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Révolte des paysans en Inde : un mouvement profond et inédit

22 avril 2021 Article Monde

(Crédit photo : Satdeep Gill, https://commons.wikimedia.org/wiki/...)

De nouvelles informations proviennent d’Inde, où l’épidémie incontrôlée de coronavirus flambe à nouveau entraînant des milliers de nouvelles victimes et de nouveaux confinements, notamment à Delhi. Parallèlement, le gouvernement de Narendra Modi s’est saisi de cette nouvelle poussée épidémique et de la crise économique actuelle pour justifier une vague de privatisations sans précédent. Rappelons que Modi avait réalisé un coup de force similaire l’été dernier en profitant de la stupeur provoquée par le premier confinement pour faire passer les fameuses lois agricoles. Elles avaient provoqué une révolte d’ampleur. La capitale du pays reste « assiégée » depuis des mois par la mobilisation paysanne, sur laquelle nous faisons le point ici.

Depuis plus de quatre mois, le mouvement de protestation des paysans indiens contre les trois « lois agricoles » du gouvernement Modi se poursuit et tente de s’étendre à l’ensemble du pays. Le gouvernement veut utiliser la situation de crise causée par l’épidémie de Covid-19 pour mettre fin aux règles encore en vigueur sur le marché agricole en Inde : la fin des marchés publics d’achat de denrées (à prix réglementés) appelés les mandis, qui entraînera la fin du système de distribution public de produits de première nécessité à des millions de familles déjà en difficulté et la possibilité pour les grands investisseurs privés de passer des contrats avec la petite paysannerie, et de contrôler ainsi encore plus directement la terre.

Plus de cent jours autour de Delhi

Le mouvement de riposte des paysans indiens est à la hauteur des enjeux. Les campements autour de la capitale New Delhi en sont le moteur et le point de fixation. Le 26 novembre 2020 a commencé un gigantesque campement, regroupant des dizaines de milliers d’agriculteurs, venus principalement des États voisins du Nord-Est, bloquant les grands accès routiers à la capitale, et les accès par le train lors de journées de mobilisation. Malgré toutes les difficultés, ce rassemblement se maintient jusqu’à présent avec une organisation remarquable. Les agriculteurs ont ainsi mis en place une rotation : les uns rentrant au village quand d’autres arrivent, pour que ni les terres ni le campement de Delhi ne soient négligés.

Les organisations syndicales paysannes ont fait front commun, refusant les manœuvres de division du ministère de l’Agriculture au cours des négociations, refusant de se contenter du moratoire de la Cour suprême (qui ne fait que repousser la réforme de quelques mois). Elles participent à la logistique des campements, qui regroupent désormais des dortoirs, des cuisines, des écoles et des journaux, afin de tenir pendant des mois. Mais, comme dans tout mouvement social d’ampleur, la lutte des paysans pourrait porter des aspirations sociales bien plus larges que les seules revendications des directions syndicales.

Les femmes se mettent en avant

La place des femmes dans la mobilisation a été mise en avant par de nombreux journaux. Il n’y a rien de surprenant à cela car les femmes jouent un rôle majeur dans la paysannerie indienne. Même si elles sont le plus souvent exclues de la propriété de la terre, les exploitations familiales ne pourraient exister sans leur travail.

Dans la mobilisation, d’abord cantonnées à un rôle subalterne, pour organiser la nourriture sur les campements autour de la capitale, elles ont réussi à s’affirmer à plusieurs reprises, en publiant leurs propres journaux pour défendre leur point de vue. Lors de la journée du 8 mars, interrogée pour un site internet indien, Ramdev Kaur, 55 ans et venue d’un village du Pendjab, affirme : « Nous avons deux batailles à livrer. L’une est quotidiennement, en tant que femmes confrontées aux problèmes créés par les hommes. L’autre est que maintenant, en tant qu’agriculteurs, nous devons aussi nous battre contre le gouvernement. »

Un ancrage dans les États du Nord-Est…

Dans les États du Nord-Est, d’où la mobilisation est partie et où elle reste la plus forte, la rotation avec les campements est l’élément le plus important : « La manifestation a suivi un système de liste de 10 agriculteurs à la fois venant d’un village pendant une semaine […] Auparavant, de notre village, 20 à 30 personnes venaient à la fois. Dans environ dix jours, les travaux de récolte du blé seront terminés […] après quoi les gens seront complètement libres pendant deux mois jusqu’à ce qu’il soit temps de semer le blé en juin ». Le ravitaillement repose aussi sur le soutien des agriculteurs restés au village.

