’achat d’actes sexuels est devenu un délit, et des parcours de sortie de la prostitution étaient prévus au travers de subventions à des associations agréées. Cette loi a donc inversé la charge pénale : ne sont plus considérées comme coupables les victimes prostituées, mais les clients.

Cette loi a été dénoncée par les courants pro-prostitution, prétendant parler au nom des personnes prostituées, avec l’argument qu’elle les contraignait à s’éloigner des centres-villes et à se cacher, donc à prendre plus de risques, tout en augmentant le pouvoir de négociation du client. On a vu que ces arguments ne tiennent pas : les mêmes problèmes sont observés dans les pays qui légalisent la prostitution, simplement s’y ajoute sa banalisation et sa diffusion. Il n’est donc pas étonnant que la lutte contre la prostitution mette précisément en lumière les cas les plus violents, ceux qui ne disparaîtront pas par la simple vertu d’une loi.

Certes, que l’État, même bourgeois, déclare hautement et clairement qu’il est inadmissible d’acheter le corps d’un être humain, c’est une bonne chose. Mais que peuvent des mots face aux faits ? Six ans après, le manque de moyens est dénoncé par les associations liées au dispositif. Seules 568 personnes sur les 50 000 estimées ont été accompagnées entre 2016 et 2021 : une goutte d’eau. La loi prévoit aujourd’hui des visas de six mois pour les personnes prostituées qui se signaleraient : non seulement c’est une durée ridiculement courte, mais cela demande aussi de le faire en avançant que l’on est une personne prostituée. Si, officiellement, la collaboration avec la police n’est pas requise, dans les faits, c’est très souvent le cas. C’est donc se mettre en confrontation avec les réseaux de traite. Par ailleurs, les politiques de fermeture des frontières priment bien souvent sur cette loi, et il n’est pas rare que les personnes prostituées soient d’abord vues par la police comme étant des sans-papiers plutôt que comme victimes de la traite. De la même façon, bien des institutions locales continuent à pénaliser les prostituées elles-mêmes par des règlements municipaux spécifiques interdisant le stationnement de véhicules de prostitution par exemple. Ainsi à Toulouse, en 2017, seuls 47 clients ont été verbalisés, alors que 1 047 amendes ont été délivrées à des personnes prostituées pour non-respect des arrêtés municipaux.

Parallèlement, même les moyens répressifs de la loi pourtant dite de « pénalisation des clients » sont pour le moins réduits : seuls 1 300 clients sont verbalisés par an en moyenne. Pas de quoi dissuader grand-monde, quand on sait que plus d’un homme sur dix a encore recours à la prostitution en France. Quant au dispositif de prévention et d’éducation, s’il était prévu dans la loi, il est presque inexistant.

À bien des égards, la loi est restée lettre morte.

S’appuyer sur l’État bourgeois ou sur les luttes ouvrières ?

Au fond, même dans la position féministe abolitionniste, ce qui est inconsistant, c’est l’idée de se reposer sur l’État bourgeois, le meilleur défenseur de l’ordre social qui est la source du phénomène.

L’idée de la loi de pénalisation du client visait à tarir la « demande » en pariant que cela entraînerait la cessation de « l’offre ». Mais dans une société où la misère est perpétuellement reproduite par l’exploitation capitaliste, où l’oppression des femmes est à la fois un immense marché et une soupape pour diriger les rancœurs et les frustrations des exploités contre eux-mêmes, peut-on imaginer que la demande sera résorbée par de la répression ? Que l’offre disparaîtra d’elle-même sans recréer par tous les moyens sa demande ?

Pour les révolutionnaires, lutter contre l’enfer de la prostitution, c’est lutter contre toute la société qui l’autorise, l’encourage et le perpétue, légalement ou pas. C’est lutter contre une société qui considère que tout est marchandise, que tout peut s’acheter et se vendre. Défendre les personnes prostituées, ce n’est certainement pas les défendre en tant que telles, en ignorant la violence dont elles sont victimes, c’est les défendre en tant que femmes ou hommes privés d’un travail digne.

Parmi les mesures à mettre en avant qui pourraient immédiatement améliorer la vie des personnes prostituées : l’ouverture des frontières et la libre circulation des individus. La lutte contre la prostitution est indissociable de la lutte contre la misère morale et matérielle, seule chose que cette société sait répandre en abondance.

Gaspard Janine et Camille Sotile

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