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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 36, novembre-décembre 2004 > DOSSIER : Délocalisations, chômage et démagogie chauvine

Pourquoi le patronat ne délocalise pas tant que ça

14 novembre 2004 Convergences Politique

On n’a de cesse de nous le répéter : les coûts salariaux dans les pays sous-développés sont dix fois, parfois vingt fois inférieurs à ceux des pays industrialisés. Cotisations sociales faibles ou inexistantes, bas niveau de vie, taux de change disproportionnés : tout concourt à faire du Tiers-Monde l’eldorado des exploiteurs. Selon l’Union des banques suisses (qui en connaît un rayon en la matière) le coût horaire du travail varierait en moyenne de 21,7 $ à New-York et 13,7 à Paris, à 1,8 à Bucarest et à Bangkok, 2,3 à Mexico et 3,3 à Shanghaï [1]. Alors, qu’attendent-ils pour s’envoler ? Pourquoi le patronat français, par exemple, ne plie-t-il pas massivement bagage pour aller s’installer dans les pays pauvres ? C’est qu’il existe aussi de puissantes forces, qui inversement, incitent les entreprises de tous poils à demeurer implantées dans les pays développés. A l’arrivée, le redéploiement vers le Tiers-monde reste limité, en tout cas en ce qui concerne la France.

1° Le coût du travail n’est pas tout

Un exemple tiré de l’industrie textile, dans les années 90, éclaire la question : en Indonésie, le coût du travail est 10 fois inférieur à celui de la France. Pourtant, le prix de revient d’un chemisier en polyester est seulement 18% plus faible. Car non seulement la main d’œuvre indonésienne est moins formée, mais la délocalisation entraîne divers surcoûts de transport, de douane, d’intermédiaires, un taux de malfaçons plus élevé...

Ainsi, même dans une industrie de main d’œuvre comme le textile, les avantages sont moins spectaculaires qu’il n’y paraît. Notamment parce que le patronat ne trouve pas dans les pays pauvres le même vivier de salariés et de chômeurs qualifiés, voire surqualifiés, qui existe en Occident. Dépourvus d’un système éducatif de qualité, ces pays sont surtout riches en main d’œuvre non qualifiée, peu alphabétisée... précisément celle que l’automatisation des processus de production rend de moins en moins nécessaire.

2° Le Sud, c’est dangereux

Les patrons n’ont pas en tête que la rentabilité : la liquidité (pouvoir « reprendre ses billes » à tout moment) et le risque comptent beaucoup. Créer un site de production dans le Tiers-monde, c’est immobiliser des capitaux pour des années dans un contexte incertain : guerre civile, émeutes ou terrorisme peuvent anéantir les espoirs de profit. Qui pouvait prévoir l’implosion de la Côte d’Ivoire ou les pillages en Argentine ?

3° Adieu les services publics

Qui a dit que le patronat n’aimait pas les services publics ? Au contraire, des routes qui ne sont pas coupées à la saison des pluies, une électricité qui arrive 24h sur 24, un téléphone qui fonctionne, des pompiers qui éteignent les incendies, une police qui court après les voleurs, tout cela est essentiel à la bonne marche du capitalisme. Sans parler de « l’environnement institutionnel » au sens large : si le droit de propriété est sujet à interprétation (comme en Chine ou en Russie), si la famille du satrape local pioche dans les comptes des entreprises, si les juges donnent raison au dernier qui les a soudoyés, la délocalisation se transforme en aventure.

4° Les sous-traitants sont déloyaux

Délocaliser sans investir, c’est possible : le recours à la sous-traitance le permet. Seul bémol, le capitaliste qui s’adresse à un sous-traitant s’adresse à... un autre capitaliste. Trouver un sous-traitant qui tient ses délais et respecte des normes de qualité n’est paraît-il pas une mince affaire. Certes, le rapport de force est généralement favorable au donneur d’ordre. Sauf quand les sous-traitants grossissent et se concentrent...

En outre, qu’on fasse des jeans, des téléviseurs, des cosmétiques ou des pièces détachées d’automobiles, s’adresser à un sous-traitant, c’est lui donner les recettes de fabrication d’un produit qui a pu coûter des fortunes en recherche et développement, d’une marque dans laquelle on a investi des milliards en publicité. Et qui est souvent vendu à un prix très largement supérieur à son prix de revient. La sous-traitance fait émerger des concurrents parfois légaux, parfois illégaux quand ils inondent le marché de contrefaçons, copies conformes du produit original à prix cassé. La télévision nous abreuve suffisamment de cours de morale sur le sujet pour qu’on mesure l’étendue du problème.

Dans l’informatique, par exemple, les géants mondiaux se contentent souvent de sous-traiter des opérations secondaires d’assemblage pour conserver en interne les activités innovantes.

