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Le capitalisme américain entre deux crises ?

samedi 6 mars 2004

La chute des cours sur les marchés d’actions internationaux survenue depuis 2001, mais apparemment enrayée depuis un an, n’a finalement pas donné raison à ceux qui envisageaient l’éventualité, catastrophique, d’une faillite du système financier mondial assortie de faillites en chaîne et d’une déflation type 1929 (chute simultanée des prix, de la production, de l’emploi…). Les Etats-Unis viennent même de donner des signes, peut-être éphémères, de reprise économique. D’autres craquements se font cependant entendre. Et la dépréciation du dollar notamment face à l’euro focalise en ce moment l’attention. Une dépréciation qui traduit les limites et les contradictions de l’intervention massive de l’Etat américain ces derniers temps, même si cette implication a sans doute permis, jusqu’ici, d’éviter le pire.

Après l’euphorie, la gueule de bois

Les contradictions actuelles sont surtout la contrepartie de l’épisode inattendu du boom américain des années 1990 : une reprise d’une longueur et d’une ampleur telles qu’on y était plus habitué depuis les années 1960. A mieux y regarder cependant, si ce boom s’est prolongé, c’est au prix de moyens artificiels, qui ont donc leurs limites, et de contradictions qui risquent aujourd’hui de se manifester dans toute leur acuité.

La consommation « des ménages » (c’est à dire essentiellement des différentes fractions de la bourgeoisie et des classes moyennes), sans doute dopée par un sentiment factice d’enrichissement lié à l’envol des cours boursiers, mais aussi par les massives baisses d’impôts, a fait preuve durant toute cette période d’un dynamisme souvent souligné. Mais c’est au prix à la fois d’un déficit commercial de grande ampleur et d’un effondrement sans précédent de l’épargne.

A partir de la deuxième moitié des années 90, l’accumulation du capital s’est ainsi réalisée essentiellement grâce à un afflux historique de capitaux étrangers, attirés par les performances de l’économie, les promesses de rentabilité mais aussi la spéculation et les illusions de la « nouvelle économie ». Cette marée de capitaux étrangers neutralisa également les conséquences du déficit commercial : peu importe que des dollars soient vendus en surnombre sur le marché des changes à l’occasion d’importations américaines, pourvu qu’ils soient aussitôt achetés par des investisseurs désireux d’effectuer des placements aux Etats-Unis.

Pour contrer la récession, Bush a poussé les gaz…

Dès la fin des années 90, la rentabilité des entreprises commença à décliner. Lorsqu’il fut évident, en 2001, que des capacités de production excédentaires avaient été formées, et que des milliards de dollars de capitaux avaient été investis à fonds perdus dans des « start up » sans lendemain, il pouvait sembler raisonnable d’affirmer que « on assiste aux premiers craquements d’une récession économique qui risque d’être la plus grave depuis la fin de la seconde guerre mondiale ». (Le Monde Diplomatique, Mai 2001). C’était compter sans l’intervention volontariste de l’administration Bush et de la Federal Reserve, la banque centrale américaine : ils n’allaient pas hésiter à actionner les leviers dont ils disposent avec une vigueur inaccoutumée.

Face à la menace d’un brusque retournement de conjoncture après des années d’euphorie, Bush préféra placer l’économie sous respiration artificielle. En l’espace de quelques mois, les taux directeurs furent abaissés jusqu’à 1%, leur plus bas niveau depuis 1958, ce qui revient à injecter dans les circuits financiers des liquidités qui soutiennent les cours des actifs financiers et la consommation : spéculateurs et consommateurs peuvent s’endetter à des taux d’intérêt peu élevés (les taux réels, une fois défalquée l’inflation, étant nuls voire négatifs). Cette politique freina la chute des marchés boursiers tout en favorisant la formation de nouvelles bulles spéculatives, sur les marchés obligataire et surtout immobilier. Les guerres d’Afghanistan et d’Irak, ainsi que de nouvelles baisses d’impôt, creusèrent le déficit budgétaire, avec là encore un effet de soutien à l’économie. Au total, l’Etat a en partie évité que le capital suraccumulé sous ses différentes formes (actifs financiers surévalués, capacités de production excédentaires) parte en fumée dans le krach.

… mais l’avarie menace

La crise ainsi évitée n’a du même coup pas pu jouer son rôle, assainir la situation en laissant éclater les contradictions accumulées pendant la croissance. Il est normal que celles-ci resurgissent alors sous d’autres formes. En l’occurrence, sous la forme d’une baisse du dollar.

Certes, la baisse du dollar est souvent présentée comme une phénomène purement favorable aux Etats-Unis, voire une arme : effectivement, les produits américains dont les prix sont libellés en dollar deviennent automatiquement moins chers sur la marché mondial lorsque le dollar se déprécie face aux autres monnaies. La dépréciation du dollar rend donc les exportations américaines plus compétitives, aux détriments de ses concurrents, japonais et surtout européens. On peut donc dire que le capitalisme américain se relance sur le dos de ses voisins.

Mais ce n’est qu’un côté du problème. L’économie américaine, on l’a vu, n’a réalisé ses performances des années 90 qu’au prix d’un afflux massif de capitaux du monde entier, afflux qui reste plus que jamais nécessaire en ces temps de ralentissement. L’épargne domestique ne peut prendre le relais, car cela signifierait une réduction de la consommation, donnant ainsi le coup de grâce à la reprise. Les baisses d’impôts, qui donneraient une marge de manœuvre, ne peuvent pas être prolongées indéfiniment. Les marchés financiers ou immobiliers américains ont donc besoin que des capitaux étrangers viennent sans cesse les alimenter : ces fonds se convertissent en dollars, ils absorbent les abondantes liquidités que génère la politique de relance et compensent les effets du déficit commercial.

