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Chlordécone : la lutte contre l’empoisonnement continue

5 novembre 2021 Article

Le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation a annoncé un décret qui reconnaît le lien entre l’usage du chlordécone et le cancer de la prostate, et ferait considérer cette maladie comme professionnelle. Lors d’une interview du 20 octobre 2021, sur la radio Guadeloupe 1re, le secrétaire de la Confédération générale du travail de la Guadeloupe, Jean-Marie Nomertin, rappelle que cette reconnaissance n’est pas suffisante (d’autres cancers sont déclenchés), et que les luttes doivent continuer.

La pollution par le chlordécone, pesticide utilisé en Guadeloupe et en Martinique de 1972 à 1993 pour lutter contre le charançon du bananier, constitue une catastrophe sanitaire, environnementale, agricole, économique et sociale pour les Antilles. L’affaire est désormais connue : selon Santé publique France (Agence sous tutelle du ministère de la Santé), c’est 95 % de la population guadeloupéenne et 92 % des Martiniquais qui sont imprégnés par le poison. Macron a annoncé en septembre 2018, lors d’une visite dans la commune martiniquaise du Morne-Rouge, que le chlordécone est le produit d’une « époque désormais révolue […] d’un aveuglement collectif ». Cependant, le chlordécone est la question centrale des luttes qui traversent les sociétés antillaises depuis la grève de 2009.

Une histoire d’empoisonnement : le rôle de l’État français et des békés

Où commence l’affaire ? En 1972, les bananeraies, l’un des principaux secteurs de travail aux Antilles, sont menacées par les charançons, des insectes qui ravagent les récoltes. Bien que le chlordécone soit auparavant classé dans la catégorie des poisons, et alors que les preuves scientifiques de sa toxicité s’accumulent, Jacques Chirac, alors ministre de l’Agriculture et de l’Aménagement rural, délivre une autorisation provisoire de vente de l’insecticide pour un an, avec obligation de réaliser une étude d’impact environnemental et sanitaire, qui ne sera jamais réalisée. La vente se poursuit au-delà du délai, puis l’autorisation provisoire est prolongée à plusieurs reprises. Pourtant, en 1976, le chlordécone, commercialisé sous le nom de Kepone aux États-Unis, y est interdit et la compagnie Life Science Product qui le produit condamnée pour pollution majeure de l’environnement. L’État français, lui, ne change rien et autorise la vente et l’emploi de ce produit aux Antilles jusqu’en 1993, malgré les divers rapports scientifiques qui dénoncent les graves nuisances écologiques.

Les conséquences sont là. Si Santé publique France démontre que plus de 90 % de la population antillaise est infectée, le constat d’une augmentation de la mortalité dans les années 1990 dans les communes où vivent de nombreux travailleurs agricoles est établi. Le chlordécone pourrait être à l’origine de l’explosion du nombre de cancers de la prostate dans les Antilles françaises, qui détient un triste record du monde : 227,3 nouveaux cas pour 100 000 hommes chaque année. Il ne faut pas oublier la persistance du poison : les sols et les eaux sont en partie contaminés pour 700 ans, de quoi préoccuper des générations d’Antillais pour longtemps encore. Ces conséquences sont aggravées par la situation sanitaire liée au Covid-19, mais surtout par l’entretien chaotique des hôpitaux publics. Ces derniers, quand ils ne brûlent pas à l’image du CHU de Guadeloupe, connaissent un manque de moyens matériels et de personnel identiques à la France métropolitaine.

Malgré ces constats, le président Emmanuel Macron rejette le rôle actif de l’État et ne reconnaît pas de lien de causalité entre l’explosion des cancers et l’usage du pesticide dans les bananeraies aux Antilles alors que sa toxicité est avérée depuis plus de vingt ans. Pour le président, il s’agirait de dépasser ce triste évènement en proposant divers plans chlordécones. Le dernier en date « Plan chlordécone IV », avec un budget de 92 millions d’euros, qui s’étend de 2021 à 2027, cherche avant tout à faire de la prévention et de l’éducation autour des conséquences du produit. Bien sûr, il n’est pas question d’indemnisation des victimes, ni de poursuivre les responsables.

