(Photo : La foule qui tente de prendre l’avion à Kaboul – capture d’écran de la BBC)
Des images tournent en boucle depuis dimanche 15 août, de la prise de la capitale afghane Kaboul par les talibans, vingt ans après qu’ils en ont été chassés par l’intervention militaire américaine lancée en 2001 en représailles aux attentats terroristes du 11 septembre à New York. Image d’une brochette de leaders talibans posant dans le bureau présidentiel abandonné par Ashraf Ghani en fuite. Image du chaos à l’aéroport de Kaboul, demeurant sous contrôle des forces américaines, sur lequel se sont agglutinés les candidats au départ. Des grappes d’Afghans cherchent désespérément à grimper dans des avions que les USA et leurs amis et alliés européens ont prioritairement réservés à leurs propres ressortissants en déroute. Auxquelles s’ajoutent deux images accolées : celle d’un hélicoptère évacuant l’ambassade américaine de Kaboul il y a quelques jours et celle d’un autre hélico, 46 ans plus tôt, évacuant en urgence l’ambassade US de Saïgon en 1975 et marquant la débâcle américaine au Vietnam. Nouvel abandon de terrain aujourd’hui. Mais qui perd quoi ?
Scénario improbable ?
À en croire les dirigeants impérialistes et leurs médias relais, personne n’aurait imaginé une avancée aussi fulgurante et facile des talibans ; personne n’aurait anticipé que la capitale Kaboul, une ville de six millions d’habitants – dont bourgeoisie et petite bourgeoisie – tomberait ainsi sans résistance, alors que le pays possède une armée de 300 000 hommes équipée de pied en cap par les États-Unis. Un président s’évade en quarantième vitesse et ses soldats disparaissent dans la nature. Humiliation américaine, nous dit-on.
Biden a d’abord et surtout expliqué que force était d’arrêter les frais. Que cela avait coûté trop cher. Mille milliards de dollars partis en fumée, et presque autant d’autres en frais secondaires, équipements de soutien des USA pour une guerre ultra-technique menée en partie à distance, pensions aux anciens combattants, intérêts des emprunts de l’État pour le bonheur des banques privées. C’est plus de dix fois le coût du plan Marshall d’après-guerre pour l’Europe, plus de quatre fois le budget annuel de la France. Des vies de soldats sacrifiées en vain aussi : 3 500 soldats occidentaux, dont 2 500 Américains, et 1 700 parmi le personnel supplétif ! Tout ça pour ça ? Les 240 000 Afghans, militaires des deux camps et civils, morts dans cette guerre ne figurent pas au bilan que les États-Unis et leurs alliés font de leur défaite, pas plus que les quelque cinq millions de déplacés dans le pays ni les près de trois millions de réfugiés à l’étranger.
Le scénario des mensonges et regrets relève de la mauvaise production hollywoodienne, avec en premiers rôles et en « live » sur nos écrans le 16 août au soir : Biden, et avant lui en vedette américaine Macron. Tous deux bégayant l’histoire en fonction de leurs mesquins intérêts du moment. L’un et l’autre dans le déni de leur moindre culpabilité à l’égard du peuple afghan.
Les talibans, un produit en partie importé
On ne peut pas refaire toute l’histoire de l’Afghanistan, mais ce pays montagneux, très haut perché (la capitale est à 1 800 mètres d’altitude), souffre depuis deux siècles de sa situation de voie de passage entre des zones et des continents bousculés par les intérêts de grandes puissances rivales ; une des routes commerciales terrestres dites « de la soie », entre l’Europe et l’Asie, jusqu’à la Chine.
Au xixe siècle, s’y confrontent militairement les empires russe, perse, et pakistano-indien encore sous domination britannique, d’où un « Grand jeu » politico-guerrier pour se tailler des zones d’influences. Malgré les difficultés de la Grande-Bretagne à contrôler le pays comme elle contrôle le continent indien voisin, elle y garde une influence prépondérante jusqu’à l’indépendance de l’Inde et du Pakistan en 1947. Après la révolution russe et aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, c’est l’affrontement Est-Ouest, la « guerre froide » entre le bloc soviétique et le bloc impérialiste, où l’Afghanistan, sous la coupe d’une monarchie islamique, devient une des zones tampons.
