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Tafta – Ceta

Ils mondialisent le capital ? Mondialisons la lutte des classes !

jeudi 10 novembre 2016

À l’heure où nous écrivons cet article, le Ceta [1], l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne qui titubait entre frites, sirop d’érable et fromage, vient finalement d’être signé. Les politiciens wallons ont craqué face aux pressions des dirigeants européens. Les juges habilités à trancher en cas de conflit entre des trusts mondiaux et des États ne seront pas exclusivement des porte-parole des multinationales. Dans les jours qui ont précédé, un journaliste du Monde avait parlé de « prise d’otage de l’Union européenne » par seulement 0,5 % de sa population à cause des réticences wallonnes. Bigre. Finalement, tout semble s’être réglé sans intervention du GIGN. D’autres y allaient de leurs déclarations sur les conséquences « dramatiques » sur l’emploi, l’économie et la stabilité financière dans toute l’Europe si le Ceta n’était pas signé. Il faut bien amuser la galerie quand il est question de chasses gardées entre hommes d’affaires.

La diplomatie secrète contre les populations

En fait les initiateurs de ce traité Ceta se seraient bien passés de toute publicité. Ils avaient pris grand soin de maintenir une opacité quasi-totale dans ces négociations, pour que l’Europe n’ait pas à « dévoiler son jeu » dans la partie de poker qui se joue entre grandes puissances, mais aussi pour mieux dissimuler les mauvais coups contre les populations d’Europe et d’Amérique qui se glissent entre les lignes. Mais voilà que de petits politiciens wallons voulaient voir les cartes. On leur a envoyé in extremis un pavé de 1 600 pages à examiner ! Ce qui s’est retourné contre la Commission européenne, l’assemblée wallonne tenue par une coalition socialistes-chrétiens démocrates n’ayant juste pas apprécié qu’on ait tenté de lui forcer la main, a utilisé son droit de veto. Voilà pour le scénario.

Plus encore que le Ceta en lui-même, ce qui a perturbé les dirigeants européens dans cette querelle interne à leur camp, c’est le fâcheux précédent que ce blocage crée pour les accords à venir, à commencer par son grand frère le Tafta [2]. Cet accord, déjà plus connu du grand public, est toujours en négociation entre les États-Unis et l’UE. Il s’inscrit dans la centaine d’accords commerciaux existants entre des États ou des groupes d’États, à ceci près qu’il concerne les deux plus grands acteurs commerciaux du monde. Tous les lobbys des grandes entreprises européennes ou américaines (ou même des transnationales implantées de part et d’autre de l’Atlantique) étaient penchés sur les fonts baptismaux du Tafta. La Chambre de commerce des États-Unis, Digital Europe (qui représente entre autres Apple, Blackberry, IBM et Microsoft), le lobby de l’alimentation et des boissons en Europe, la fédération Business Europe (40 organisations patronales dont le Medef), le Transatlantic Business Council (70 multinationales européennes et états-unienne), tous les grands secteurs de la bourgeoisie de part et d’autre de l’océan ont dépensé des millions pour défendre leurs intérêts [3]. Mais les négociations secrètes durent depuis des années.

La guerre des normes

De fait, les négociations achoppent ou échouent moins à cause des petites mobilisations contre ces traités, que parce que les différentes bourgeoisies n’arrivent pas à trouver un consensus. Pour le Tafta, autant tout le monde semble d’accord pour baisser les droits de douanes, autant l’« harmonisation » des réglementations entre l’UE et les USA pour créer un véritable marché commun est le véritable enjeu de ces négociations. Cela fait partie de la guerre économique permanente que se livrent les différentes bourgeoisies entre elles, les États intervenant régulièrement pour consigner un certain rapport de force entre les différents capitalistes. Et les normes adoptées viennent « cristalliser » juridiquement un état de fait… jusqu’à ce que la situation réelle change et entre en conflit avec ces normes.

