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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 126, mai 2019 > DOSSIER : Blanquer contre l’École

Maroc : Petite leçon de lutte des classes… surchargées

14 mai 2019 Convergences Monde

Au Maroc, les 55 000 enseignants contractuels sont en grève depuis le 3 mars pour obtenir leur titularisation. Dernier événement en date : suite à l’annulation unilatérale d’une réunion par le ministère, des milliers de grévistes ont manifesté devant le Parlement à Rabat mercredi 24 avril. Dispersés à coups de canons à eau et de matraques, des dizaines d’entre eux sont blessés, certains gravement. Dès le lendemain, une manifestation était organisée au même endroit.

Aux origines, la privatisation rampante de l’éducation

Le choix du Maroc de réduire les dépenses publiques d’éducation et d’aller vers un poids croissant du secteur privé ne date pas d’hier. Il a été initié dans les années 1980 avec les programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire international [1]. Un coup d’accélérateur au développement de l’enseignement privé a été mis à partir de 2000. Diverses mesures furent adoptées : incitations fiscales, mise en place des partenariats public-privé. Entre 2008 et 2018, le nombre d’élèves scolarisés dans le privé a été multiplié par quatre, pour atteindre 14 % de l’effectif total. Les inégalités scolaires ont explosé, y compris au sein du secteur privé. Il y a les écoles privées qui servent à la reproduction sociale de la bourgeoisie, comme les écoles françaises. Il y a les écoles privées de mauvaise qualité qui ne servent que de porte de sortie à l’enseignement public, en saignant à blanc les familles populaires qui peuvent y laisser la moitié d’un salaire. Cet enseignement privé est en grande majorité à but lucratif.

Parallèlement, on détruit l’école publique. En 2016, l’éducation publique était au bord de l’implosion avec 70 élèves par classe, y compris dans le primaire et dans les grandes villes.

Le gouvernement décida alors de lâcher un peu de lest tout en réalisant un autre objectif de son agenda : précariser les enseignants. Il a fixé un maximum de 33 élèves par classe, ce qui nécessitait des embauches massives qui ont été faites presque exclusivement en CDD. En 2019, il y avait 55 000 contractuels, quasiment pas formés, sur 240 000 enseignants.

Dès 2017, ces enseignants contractuels se sont organisés pour obtenir leur titularisation. Ils ont créé des collectifs, puis une Coordination nationale des enseignants contractuels (CNEC), à laquelle ont été élus des délégués de toutes les régions. Cette dernière a organisé plusieurs grèves, d’abord minoritaires, qui ont fini par prendre de l’ampleur avec les vagues de recrutement en CDD, avec le soutien des profs titulaires en grève aussi et de la FNE [2].

L’étincelle

Les événements se sont précipités en février 2019. Les académies ont tenté d’imposer aux profs contractuels la signature d’une annexe au contrat qui entérine leur précarité. Les salaires des récalcitrants ont été suspendus. Cela a déclenché une première grève du 19 au 22 février, et une grande manifestation nationale le 20 février. Malgré la répression brutale, cette dernière a été un succès, les enseignants titulaires y participaient également. Les drapeaux du Mouvement du 20-février (2011) ont été brandis. Les slogans dépassaient largement le seul problème de l’éducation.

Forte de ce succès, et face à la fin de non-recevoir du ministère qui préfère négocier avec les fédérations syndicales sans rien céder aux contractuels, la CNEC a appelé à la grève illimitée à partir du 3 mars. Elle a été suivie à près de 100 %.

Les profs électrisent la rue

Depuis lors, dans les rues des principales villes du pays, les profs manifestent quasiment chaque jour. Le mouvement est extrêmement populaire.

Chez les profs titulaires, d’abord, qui ont fait plusieurs journées de grève pour les soutenir, du 11 au 14 mars notamment, avec des taux de grévistes pouvant atteindre 80 %. Mais aussi chez les parents d’élève et les lycéens [3], et plus largement dans la population. Leur détermination face à la répression et la durée du mouvement ont impressionné. Leur dénonciation de l’éducation à deux vitesses a fait écho au vécu des classes populaires, qui voient bien un Maroc à deux vitesses dans tous les domaines. On a pu voir des mères de famille haranguer la foule dans la rue pour l’appeler à soutenir les profs. Les lycéens ne s’y sont pas trompés, avec leur slogan : « Et ils sont où vos enfants ? À Washington et à Rome. Et ils sont où les enfants du peuple ? À Oukacha [4] et à traîner dans la rue. »

Le mouvement a culminé avec la grande manifestation nationale du 23 mars [5], devant le Parlement à Rabat, dispersée à coups de canons à eau.