Les accusés qui veulent redorer leur image : publicité et emplois

Sous la pression des divers mouvements populaires dans les îles, un rapport parlementaire a affirmé, en 2019, que l’État français est « le premier responsable » de cette pollution. Si ce rôle est établi, il est important de rappeler que la bourgeoisie locale, notamment les békés (descendants des propriétaires d’esclaves), ont voulu l’introduction du chlordécone pour sauver leur portefeuille (plus que les plantations). Les patrons du secteur agricole ne sont pas mis en accusation dans l’histoire, mais ont vite compris que l’image de leur produit se voit dégradée par le scandale national.

Après leur refus de reconnaître leur responsabilité, après avoir manifesté leur totale indifférence à l’égard des travailleurs et de la population victimes de l’empoisonnement, les voilà qui, sans aucune décence, s’activent à organiser de coûteuses campagnes publicitaires pour redorer leur blason. Pour cela, au cours du mois de juin 2021, les békés ont fait placarder dans toutes les communes de la Martinique des affiches publicitaires géantes, décrétant que leur banane était la banane la plus saine, la plus vertueuse, réapparaissant parée de toutes les vertus. Les patrons antillais ne jouent pas uniquement sur la reprise d’une consommation par cette campagne publicitaire. Ils ont organisé une nouvelle opération annonçant tapageusement qu’ils offraient 200 emplois dans la banane aux Martiniquais. De quoi transformer les empoisonneurs en pourvoyeurs d’emploi, en bienfaiteurs de la société en quelque sorte. L’opération est soutenue par les médias, la chambre de l’Agriculture et même Pôle emploi. Cette image du bon père de famille se fait dans un contexte de chômage important dans les deux îles : en Martinique, l’on compte près de 35 000 chômeurs déclarés, rendant dérisoires ces 200 emplois proposés dans la banane. Dans la réalité, les gros producteurs de banane ont davantage participé à la réduction des emplois par les licenciements : on passe de 12 000 emplois en 2007 à 4 000 en 2020, soit une réduction des deux tiers en treize ans pour les grandes exploitations martiniquaises. Bien sûr, les profits des gros producteurs n’ont pas diminué, car ils imposent des bas salaires et des conditions de travail souvent exécrables.

Il s’agit d’une réponse de la classe exploiteuse à cette affaire, déniant leur rôle dans l’empoisonnement, mais aussi dans la dégradation de ce secteur d’emploi.

Une lutte contre l’empoisonnement

Face aux accusés et à l’empoisonnement, des réponses collectives ont été apportées. Dès 2006, plusieurs associations avaient déposé plainte contre l’empoisonnement des îles, plainte considérée comme non recevable par les juges d’instruction. La plainte est relancée en 2013, et l’enquête se poursuit encore à ce jour.

Depuis la lutte s’organise, à l’image du Lyannaj pou Dépolyé Matinik (Collectif de solidarité pour la dépollution de la Martinique) et ses 52 revendications, ou encore les collectifs et les associations qui se mobilisent contre le chlordécone. Le 27 février 2021, plusieurs milliers de personnes ont manifesté un samedi contre la menace de prescription du dossier du chlordécone. Cette manifestation a été perçue comme l’une des plus importantes du pays depuis la grève de 2009, comme l’affirment divers dirigeants des partis de gauche. Les slogans des manifestants dénonçaient l’empoisonnement volontaire par l’État, l’impunité dont jouissent les responsables. Si les médias ont mis en avant l’ambiance festive, c’est surtout la colère qui s’est exprimée : « Prescription dapré yo, di prefet a alé planté bannan » (« d’après eux, il y aura prescription, dites au préfet d’aller planter des bananes »). Cette manifestation a aussi eu un écho en métropole, mobilisant des personnes originaires de l’île pour dénoncer l’inaction de l’État. D’autres manifestations sont prévues pour la fin de l’année 2021.

L’affaire du chlordécone est devenue le point de convergence de nombreuses luttes menées dans l’île. Le rejet de la caste béké, le sentiment d’abandon de la part de l’État français qui se prétend protecteur, le constat que les travailleurs agricoles sont les premières victimes du chlordécone, alimentent les colères, mais aussi les initiatives collectives.

Raoul Leblanc

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