La mobilisation est présentée dans les médias indiens comme celle des riches fermiers du Pendjab, mais cette combativité s’appuie aussi sur une fraction des ouvriers agricoles. Du fait de fortes densités rurales, une large main-d’œuvre est employée dans l’agriculture. Pas seulement sur les grandes exploitations : petits propriétaires et métayers utilisent aussi leurs services. Du fait de cette proximité entre les différentes couches de la paysannerie, il existe une crainte chez certains ouvriers que de grandes entreprises les traitent encore plus durement que les agriculteurs qui les emploient aujourd’hui, et la réduction du nombre de places sur des travaux réservés à des familles pauvres. Plus encore, cette réforme éloigne aussi la perspective d’une distribution de terres, une revendication populaire chez les dalits – qui forment la majorité des ouvriers agricoles – et leurs syndicats (comme l’Union Punjab Khet Mazdoor, qui revendique environ 5 000 membres). Beaucoup craignent aussi la fin du système de distribution public.

Et une extension progressive à l’ensemble de l’Inde

En s’inscrivant dans la durée, la mobilisation a pu commencer à s’étendre à l’ensemble de l’Inde. Dans les autres États, plusieurs marches importantes ont eu lieu. À Bengaluru, à Mumbaï, à Kolkata, plusieurs mobilisations importantes ont déjà eu lieu. Des marches plus réduites se déroulent désormais à travers tous les États du pays. Là encore, elles reposent sur la mobilisation des paysans pauvres, des ouvriers agricoles et des femmes.

À Mysore, une manifestation a regroupé agriculteurs, organisations dalits et syndicats de salariés. À Visakhapatnam, sur la côte ouest du pays, les ouvriers en grève de la sidérurgie, menacés par la privatisation de leur usine, ont défilé avec les agriculteurs et participé aux blocages lors de la dernière grande journée de mobilisation, le 26 mars.

Si la convergence entre les ouvriers et les paysans reste aujourd’hui cantonnée à quelques mobilisations emblématiques, tous les invisibles du monde agricole semblent participer au mouvement : femmes, dalits, ouvriers et paysans sans terre… Derrière l’opposition aux « lois agricoles » se dessine un mouvement social suffisamment fort pour interpeller toutes les composantes de la société rurale, et demain de la société urbaine ?

Modi joue la montre

Face à un tel mouvement, le gouvernement a tenté de répondre sur tous les tons. « Pédagogue » pour expliquer que les agriculteurs allaient gagner plus avec sa réforme. Diviseur, en jouant sur les différences entre les Sikhs et les autres, entre les différentes organisations syndicales. Puis ouvertement menaçant, après la fête nationale le 26 janvier : des affrontements ayant eu lieu à Dehli, assez limités et très largement causés par des provocations de la part des policiers, le gouvernement a pensé tenir un bon prétexte pour intervenir par la force et déclarer que le moment était venu d’en finir avec les campements.

Mais il n’en a rien été. Les manifestants ont été soutenus par la population de Delhi, la police a dû renoncer à une opération d’envergure qui ne bénéficiait d’aucun soutien dans l’opinion. Le Premier ministre, Narendra Modi, ne veut pas attaquer frontalement les agriculteurs pour l’instant, qui sont une partie de sa base électorale, et il a accepté de reculer de dix-huit mois l’application de sa réforme.

Issu de l’extrême droite hindoue, prêt à utiliser la carte des milices et des pogroms, il garde pour l’instant la solution de la violence ouverte en suspens. Ce qui ne l’empêche en rien de poursuivre des arrestations ciblées.

Ainsi, Disha Ravi, une jeune militante écologiste de 22 ans, a été arrêtée à Bengaluru le 13 février pour sédition alors qu’elle soutenait le mouvement des agriculteurs. Après la journée du 26 mars, un député du parti au pouvoir, le BJP, ayant déclaré avoir été agressé, quatre agriculteurs ont été arrêtés et vingt-trois appelés à comparaître. Lors du rassemblement de soutien, à Bathinda au Pendjab, les agriculteurs ont mis en doute la neutralité de la police en rappelant qu’un des vingt-trois agriculteurs convoqués étaient en réalité déjà décédé… Dans le même temps, les agriculteurs du Gujarat, l’État dont Modi a été le gouverneur avant de devenir Premier ministre de l’Inde, ont décidé de participer aux manifestations de l’autre côté de la frontière avec le Rajasthan voisin, par crainte des réactions policières.

La situation semble désormais presque figée. La journée de mobilisation (« bharat bandh ») du 26 mars a été un succès relatif : elle a montré que le mouvement se poursuit, et personne ne sait pour combien de temps. Mais en même temps, la jonction avec d’autres secteurs de la société, indispensable pour un rapport de force face au gouvernement, ne progresse pas de façon à changer la donne. Les grandes centrales syndicales de salariés sont désormais bien plus en retrait que lors des journées précédentes.

Le contexte social particulièrement dur et tendu est aggravé par le Covid, mais du côté des paysans, il est toujours possible de tenir. En affichant l’aspect non-violent du mouvement, la répression brutale et directe a pour l’heure été évitée. Les trois « lois agricoles » sont perçues comme une menace si grave que la paysannerie s’estime dans une lutte pour sa survie.

Pierre Hélelou, 5 avril 2021

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