La situation actuelle, et l’essor des talibans, a des racines dans la guerre engagée en 1979 par les dirigeants de l’URSS en Afghanistan, terminée par une débâcle russe en 1989, sur fond de victoire de la révolution iranienne, pour tenter de contenir la contagion islamiste dans la région. Une guerre où l’armée russe affrontait des Moudjahidines [1] afghans auxquels s’étaient joints des combattants islamistes d’autres pays.
Elle a été l’occasion pour les États-Unis d’un jeu subtil : à la fois se féliciter que l’URSS menace à sa façon l’Iran qui était devenu leur ennemi, mais néanmoins encourager et armer des rebelles islamistes anticommunistes contre l’URSS. Et pour les USA, il n’était pas difficile de se trouver des alliés dans ce pays à forte proportion paysanne, sous la coupe de seigneurs de guerre, de clans patriarcaux religieux, chiites plus ou moins liés à l’Iran, sunnites – appartenant entre autres à la communauté des Pachtounes, peuplant tout l’est et le nord-est de l’Afghanistan et plus nombreux encore de l’autre côté de la frontière, au Pakistan. Aux forces réactionnaires locales se sont ajoutés les appétits commerciaux et guerriers des grandes puissances, contre les courants afghans « progressistes » voire révolutionnaires – il en a existé. Si, après le retrait de l’URSS en 1989 et quelques années chaotiques de guerres entre clans régionaux rivaux, ce sont les talibans – apparus en 1994 – qui ont pris le pouvoir en 1996, c’est qu’ils étaient devenus la seule force quelque peu centralisée, par le biais des écoles religieuses où ils avaient recruté, avec l’aide directe des services secrets pakistanais et en sous-main celle des USA. Non sans soutien financier de l’Arabie saoudite. C’est dans ces années de croisade américaine anticommuniste, avec soutien logistique US apporté à des islamistes, que l’étoile de Ben Laden a commencé à monter.
Les talibans qui ont pris le pouvoir en 1996 n’étaient donc pas une production du cru, ou pas seulement. Les dirigeants américains avaient une large part de responsabilité dans la tragédie vécue par la population sous les cinq années de joug taliban, de 1996 à 2001 : femmes fantômes derrière les grillages de leur burka, lapidées ou fouettées pour adultère, interdites d’instruction (ce qui n’avait pas été le cas dans la période de l’Afghanistan sous l’influence puis même directement sous la coupe de l’URSS) ; hommes aux mains coupées pour avoir volé, etc. La charia dans toute son horreur… charriée par la politique américaine. Leur retour aujourd’hui relève du même scénario qu’en 1996 : après vingt ans de guerre et de chaos, engendrés cette fois par les USA et leurs alliés (dont la France qui a maintenu des troupes en Afghanistan jusqu’en 2014), c’est avec eux que, faute d’avoir trouvé mieux pour gérer le pays et contrôler une population dans la misère, le gouvernement américain a négocié son retrait. Il faut signaler le quasi-silence, aujourd’hui, de tous les bons amis des impérialistes, sur le fait que c’est Trump qui, en février 2020, a donné le signal du départ. Au nez et à la barbe des gouvernants afghans qui n’ont pas été invités, il a négocié avec les talibans lors de discussions très officielles à Doha, au Qatar… leur retour au pouvoir. Il en a fixé quelques conditions mais surtout la date de passation du pouvoir, celle du départ des Américains. Le calendrier a été un peu bousculé, mais à peine.
