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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 149, janvier-février 2023

Pérou : une colère qui couve depuis longtemps au sein des masses populaires

24 janvier 2023 Convergences Monde

Depuis la fin de l’année 2022, le Pérou connaît des mobilisations populaires d’ampleur. Blocage de routes, prise de commissariats ou de bâtiments publics et manifestations se succèdent. La raison ? La destitution du président Pedro Castillo, ex-syndicaliste arrivé à la tête de l’État. Incarnant la « nouvelle gauche » sud-américaine, le président se heurtait à un Parlement particulièrement hostile. En conséquence, le 7 décembre, Castillo décide de dissoudre ce Parlement. Il est alors accusé de coup d’État, puis arrêté et incarcéré. Commence alors l’embrasement du pays…

Lundi 9 janvier, la une du journal de centre-gauche La Republica appelait le gouvernement à « cesser le massacre ». C’est dire le niveau atteint par la répression, qui consacre le cours autoritaire que prend un régime qui fait face à une crise sociale inédite au Pérou. Inédit également : c’est la vice-présidente de Pedro Castillo, Dina Boluarte, qui lance les militaires à l’assaut des manifestants.

Actuellement, on sait que 48 manifestants sont morts sous les balles de la police, mais ce chiffre est sans doute en dessous de la réalité. Cette répression répond à une mobilisation des régions les plus pauvres du pays, où les revendications sociales se mêlent à des revendications nationales des peuples amérindiens. Ainsi, la situation cristallise une colère qui couve depuis longtemps dans les masses populaires, et qui se réveille à l’occasion de la fin de partie de Castillo.

Pedro Castillo : le feuilleton de la gauche au pouvoir

En avril 2021, Castillo s’impose au premier tour de la présidentielle contre Keiko Fujimori, la fille du président haï Alberto Fujimori – condamné à 25 ans de prison pour assassinat politique de leaders étudiants et de journalistes, puis gracié par « humanité ». Contre l’héritière du dictateur, soutenue par la droite et l’extrême droite, l’ex-syndicaliste a fini par remporter le deuxième tour. Pas étonnant que cet outsider apparaisse comme le candidat populaire contre un Parlement et des médias ultra-conservateurs, corrompus et ouvertement au service des propriétaires terriens. À l’époque, c’était Castillo qui était traité de « terroriste »… par ceux dont il a pris le fauteuil, dans lequel il s’est confortablement installé. En effet, le président du peuple est vite devenu le président des élites.

Tout au long de son court mandat, Castillo n’a cessé de faire des passes à la droite. Sa principale préoccupation n’était pas de mettre en place la Constituante pourtant promise ou d’éradiquer la misère, mais bien d’amadouer ses opposants. Pendant deux ans, les remaniements successifs ont tiré le gouvernement vers la droite. Jusqu’à nommer les personnalités les plus réactionnaires aux postes clés. Ainsi, Ricardo Belmont, patron de télévision trumpiste est devenu conseiller de la présidence de Castillo.

Un État en guerre permanente contre les pauvres

Mais si le président patauge dans la semoule, dehors la vie continue. Dès 2022, dans les régions rurales, des protestations éclatent contre la hausse des prix – de l’engrais mais aussi de l’essence. Les syndicats des chauffeurs de poids lourds et de bus appellent à la grève et organisent des barrages routiers sur la route centrale qui part de la capitale Lima vers le centre andin du pays. C’est l’étincelle qui met le feu aux poudres : le 5 avril des manifestations ont lieu partout dans le pays, et, à Lima, les manifestants tentent de pénétrer dans le palais où siège le Congrès. En réponse, le gouvernement proclame l’état d’urgence, interdit les rassemblements et mobilise l’armée. La répression fait déjà des morts. À quelques mois de sa destitution, Castillo avait fait la preuve que tout « populaire » qu’il était, il n’en était pas moins arrivé à la tête d’un État en guerre permanente contre les pauvres.

Les journalistes sont nombreux à voir dans la perte du pouvoir présidentiel par la droite dure dans de nombreux pays d’Amérique latine un « retour de la gauche ». C’est en partie le cas, mais il ne faut pas oublier que cette gauche est une carte que joue la bourgeoisie dans un contexte où le continent est agité par des mouvements sociaux qui ont parfois des allures de révolutions – comme au Chili en 2019 ou en Colombie en 2021. De plus, on en a vu les résultats. Si, dans les années 2000, la gauche au pouvoir pouvait encore faire illusion – on pense aux politiques de redistribution, comme celle mise en place par Lula lors de son premier mandat, qui a fait à la population l’aumône de quelques programmes sociaux visant à assurer le strict nécessaire – ce n’est plus le cas aujourd’hui. Quelques mois à peine après son arrivée au pouvoir au Chili, le président « progressiste » Boric faisait tirer sur des étudiants qui descendaient dans la rue pour demander la revalorisation de leurs bourses.

L’espace disponible pour une gauche quelque peu crédible est inexistant. Reste la démagogie, que Castillo n’est pas le premier à employer au Pérou. Déjà en 2011, le président Ollanta Humala avait gagné contre la fille Fujimori sur un programme dénonçant la mainmise des multinationales sur les ressources minières du pays. Quelques mois après son élection, il adaptait la fiscalité pour servir les grands groupes miniers, et soutenait leurs projets d’extraction. Ce qui lui a valu une grève générale, contre laquelle il a fait appel à l’armée.