Mais si ces dollars commencent à ne plus trouver preneur, comme sur tout autre marché, le cours du dollar baisse. Et du coup, à moins d’une remontée significative des taux de profit des entreprises américaines, les profits réalisés aux Etats-Unis par les investisseurs étrangers sont amenuisés, car une fois rapatriés dans leur pays, au Japon ou en Europe, ces dollars représentent moins de yens ou d’euros. C’est alors le cercle vicieux : si les actifs libellés en dollars sont moins attrayants, non seulement ils se dévalorisent, mais le dollar est moins demandé, et baisse encore… On voit ainsi se dessiner la possibilité d’une crise de financement qui relancerait la dynamique de chute des marchés financiers et menacerait l’immobilier, avec toute sortes de conséquences possibles, comme le dépôt de bilan d’entreprises ou de banques engagés sur ces marchés, la montée du chômage, etc.

L’Etat à bout de souffle ?

Tôt ou tard, surtout si la baisse du pouvoir d’achat du dollar se traduit par de l’inflation, la banque centrale risque d’être contrainte de relever ses taux directeurs, ce qui revient à proposer aux capitaux étrangers des rémunérations plus attrayantes, défendant ainsi le cours du dollar. Mais beaucoup d’observateurs redoutent que le remède soit pire que le mal : la hausse des taux (dont la Federal Reserve commence à laisser entendre qu’elle est envisagée) serait un coup de frein sur le crédit, sur l’accumulation du capital, et risquerait de provoquer l’éclatement redouté de la bulle de l’immobilier, avec à la clé la possibilité d’une récession franche et massive.

Au total, le capitalisme américain a certes su atténuer les conséquences du retournement du cycle de 2001 : les pompiers de la maison blanche et de la Federal Reserve ont éteint l’incendie, mais c’est maintenant l’inondation qui menace. Il devient de plus en plus difficile d’éluder la nouvelle contradiction qui s’exprime par la baisse du dollar : l’afflux de capitaux internationaux, véritable ressort de la croissance, est en totale contradiction avec les politiques de « planche à billet » (déficit budgétaire, taux d’intérêt très faibles, dépréciation compétitive du dollar) qui soutiennent artificiellement l’économie. On est donc fondé à croire que l’intervention de l’état au secours du capitalisme semble avoir atteint ses limites, et que, si survenait un nouvel épisode de la crise ouverte en 2001, il serait difficile cette fois à Bush ou à son successeur d’en enrayer les conséquences.

28 février 2004

Julien FORGEAT


Où est passé le néo-libéralisme ?

Les considérations sur l’ « hégémonie de la finance » n’en finissent pas de fleurir depuis les années 80 jusqu’à constituer la vulgate des milieux de gauche et notamment altermondialistes : fini serait le temps du « capitalisme managerial », du « cadrisme », où les dirigeants d’entreprises dotés d’une certaine autonomie menaient des politiques industrielles plus favorables à la croissance ; désormais assujettis aux règles du « gouvernement d’entreprise », aux « diktats des marchés financiers », aux exigences de rentabilité à cours termes, ils seraient devenus les vassaux impuissants des actionnaires. Ce serait une des caractéristiques de la nouvelle ère « néo-libérale ».

L’expérience actuelle montre qu’on était fondé à rester prudents face à ces analyses hâtives.

D’abord, l’envol des cours des marchés financiers jusqu’en 2001 n’aurait pas dû être interprété en termes d’hégémonie de la finance. A mesure que les cotations s’élevaient, s’élevait le rapport entre leur prix et les bénéfices qu’elle rapportaient : cela signifie que les actionnaires payaient de plus en plus cher la fraction de profit, les dividendes, qui leur était reversée. Une telle évolution ne traduit pas une position de force de la finance, mais à bien des égards l’inverse !

Quand au contrôle étroit exercé sur des dirigeants totalement inféodés aux actionnaires (via les fameux « fonds de pension »), on en mesure la fragilité avec les affaires à répétition de type Enron et Parmalat. Bien qu’engraissés à coup de « stock options », les cadres dirigeants se sont entendus pour gruger leurs mandants, truquant les bilans à qui mieux mieux : n’est-ce pas là le signe d’une rassurante autonomie, bien comparable à celle du « capitalisme managerial » ?

Enfin, la principale preuve de cette « domination néolibérale de la finance » était l’adoption dès le début des années 80 de politiques de rigueur inspirées par les monétaristes américains : afin de préserver les rendements financiers, toute relance « keynésienne » (par la baisse des taux d’intérêts, par les déficits budgétaires, par l’inflation) était désormais bannie. Quitte à supporter chômage et récession.

On voit ce qu’il reste de cette belle théorie : tandis que les Etats-Unis battent des records de déficit budgétaire, qu’à l’instar du Japon leurs taux d’intérêt avoisinent zéro, la France et l’Allemagne déchirent Traité de Maastricht et pacte de stabilité, franchissant délibérément la barre des 3% de déficit.

Des actionnaires qui contrôlent ni moins ni plus qu’auparavant, des politiques de rigueur tombées aux oubliettes, mais qu’est donc le « néolibéralisme » devenu ? Au fond, tout montre qu’il n’y avait pas lieu de théoriser l’avènement d’une ère nouvelle dans les années 80 : si hégémonie financière il y a, elle n’est pas différente de celle que décrivait déjà Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, en 1916, il y a près d’un siècle.

Mots-clés Capitalisme , Monde , USA
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