La prétendue guerre contre le terrorisme
Biden, Macron et compagnie nous la ressortent, en négligeant évidemment de rappeler que Ben Laden, prétexte de la guerre déclenchée en 2001, fils d’un riche homme d’affaires saoudien lié à la famille royale, était aussi « made by USA » et nourri aux dollars, avant de se retourner contre les États-Unis et de choisir l’Afghanistan des talibans comme base – pays où il avait déjà guerroyé contre l’URSS vingt ans plus tôt. En négligeant aussi d’expliquer en quoi le choix de laisser le pouvoir aujourd’hui aux talibans en Afghanistan serait… lutter contre le terrorisme ?
La traque de Ben Laden et la prétendue lutte contre le terrorisme ont été prétextes à l’installation militaire des USA dans une région à contrôler de près, après la chute de l’URSS, au contact rapproché avec l’Iran réputé ennemi, avec le Pakistan réputé ami. Passages d’oléoducs, routes de la soie… À cette guerre d’Afghanistan s’est vite ajoutée, en 2003, celle d’Irak, dans cette même grande région aux enjeux pétroliers aussi, aux confins du Moyen-Orient et de l’Asie centrale. Guerre qui a, soit dit en passant, engendré la création de Daech. Ben Laden a été assassiné au Pakistan en 2011, sous Obama, mais la guerre a continué et a duré vingt ans, sous quatre présidences américaines successives, deux républicaines et deux démocrates. Obama a porté les effectifs militaires américains à leur plus haut niveau : 100 000 hommes de troupe, auxquels se sont ajoutés 100 000 sous-traitants privés des services de l’armée, dont près de 20 000 mercenaires armés. A-t-elle extirpé l’islamisme et le terrorisme ? Certainement pas. C’est la population afghane qui en a subi les dégâts. Les talibans ont même pu se faire passer pour des opposants irréductibles aux occupants américains, face à des gouvernements successifs vendus à l’impérialisme et corrompus.
Tout ça pour rien ?
Les seuls regrets et déceptions qu’expriment aujourd’hui les responsables de ces vingt ans de guerre, imposée à un pays qui en avait déjà connu vingt autres, c’est qu’elle aurait coûté trop cher pour rien… Mensonges encore, car tous n’y ont pas perdu. Elle a coûté cher aux classes populaires américaines, en dépenses guerrières contre dépenses publiques et sociales. Mais elle a rapporté aux multinationales américaines de l’armement, de la logistique, du numérique et aux sociétés privées de mercenaires, dont Blackwater, qui ont fleuri. Cette guerre a probablement été un des laboratoires des plus modernes d’engins de mort, sur fond d’à-côtés liés aux trafics et corruptions. [2] Cette guerre a certainement fait avancer la science et les techniques sophistiquées de surveillance par drones et autres joujoux, de déclenchement à grande distance de bombardements dits chirurgicaux… Fait avancer aussi l’industrie et le commerce internationaux de drogue, alimentés non seulement par les talibans, mais ruisselant aussi sur bien d’autres, dont le frère d’un ex-président par intérim, Karzaï, choisi par les USA et leurs alliés pour soi-disant instaurer la démocratie.
C’est donc une sacrée filouterie de la part de Biden, de venir aujourd’hui pleurer devant les micros du monde entier sur l’échec des USA à apporter la démocratie à des Afghans (gouvernement et peuple) qui s’y seraient montrés viscéralement rétifs, qui n’ont pas lutté, etc. Une belle crasse, de dire qu’on ne peut pas importer à une nation la démocratie. Aider une clique d’islamistes à s’installer au pouvoir, pourtant, il semble que les dirigeants impérialistes américains y aient réussi. Avec le soutien, entre autres, de leurs amis de France.
Macron, là-dedans ?