Cela va d’aspects anecdotiques comme un accord sur la couleur des feux arrières d’une voiture, à celui, plus important pour eux, de la convergence des toutes les normes fiscales, juridiques, sociales, sanitaires et environnementales. Chaque camp va vouloir conquérir le nouveau marché en abaissant les normes contraignantes d’en face, tout en défendant son pré carré.

Le protectionnisme ici, le libre-échange là-bas !

Concernant le Tafta, la plus grosse pomme de discorde tient à ce que les Américains refusent d’abolir le Small Business Act, et le Buy American Act, deux lois protectionnistes (au pays du libéralisme !) qui réservent les marchés publics américains aux entreprises américaines. Les Bouygues, Vinci et autres Bolloré se verraient donc écartés des marchés là-bas, mais devraient accepter la concurrence chez eux ! Le gouvernement français est monté au créneau : le secrétaire d’État au commerce extérieur, Matthias Fekl, affirme qu’il n’y a « aucune raison de se mettre à la remorque de tel ou tel continent ou tel ou tel pays », et Hollande fait monter les enchères en vantant le « modèle français » et en réclamant une véritable «  réciprocité  » dans le traité à venir : « si on n’a pas accès aux marchés publics et si en revanche les États-Unis peuvent avoir accès à tout ce que l’on fait ici, je ne l’accepterai pas ».

La défense bien réelle de l’impérialisme français devient des lors très hypocritement la défense de l’intérêt général chez les politiciens bourgeois à droite comme à gauche, lesquels s’offrent le beau-rôle tout en flattant les souverainistes dans leur camp. Valls déclare que le traité «  […] ne pourra pas aboutir s’il n’apporte pas les garanties que le niveau d’exigence que nous avons en France pour la santé et l’environnement de nos concitoyens sera maintenu ». Hollande et Valls champions de la santé et de l’environnement, des services publics et pourquoi pas demain du droit du travail, ils ne manquent pas d’air !

On parle aussi beaucoup des labels européens Appellations d’origine protégées et des Indications géographiques protégées qui pourraient passer à la trappe. Du camembert de Normandie moulé à la louche à la camomille de Bohême en passant par l’abricot de Wachau, ces labels nous sont présentés comme les garants du patrimoine culturel des régions d’Europe. Si cela peut se défendre pour le consommateur qui veut savoir ce qu’il a dans son assiette, elles sont d’abord le produit d’un bras de fer économique entre producteurs à l’intérieur de l’Europe, pour s’assurer le monopole de la production d’un produit à forte renommée avec à la clé de meilleures parts de marché. Il y a à l’inverse l’exemple des bœufs aux hormones ou des poulets lavés au chlore, ou bien sûr des OGM, tous autorisés aux États-Unis mais pas (encore) en Europe, qui pourraient se frayer un chemin jusque chez nous.

Règlement de comptes à OMC Corral

En ce qui concerne le Ceta, le dernier blocage, sur lequel les parlementaires wallons auraient, en dernière minute, obtenu quelques concessions leur permettant de s’aligner, concerne les tribunaux d’arbitrage privés inscrits dans les textes comme mécanisme de résolution des conflits autour de l’application du traité. Ainsi, une entreprise pourrait attaquer un État (mais pas le contraire) devant ce tribunal « indépendant » (en tout cas surtout indépendant de la population) et demander réparation si celui-ci prenait une mesure allant à l’encontre du traité (c’est-à-dire à l’encontre de ses profits). Cette mesure est incluse dans la plupart des traités commerciaux signés ces cinquante dernières années et ne se substitue pas officiellement aux parlements. Seulement, quand dans les années 1990 le gouvernement canadien a voulu mettre en place le paquet neutre pour lutter contre le tabagisme, il a reculé entre autre du fait de la menace d’être traîné au tribunal par le cigarettier américain R.J. Reynolds.