Le gouvernement veut en finir

Pour mettre fin au mouvement, le régime agite de vagues promesses de revalorisation du statut des contractuels, mais sans titularisation. Si le ministère accepte désormais d’ouvrir des négociations qui incluent la CNEC, c’est sous conditions : arrêtez la grève d’abord. Le ministre espérait en finir avec la grève le 15 avril, jour de rentrée des classes. Las ! Les grévistes ont repris leur mouvement. Le ministre a alors interrompu les réunions de négociations et menacé de révoquer les grévistes.

Épilogue ?

À l’heure où ces lignes sont écrites, il est difficile de savoir où va le mouvement. Le travail risque de reprendre, car la grève a été cassée par l’emploi massif d’intérimaires, même si la coordination appelle à poursuivre la lutte. Surtout, les grévistes ont été poignardés dans le dos par trois confédérations syndicales (UMT, UGTM, UNTM), qui ont signé un accord avec le patronat et le gouvernement. Contre une augmentation de salaire de 50 euros brut en 3 ans pour les fonctionnaires, une hausse de 10 % du Smig et plus de « dialogue social », elles ont accepté la réforme des retraites. Par sûr que les grévistes, qui sont organisés de façon indépendante, accepteront de servir de masse de manœuvre à la bureaucratie syndicale.

Changement d’ambiance

Le régime était parvenu à isoler les Hirak (les mouvements) locaux, dans le Rif [6], à Jerada [7] ou à Zagora [8]. La répression s’était déchaînée par la suite, avec des peines de prison allant jusqu’à 20 ans, ce qui a inspiré de la peur chez tous ceux qui avaient des revendications. Les enseignants contractuels, en manifestant dans tout le pays, ont renforcé la confiance de notre classe. Le 21 avril, il y a d’ailleurs eu une énorme manifestation à Rabat pour la libération de détenus politiques des Hirak, dont certains sont en grève de la faim.

28 avril 2019, Bilal Malik


[1Parmi les mesures prises à l’époque, il y avait notamment la baisse des subventions sur les produits de première nécessité. Cela entraîna plusieurs grèves générales en mai-juin 1981, violemment réprimées. Cette répression culmina lors des émeutes qui débutèrent le 18 juin à Casablanca ; elle fit des centaines de morts.

[2En décembre 2010, l’Union marocaine du travail (alors la première centrale syndicale) tenait son xe congrès national, le premier depuis 15 ans. Sur fond de montée des manifestations dans tout le pays, annonciatrices du Mouvement du 20-février 2011 qui a été la forme locale prise par le printemps arabe, la « tendance démocratique » réalisa une percée à ce congrès. La bureaucratie confédérale décida de régler ce conflit à coups de barres de fer en plein congrès. Cela aboutit à l’exclusion de militants, plusieurs fédérations se désaffilièrent, brièvement pour la plupart. Seule la Fédération nationale de l’enseignement, qui syndique aussi le personnel non enseignant de l’éducation, reste non confédérée, s’accroissant rapidement grâce à son image combative. Elle est liée à Sud-éducation en France.

[3Les lycéens du Maroc ont connu un mouvement de grande ampleur en novembre dernier contre la décision de changer de fuseau horaire pour se mettre à l’heure française et satisfaire les désirs de Renault qui synchronise ainsi son usine de Tanger avec son organisation productive européenne. Le mouvement s’est très vite radicalisé, dénonçant l’impérialisme français, affirmant sa solidarité avec les Hirak et les prisonniers politiques. Des lycéens ont brûlé le drapeau national (dit « de Lyautey » car adopté sous le protectorat français) et manifesté devant le Parlement pour insulter le Premier ministre. Cette radicalité a effrayé la gauche et la « gauche radicale » légales, qui ont dénoncé ce mouvement. La secrétaire générale du Parti socialiste unifié, Nabila Mounib, n’hésitant pas à parler d’« une génération d’hyènes ».

[4Prison de Casablanca, où se trouvent les détenus politiques, dont les Rifains.

[5Une date qui ne doit rien au hasard. Le 23 mars 1965, une manifestation de lycéens rallia à elles les classes populaires de Casablanca et prit une tournure insurrectionnelle. La répression fit plus de mille morts,le général Oufkir n’hésitant pas à mitrailler la foule depuis son hélicoptère. Ce fut le début des « années de plomb ». Suite à ces événements, Hassan II déclara : « Il aurait mieux valu que vous [les Marocains] soyez tous illettrés ». En démantelant l’Éducation nationale, Mohammed VI est en train de réaliser le rêve de son papa.

[6Voir Convergences Révolutionnaires no 106.

[7La ville des mines de charbon, où la jeunesse est condamnée au chômage ou à mourir dans les mines clandestines.

[8Le « Hirak de la soif » face à la pénurie d’eau potable. Ce qui n’a pas empêché la police d’utiliser les canons à eau !

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