5° Le cauchemar des stocks

Qui dit délocalisation dit immobilisation. Toute la production qui attend sur les quais, qui voyage sur les bateaux, qui subit les formalités de douane, c’est du « stock mort » pour le capitaliste, du capital qui végète sans faire de profit (et qu’il faut en plus assurer). La « rotation du capital » est ralentie par les délais de transport et moins le capital tourne, moins il est rentable.

A l’heure du « zéro stock », du « juste à temps », du « flux tendu » et du « business on demand », l’allongement des distances est un paramètre que les industriels prennent forcément en compte.

6° Mac Do ne peut pas délocaliser

Les pays industrialisés sont désormais essentiellement dominés par les activités de service. Celles-ci peuvent certes être étendues ou reproduites hors des frontières mais, pour beaucoup en tout cas, pas délocalisées.

Comment les chaînes d’hôtellerie, de restauration, de distribution pourraient-elles délocaliser ? Les prestataires de services informatiques qui interviennent sur site ? Le BTP ? Les cliniques ? Les parcs d’attraction ? Les aéroports ? Le nettoyage ? On n’en finirait pas d’égrener la liste d’entreprises allergiques à l’émigration.

7° Les taux de change sont farceurs

Euro fort aujourd’hui, plongeon demain... Le flottement anarchique des taux de change qui règne depuis 30 ans crée bien du souci aux amateurs de délocalisation. Le salarié asiatique qui coûte 10 fois moins cher que le français aujourd’hui (en monnaie locale) reviendra peut-être seulement 3 fois moins cher si l’euro replonge (ou si, comme il semble, la Chine doit consentir à réévaluer le Yuan sous la pression américaine). Pas forcément de quoi justifier le voyage.

Investir dans la production, c’est anticiper la rentabilité des capitaux des années à l’avance. Avec des monnaies qui font le yo-yo, ce n’est pas une mince affaire !

Donc des capitalistes pas pressés

Ce ne sont là que quelques aspects de la question, mais ils permettent de réaliser à quel point il est simpliste de tout résumer à une affaire de salaires plus hauts ou plus bas. Si tout dépend des salaires, pourquoi Toyota a-t-elle créé un site de production à Onnaing près de Valenciennes ? Pas seulement pour empocher des subventions régionales et européennes, mais aussi pour être plus près de ses acheteurs, pour écouler plus facilement sa production via les autoroutes, les chemins de fer et le tunnel sous la manche, pour ne pas payer de droits de douanes en entrant dans l’Union européenne, pour recruter une main d’œuvre qualifiée et se rapprocher de ses principaux équipementiers. Autant de raisons qui expliquent aussi que les industriels français ne sont pas si enclins à partir qu’ils le clament à qui veut l’entendre.

D’ailleurs si le patronat français délocalisait tant que ça, il faudrait bien qu’il réimporte tout ce qu’il fabriquerait désormais à l’étranger. A la longue les importations françaises l’emporteraient de plus en plus sur les exportations. Or c’est l’inverse qui se produit : après avoir régulièrement enregistré des déficits commerciaux jusqu’aux début des années 90, la France est aujourd’hui excédentaire.

Certes, les produits issus du Sud-Est asiatique, d’Afrique du Nord ou d’Europe de l’Est se multiplient dans les rayonnages au point de donner le sentiment d’une migration massive de l’industrie. Mais cette impression est trompeuse : la contrepartie, ce sont des masses de produits fabriqués en France ou dans l’Union européenne et commercialisés sur toute la planète. Le phénomène est évidemment moins visible de chez soi, d’autant qu’il s’agit bien souvent de biens d’équipement lourds, d’armements, de systèmes informatiques, de logiciels ou de simples composants.

Est-ce à dire que les salariés victimes de délocalisations ont rêvé ? Certainement pas. Mais leur cas n’est qu’un aspect minoritaire d’un phénomène plus général, celui des licenciements. Prenons le cas extrême du textile français : après 1974, il a perdu en 20 ans 50 % de ses emplois. Sans aucune importation (donc, sans délocalisation) il en aurait quand même perdu un tiers par le biais de l’automatisation. Ce n’est donc pas contre l’ouvrier(e) de Tunisie, de Thaïlande ou de Pologne qu’il faut lutter, mais contre les licenciements, pour la baisse du temps de travail sans perte de salaire, pour que le travailleur ne soit pas la variable d’ajustement du système capitaliste, qu’on jette après l’avoir exploité.

Julien FORGEAT



[1Bien entendu, on n’investit pas seulement à l’étranger pour profiter des bas salaires, mais aussi pour écouler sur place ce qu’on produit. Mais dans ce cas-là, on n’en a pas moins besoin de continuer à produire en France pour le marché français et on ne voit pas en quoi cela supprime des emplois.

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