Il a fallu que Macron s’en mêle, en chef de file – autoproclamé – de la diplomatie européenne. Allocution solennelle dans le ton, indigne dans le contenu. Franco-français bas de gamme : en défense de « nos » compatriotes, ces expatriés méritants qui sont restés en Afghanistan en sentinelles – certainement grassement payées. Bref on allait tous les rapatrier, pas de souci, tout allait bien se passer. À voir, car tout ne se passe pas si bien. Et quid des Afghans « qui nous ont aidés » et qu’on se devrait de ramener aussi, s’ils le désirent ? Macron jure qu’on ne les laissera pas tomber. Mais on voit les scènes de panique à Kaboul. Mais des journalistes du Monde rapportent dans l’édition du mardi 17 août « L’angoisse des Afghans qui veulent faire venir leur famille en France ». Car voilà des mois, des années même, et ces dernières semaines dans la totale fébrilité, que la chose qui devrait se faire… ne se fait pas ! Barrages administratifs, promesses bidons, mensonges de Macron.
Là où il n’a probablement pas menti, en revanche, c’est dans sa promesse abjecte d’assurer aux Français que les événements dramatiques d’Afghanistan ne seraient en aucun cas la porte ouverte à « des flux d’immigration irréguliers » ! Rassurez-vous, braves gens (entendez le public xénophobe de l’extrême droite, de la droite voire de sa gauche à lui, l’ex-socialiste !), nos frontières de France resteront fermées à ces Afghans et Afghanes qui voudraient fuir le régime des talibans (que la politique américaine a aidé à remettre en selle, avec notre complicité). Et Macron, en porte-parole des « démocraties » impérialistes européennes et tout particulièrement aussi de son amie Angela Merkel, d’annoncer qu’il résisterait à toute pression migratoire (en même temps qu’il en agite le spectre, ce qu’il estime sécurisant et bon pour sa campagne présidentielle). La grande démocratie française compte d’ailleurs s’assurer l’aide de l’Iran, du Pakistan ou de la Turquie (peu importe la mauvaise réputation politique de ces dictatures !) pour contenir et garder sur leur sol, en particulier dans des camps, les fuyards et réfugiés afghans. Elles seront payées pour le faire par les démocraties, en euros ou en dollars. Et qui ira voir quelle vie on mène dans ces camps ?
Les images des événements d’Afghanistan ont secoué le monde entier. Pas sûr que les Macron et Biden aient convaincu de l’excellence de cette « fin de partie » américaine. Pas sûr que des dizaines de millions d’hommes et de femmes qui aujourd’hui luttent dans le monde, et en Afghanistan, pour une autre idée de la démocratie et de la liberté que celle portée par des marines ou des talibans, ne soient pas outrés des mensonges qu’on leur sert ; ne se sentent pas du côté de la population afghane dont les intérêts n’ont cessé d’être piétinés par les grands de ce monde ; n’aient pas envie de leur transmettre un message fraternel et internationaliste. Les travailleurs et les peuples ont été capables en bien des circonstances, et pas des plus faciles, de prendre leurs affaires en main ; ils continuent et continueront à l’être et à engager des luttes dures. Si le départ américain d’Afghanistan, comme le départ du Vietnam en 1975, montre quelque chose, c’est que la plus riche bourgeoisie du globe, avec la plus puissante armée, ses bombes, ses drones, ses matériels de repérage les plus sophistiqués, ne contrôle les peuples du monde qu’en s’appuyant sur de minables et rétrogrades dictateurs locaux – des cliques qui ne résisteront probablement pas aux révolutions sociales et politiques nécessaires, qui sont devant nous.
Michelle Verdier
[1] Lire Les cercueils de zinc, de l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, Christian Bourgois, 1990. On peut estimer que 500 000 soldats soviétiques se sont relayés sur le terrain, l’effectif maximum de 150 000 en même temps ayant été atteint sous Gorbatchev, peu avant l’arrêt de la guerre. Le nombre de soldats soviétiques morts d’une façon ou d’une autre, au combat ou de maladie, s’élèverait pour certains à 50 000 – les autorités soviétiques n’en ayant jamais reconnu davantage que 25 000.
[2] Sous forme romancée mais néanmoins très documentée (« roman noir », il faut préciser), l’auteur qui signe DOA (Dead On Arrival) consacre à cette guerre deux gros tomes, sous le titre Pukhtu Primo et Pukhtu Secundo – Folio policier. Il est probable que la réalité dépasse la fiction.
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