Une colère qui vient de loin

Ce n’est donc pas la première fois que la population se soulève. La pauvreté au Pérou est le terreau d’une situation explosive. En 2022, 16 millions de personnes, soit la moitié de la population péruvienne, avait faim. On compte 80 % de travailleurs dans le secteur informel, qui vivent au jour le jour, sans parler des retraites et des aides sociales quasi inexistantes. Le tissu associatif parvient tout juste à assurer le nécessaire pour ne pas mourir de faim aux familles défavorisées. Par ailleurs, le Pérou est le pays d’Amérique latine le plus touché par la pandémie de Covid-19, faute de politique sanitaire et d’infrastructures propres à soigner la population.

On peut comprendre que cette population pauvre se soit d’abord sentie représentée par un Pedro Castillo extérieur au sérail de la politique traditionnelle : instituteur visiblement d’origine indienne – et ce n’est pas rien ; il faut voir la peau claire des dirigeants qui l’ont précédé. Sa victoire eut une valeur symbolique en son temps, et sa destitution en a une aujourd’hui. Il est difficile de savoir si la revendication du « retour de Castillo » est une véritable aspiration de la population, ou si elle représente seulement la cristallisation de la colère autour de cette figure d’instituteur andin, mis au ban par les professionnels du pouvoir.

Depuis la destitution de Castillo : la détermination malgré la répression féroce

Depuis la destitution, on assiste à des blocages d’axes routiers, essentiels pour le commerce ou le tourisme, notamment dans la région de Cusco, qui vit du secteur touristique organisé autour du Machu Picchu. Les syndicats du secteur affirment que les patrons du tourisme perdent en monnaie péruvienne jusqu’à sept millions de sols (équivalent à environ 1,7 million d’euros). Depuis les régions du sud du pays, des milliers de manifestants marchent sur Lima. Lundi 16 janvier, la capitale, noire de monde, est en ébullition. Les manifestants, qui ont parfois fait plusieurs jours de voyage pour arriver dans la capitale, sont hébergés par les universités, ouvertes par les étudiants. La grève contre le gouvernement appelée par la Confédération générale des travailleurs du Pérou pour le jeudi 19 a été un succès, malgré la répression et l’arrestation préventive de nombreux syndicalistes.

Interrogée par des journalistes occidentaux début janvier, une jeune femme affirmait « je monterai manifester à la capitale, même si je dois mourir pour ça », témoignage de la détermination des manifestants. Une détermination qui n’a pas faibli malgré la répression féroce mise en œuvre depuis décembre. Seulement stoppées par les fêtes de Noël, les manifestations ont repris en janvier. À Puno (au sud-est du pays, sur les rives du lac Titicaca), l’une des régions les plus mobilisée, les forces de répression ont fait plusieurs dizaines de morts. Les événements de Puno sont apparus comme le deuxième massacre, après celui d’Ayacucho (au sud du pays), où dix personnes ont été tuées en une seule journée. Le gouvernement tente d’éteindre la mobilisation par la violence. C’est en tout cas le signal qu’envoie la proclamation de l’état d’urgence. Pour justifier sa tentative d’écraser par la force le mouvement populaire, le pouvoir utilise une rhétorique bien connue de la droite péruvienne : celle des prétendus « terroristes ». La sanglante guérilla du Sentier lumineux, à laquelle le gouvernement a mené la guerre jusque dans les années 1990 est un épouvantail agité par le pouvoir pour criminaliser les manifestations… Et il récompense les auteurs des massacres. Ainsi, Alberto Otárola, responsable de la répression des manifestants, s’est vu offrir le poste de Premier ministre en décembre.

La répression est donc la première arme stratégique du gouvernement. Ce qui n’exclut pas la promesse de nouvelles élections, annoncées en 2024 au lieu de 2026. Un secteur de la bourgeoisie considérera peut-être qu’il vaut mieux écarter la détestée Dina Boluarte du pouvoir. Virer le bouc émissaire des manifestants pour retrouver le calme est une porte de sortie possible. De même que la revendication de « référendum » prônée par une partie des politiciens du centre.

Pas sûr que cela suffise à calmer des manifestants qui, certes, demandent la libération de Castillo et la démission de la présidente, mais qui crient également : « Pas un mort de plus, à bas la dictature civilo-militaire raciste et classiste » ou encore « Qu’ils s’en aillent tous ». La revendication de l’Assemblée constituante, portée par divers syndicalistes et leaders paysans peut apparaître comme une réponse à ce slogan. Cependant, le Pérou a déjà connu une Assemblée constituante. Si, à l’époque, la population pauvre avait pu s’exprimer – et ainsi donner 19 sièges dans cette assemblée à l’extrême gauche révolutionnaire –, le pouvoir militaire avait eu néanmoins toute latitude pour réprimer les mouvements sociaux, notamment celui des mineurs alors en grève.

Une chose est sûre : dans cette crise profonde, il faut que les travailleurs s’expriment. Mais ce n’est certainement pas à travers les consultations proposées par le même État qui les réprime dans le sang qu’ils pourront le faire. L’enjeu pour ceux qui luttent actuellement est de trouver les voies et les moyens de s’organiser, d’imposer leurs préoccupations et leur agenda. Et de proposer leur pouvoir populaire, ouvrier et paysan comme la seule alternative à celui de Dina Boluarte.

20 janvier 2023, Mona Netcha

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