Les parlements s’autocensureraient alors de peur d’avoir à payer des amendes, ou se retrouveraient à s’arranger à l’amiable. L’exemple allemand en dit long : après la décision de sortir du nucléaire en 2011, la compagnie suédoise Vattenfall a d’abord commencé par réclamer 1,4 milliard d’euros au gouvernement par tribunal arbitral privé pour la fermeture de ses centrales, avant de se rétracter une fois que la ville de Hambourg accepta de diminuer ses exigences écologiques concernant la centrale à charbon construite par le même Vattenfall en remplacement des réacteurs. Évidemment, à ce jeu-là, ce sont surtout les autorités locales comme les mairies et les régions qui ne pourront pas risquer de payer des amendes astronomiques et s’inclineront devant les multinationales.

L’impasse du protectionnisme

Tous ces accords commerciaux qui se négocient pied à pied à des échelles mondiales ou régionales révèlent la réalité crue du capitalisme actuel, où les impérialismes rivaux se taillent des machines de guerre commerciales et juridiques pour partir à l’assaut du monde. Face à cela, de plus en plus de gens, écœurés à juste titre par les règles de ce jeu truqué, pensent pouvoir trouver une solution dans différentes variantes du protectionnisme économique. Façon Le Pen, où la dénonciation du « mondialisme » marche main dans la main avec la préférence nationale ; façon Montebourg avec son « patriotisme économique » et son État stratège ; façon Mélenchon et son protectionnisme germanophobe, ou même Lordon, qui défend un « protectionnisme intelligent » en vue d’un « inter-nationalisme ».

Les États-Unis refusent d’ouvrir leurs marchés publics ? C’est de bonne guerre capitaliste ! Le chantage des grandes entreprises ? Nous voyons cela tous les jours ! C’est même un classique « bien de chez nous », avec des PSA ou autre Alstom qui menacent de fermeture pour obtenir des aides de l’État et des sacrifices des travailleurs, et licencient quand même quelques années plus tard, après avoir dégradé les conditions de travail et siphonné l’argent public. Les États « démocratiques » dépossédés de leurs pouvoirs par les multinationales ? Mais les appareils d’État et leurs gouvernements ne sont jamais que les fondés de pouvoir de la grande bourgeoisie. Qui a commandité la loi El Khomri, si ce n’est le Medef ?

Dans ces conditions, le protectionnisme revient à se ranger derrière la bourgeoisie de son pays, à creuser des oppositions entre travailleurs des divers pays là où ils devraient au contraire s’unir contre leurs ennemis de plus en plus communs.

La bataille de toutes les batailles ?

En France comme dans le reste de l’Europe et en Amérique, la gauche de la gauche (parfois en France jusqu’au NPA) se mobilise contre ces traités de libre-échange. Parce qu’ils sont un concentré du système impérialiste actuel et régentent en partie le marché mondial, bien des militants finissent par en faire la mère de toutes les batailles, celle qui conditionne toutes les autres. Or, le Tafta est avant tout une bataille commerciale entre capitalistes. C’est le pire endroit pour les travailleurs pour porter la lutte des classes, en l’engageant sur le terrain piégé du protectionnisme contre la mondialisation.

Ces accords ne nous laissent pas indifférents car ils se font sur notre dos, en menant une guerre entre trusts par l’abaissement du coût de la main d’œuvre. Mais avec ou sans eux, dans un marché mondialisé ou des marchés qui étouffent dans leurs frontières, c’est la loi du marché elle-même qu’il faut combattre.

Et quand une partie du monde du travail et de la jeunesse, capable de passer par-dessus la tête des trop sages directions syndicales, descend dans la rue contre les attaques du patronat, ils sont bien plus dangereux que toutes les manifestations contre un accord commercial à Bruxelles ou ailleurs, et bien moins récupérables par tous ceux qui, de Montebourg à Melenchon (sans parler de Marine Le Pen), voudraient qu’on ne regarde pas plus loin que le bout de nos frontières.

30 octobre 2016, Marianne Syzko


[1Pour « Comprehensive Exchange and Trade Agreement »

[2Pour« Trans-Atlantic Free Trade Area », et récemment renommé TTIP, pour « Transatlantic Trade and Investment Partnership »

[3 Pour la liste complète des lobbys : https://corporateeurope.org/international-trade/2014/07/who-lobbies-most-ttip

Mots-clés CETA , Monde , TAFTA , Traités commerciaux