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Turquie

Museler toute opposition n’empêchera pas l’explosion sociale

jeudi 11 février 2016

En même temps qu’il mène sa guerre au PKK et à la population kurde en général, Erdogan s’en prend également à tout ce qui bouge sur le front social ou pour la défense des simples libertés. La répression cible non seulement l’opposition de gauche mais plus largement tous ceux qui pourraient critiquer sa politique. Il en est même venu à arrêter des juges, des officiers de l’armée ou de la police. Voire à se fâcher à mort avec son ancien allié, le prédicateur islamiste Fethullah Gülen.

Guerre aux mal-pensants…

Les universités étaient restées longtemps des lieux relativement préservés. Elles abritaient à ce titre de nombreux foyers de contestation, souvent animés par des groupes d’extrême gauche. Depuis quelque temps les descentes de police s’y sont multipliées. Aux arrestations d’étudiants ont succédé celles d’assez paisibles et respectables mandarins universitaires. Ainsi, le 10 janvier 2016, une pétition signée par 1 128 universitaires pour dénoncer la guerre au Kurdistan intitulée « nous ne serons pas complices de ce crime », a déclenché une réaction très forte de la part du gouvernement. Erdogan a multiplié les discours contre ces « pseudo-intellectuels ignares » qu’il qualifie de « terroristes ». Selon la décision du procureur d’Istanbul, des procès pourraient être lancés pour « insulte à la nation turque et à l’État turc » et « propagande en faveur d’organisations terroristes ». À Kocaeli, une ville de la banlieue d’Istanbul, quinze universitaires ont déjà été arrêtés et vont être jugés.

Des menaces physiques de la part de plusieurs groupuscules d’extrême droite s’ajoutent à ces menaces judiciaires. Menaces d’autant plus sérieuses que l’extrême droite est coutumière de l’assassinat politique et se sent les coudées franches dans le contexte de guerre civile actuelle. Quelques jours après la publication de la pétition qui dénonce la guerre, Sedat Peker, un ancien du parti d’extrême droite MHP (sigle en turc de Parti d’action nationaliste) a menacé les signataires en ces termes : « Nous allons faire couler votre sang en rivière… et nous nous doucherons avec ! ». Dans plusieurs universités, des membres de la jeunesse du MHP (dits les « foyers idéalistes », en turc « ülkü ocaklari ») ont fait des croix rouges sur la porte des universitaires en question pour les pointer du doigt. Dans le cas de l’université de Karadeniz, le recteur de l’université a décidé d’ouvrir un procès contre les professeurs et leurs noms ont été diffusés dans la presse. Les universitaires ont demandé à ce que leurs noms soient retirés des journaux parce qu’ils craignaient les agressions physiques de la part des groupuscules d’extrême droite, tout en sachant que ces agressions ne seraient pas punies par la loi.

… aux journalistes infidèles…

Déjà cet automne, lors de la campagne électorale, des journalistes du quotidien kémaliste Hürriyet avaient été menacés et le siège de leur journal attaqué par les voyous du parti d’Erdogan. Aujourd’hui, plusieurs journalistes indépendants sont traduits en justice, voire emprisonnés. C’est le cas actuellement de Can Dündar, rédacteur en chef du journal kémaliste Cumhüriyet pour lequel Erdogan a personnellement demandé la prison à vie. Il lui est reproché d’avoir révélé que les services secrets turcs livraient clandestinement des armes aux groupes islamistes sous couvert d’aide humanitaire.

… et aux fidèles concurrents

Et c’est au sein même de son camp, qu’Erdogan craint la concurrence. La répression engagée contre la « confrérie Gülen » relève d’une lutte entre « frères ». Car l’imam Fethullah Gülen, faisait partie de l’AKP, le parti d’Erdogan, à l’époque où ce parti s’est emparé du pouvoir. Sa confrérie religieuse a fourni à l’AKP une bonne part de ses cadres qui sont allés peupler à partir de 2002 les tribunaux et les instances dirigeantes de la police, et plus tardivement de l’armée. Erdogan s’en est servie pour combattre la mainmise sur la vie politique de l’État-major, lié au parti kémaliste (l’ancien parti au pouvoir, se réclamant du fondateur de la Turquie moderne, Mustapha Kemal), ainsi que pour mener à bien sa politique d’ouverture libérale. Une politique pas toujours au goût d’un État-major qui contrôlait toute une partie de l’industrie du pays.

À croire que pour l’AKP et le pouvoir personnel d’Erdogan l’allié est devenu trop envahissant. Les journaux et chaînes de télévision liés à la confrérie se sont déchaînés contre la corruption du gouvernement, puis contre sa dérive autoritaire, lorsqu’elle s’est abattue sur eux. La tension a atteint son sommet à l’hiver 2013, quand des membres de la confrérie ont diffusé des écoutes téléphoniques où on découvrait que plusieurs ministres étaient corrompus. Le « scandale des boîtes de chaussure » a ébranlé le pays : il s’agissait de boîtes remplies de billets venus des fonds publics (plusieurs millions de dollars) retrouvées dans les placards des fils de deux ministres. Un méga-procès contre les partisans de Gülen s’est tenu à Istanbul le 6 janvier, préparé par l’arrestation de 2 000 personnes. De très lourdes condamnations ont été prononcées, au premier chef contre Gülen qui a écopé de 338 ans de prison. Qu’il ne fera pas puisqu’il est exilé aux États-Unis.

Et si le souffle d’air venait une fois de plus de Bursa ?

À l’usine Renault de Bursa, la mobilisation a repris pour que la direction réalise ce qu’elle avait annoncé à la fin des grèves du mois de mai : la possibilité de créer un nouveau syndicat et des augmentations de salaires de 35 %.

Au mois de décembre, les ouvriers de Renault ont manifesté pour dénoncer les pressions exercées par les hommes de Türk Metal (le syndicat pro-patronal) contre les ouvriers revendicatifs. Ils s’organisent aussi pour que les augmentations de salaires promises deviennent effectives. Le vendredi 15 janvier, les équipes du matin ont débrayé avec des slogans comme « Vous allez payer » et « Vive la solidarité ouvrière ». On se souvient qu’au printemps dernier, après la grève aux usines Bosch, celle de l’usine Renault de Bursa avait été contagieuse, entraînant derrière elle celle de plusieurs autres usines.

Sur les vidéos des manifestations des ouvriers de Bursa [1], visibles sur la page Facebook, créée lors des grèves du mois de mai, « union des travailleurs de la métallurgie », on peut voir des messages comme « les travailleurs de Ford, Hyundai, Toyota… Ensemble nous sommes forts, ensemble nous gagnerons » publiés plusieurs fois par jour. ■

26 janvier 2016,

Cléo TOPRAC et Herman KRUSE


Mots-clés Grève , Monde , Turquie