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Le caché de La Poste : enquête sur l’organisation du travail des facteurs, de Nicolas Jounin

La Découverte (Cahiers libres), 2021, 384 p., 20 €

10 mars 2021 Article Culture

Le sociologue Nicolas Jounin s’est penché sur les réorganisations à La Poste, et plus particulièrement sur la manière dont celle-ci calcule la charge de travail des facteurs et conçoit les tournées. C’est toute l’organisation du travail qui est scrutée, dans un face-à-face entre le discours de la direction et la réalité du terrain.

En vingt ans, La Poste est devenue un grand groupe international, supprimant au passage 100 000 emplois. Les restructurations s’enchaînent bureau par bureau, et se sont même accélérées depuis le Covid. Pour justifier ses réorganisations, la direction de La Poste met en avant la baisse du courrier, oubliant que d’autres activités se maintiennent ou prennent de l’ampleur, comme les lettres recommandées, les colis et petits paquets internationaux. En quête de profit, La Poste poursuit la « rationalisation » du travail : mécanisation des tâches qui peuvent l’être, division du travail, dont la dernière mouture est la séparation entre la préparation de la tournée du facteur et sa distribution, générant de nouvelles difficultés et source d’erreurs de distribution.

Les encadrants s’appuient sur un logiciel supposé mesurer le temps « théorique » des tournées, en additionnant ses différentes parties, décomposées en gestes élémentaires : trier le courrier avant le départ en tournée, se déplacer jusqu’au premier point de distribution, se déplacer de boite en boite, lire le nom sur l’enveloppe, lever la main pour mettre en boite, etc. Chaque geste est associé à un temps d’exécution, une cadence, et déterminé au centième de « centiminute » (La Poste ne s’embarrasse pas de convertir en secondes, perte de temps dans les calculs !).

Le problème, c’est que cette modélisation laisse de côté bien des aléas de la tournée : la météo, qui n’est pas la même de Berck à Nice, le relief, les noms mal écrits ou absents sur la boîte, les boîtes détériorées, celles qui sont introuvables pour un facteur qui ne connaît pas la tournée, ou encore des commerces dont l’enseigne peut diverger du nom de la société, etc. Nicolas Jounin met d’ailleurs le doigt sur l’évolution du discours de La Poste, qui, dans les années 1980, jugeait impossible la modélisation des tournées en raison de ces aléas. L’obsession des cadences existait : la rationalisation taylorienne avait eu lieu dans les centres de tri et les guichets, et les tournées étaient chronométrées avant les réorganisations, mais l’idée d’un calcul théorique des tournées à partir de temps moyens n’apparaissait pas crédible. Sauf que les chronométrages tournée par tournée, bien que plus réalistes, ont un coût et La Poste est en quête de profit. Elle a donc fini par opter pour les normes et cadences pour élaborer les tournées.

Le plus ridicule est que La Poste est incapable de dire comment ont été mesurées les cadences utilisées, les documents ayant été perdus lors d’un déménagement ! Celles-ci ont été élaborées dans les années 1980 en vue de l’ouverture à la concurrence. Pour distinguer les coûts des différentes activités (colis, recommandés, courriers, etc.) et permettre aux concurrents de s’aligner, il fallait décomposer ces coûts et donc évaluer le temps passé à chacune d’elle. Ces cadences n’étaient pas faites pour calculer un temps théorique de la tournée, mais ont été par la suite recyclées dans cet objectif sans se soucier de leur réalisme : elles sous-estiment le temps réel de tournée et permettent de justifier des suppressions d’emplois, c’est tout ce que La Poste demande !

La plupart des facteurs ne croient pas à ces cadences, elles ont été dénoncées lors de plusieurs grèves, en particulier cette durée symbolique d’une minute trente pour délivrer un recommandé, c’est-à-dire sonner, attendre une réponse, monter aux étages, faire signer l’accusé de réception ou remplir un avis de passage. Mais ce n’est pas la seule absurdité. Jounin révèle ainsi que, selon les prescriptions, certains trajets doivent être parcourus à 100 km/h sur des routes limitées à 90, ou bien 70 à 80 km/h… en ville ! Les temps de trajet selon La Poste peuvent être deux fois plus courts que ceux estimés par Google Maps. Cela n’est évidemment pas transparent pour les facteurs, à qui n’est communiqué qu’un temps global. Ceux-ci n’ont aucune idée du détail des calculs. Même les « organisateurs » qui manipulent le logiciel n’ont qu’une vague idée de son fonctionnement. Ce logiciel sert avant tout à couvrir les restructurations d’un brouillard « scientifique » pour désarmer les travailleurs. Si les facteurs ne tiennent pas la cadence, la responsabilité leur en incombe : ils peuvent être suspectés de tirer au flanc ou d’être incompétents. C’est d’abord ça, le « caché » de La Poste, caché avant tout aux postiers eux-mêmes.

Pour mener à bien son enquête, Nicolas Jounin s’est lui-même « caché » à La Poste, y travaillant en intérim durant cinq semaines pour mieux observer l’organisation du travail des facteurs. Bonheur du sociologue, il est arrivé en pleine réorganisation (ou plutôt désorganisation !) de son bureau de distribution. Il a pu en constater directement les dégâts, avec des facteurs coulés, du courrier qui s’empile, qui finit par être mal distribué ou « buté » (renvoyé à l’expéditeur) par méconnaissance, d’autant que les facteurs précaires qui « roulent » d’une tournée à l’autre, sans avoir le temps d’en connaître aucune, sont de plus en plus nombreux. Ce sont finalement le découragement et le dégoût qui l’emportent devant l’impossibilité de bien faire son travail. D’autant que les facteurs sont attachés à « leur » tournée, à « leurs » usagers. Les douleurs physiques finissent elles aussi par s’accumuler sous la charge de courrier.

Au fil des chapitres, trois récits se croisent : un historique des politiques d’organisation du travail à La Poste, qui détricote les méthodes de calcul des tournées ; un récit de l’expérience de facteur de l’auteur, qui donne de la chair à l’analyse et rend l’ensemble très vivant ; un dialogue imaginaire avec Charles Taylor, qui présente de manière légère et impertinente ses théories, sur lesquelles La Poste prétend s’appuyer, dénonçant au passage le vieux fond de mépris de classe qu’elles contiennent.

Le caché de la poste met ainsi à nu les sales méthodes patronales appliquées dans cette grande entreprise publique et dont les conséquences transparaissent depuis quelques années, notamment depuis que les syndicats ont mis la lumière sur les nombreux suicides et les burn-outs, qui se sont multipliés comme à France Telecom. En septembre 2019, l’émission Envoyé spécial, sur France 2, avait montré comment la direction de La Poste avait tenté de les dissimuler. Ce livre a le mérite de faire tomber le paravent scientifique de La Poste et d’éclairer sur le vol de temps de travail en cours. Nicolas Jounin contribue ainsi à réarmer les travailleurs.

Maurice Spirz

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