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L’islamisme radical conteste-t-il l’impérialisme ?

vendredi 10 janvier 2003

Les attentats du 11 septembre 2001 ont donné du crédit à l’idée que la domination de l’impérialisme américain était contestée, voire menacée par l’islamisme radical. Malgré la guerre d’Afghanistan, l’organisation internationale de Ben Laden n’a-t-elle pas été capable de mener de nouvelles attaques anti-occidentales au Kenya, en Indonésie, au Yémen ou en Tunisie ? Les groupes armés de Yougoslavie (Bosnie et Kosovo), d’Algérie, d’Afghanistan, d’Indonésie, de Somalie, de Malaisie ou du Pakistan ne se sont-ils pas engagés dans des guerres civiles au nom de l’intégrisme musulman ? Au point de faire un peu oublier l’Amérique latine, la partie chrétienne de l’Afrique ou bouddhiste de l’Asie, et bien d’autres, où la contestation anti-américaine n’a pas adopté le drapeau de l’Islam ?

Il ne faudrait pas non plus oublier que le gouvernement américain a soutenu pendant des décennies des régimes islamistes, de l’Arabie Saoudite au Pakistan, et armé les talibans et Ben Laden contre l’armée russe en Afghanistan. Aujourd’hui, les talibans ont paraît-il été vaincus en Afghanistan mais les seigneurs de guerre qui les remplacent (ou qui ont seulement changé d’étiquette) sont des leaders féodaux islamistes qui maintiennent d’ailleurs dictature, production d’opium et oppression de la femme.

Le terrorisme islamiste n’a pas toujours été la cible du gouvernement américain. Au cours de la guerre civile d’Algérie, les USA soutenaient l’entrée au gouvernement du Front Islamique du Salut à l’époque où la France couvrait le terrorisme d’Etat des généraux algériens sous prétexte d’éradication du terrorisme islamiste. Le FIS avait alors son siège officiel dans la métropole américaine alors que ses dirigeants étaient recherchés pour terrorisme à Paris et Alger. Anouar Haddam, représentant du FIS, faisait tranquillement ses conférences de presse aux USA en pleine guerre civile algérienne.

Mais qu’en est-il du programme et des objectifs des islamistes eux-mêmes ?

Le programme de Ben Laden

« …Nous étions partis en Afghanistan pour être des combattants musulmans : les Etats-Unis voulaient simplement se servir de nous contre les Russes. L’encadrement était fourni par les Pakistanais, les armes par les Américains et le financement par les Saoudiens. » déclarait Ben Laden à un journal soudanais cité par Jeune Afrique du 1er septembre 1998.

L’objectif de Ben Laden, suite à la guerre du Golfe de 1991, était de contraindre les Etats-Unis à quitter les lieux saints (du pétrole), c’est-à-dire l’Arabie saoudite et les Emirats. La première fatwa de Ben Laden, datée de 1993, affirmait : « Nous ne pouvons laisser l’armée américaine rester dans la région du Golfe et nous prendre notre pétrole, notre argent » (cité par le Nouvel Observateur du 20 décembre 2001). Il ne s’agissait pas de renverser les régimes occidentaux, mais ceux de pays musulmans comme l’Afghanistan ou l’Arabie Saoudite, en affirmant vouloir y appliquer la charia. En Arabie Saoudite, Ben Laden pouvait espérer s’appuyer sur une fraction de la classe dirigeante elle même mécontente de la baisse de ses revenus et de l’occupation militaire américaine. Il pouvait rallier une partie de la jeunesse dorée frustrée de ses aspirations et prête à sacrifier sa vie, en semant la mort. Cela n’en faisait pas un révolutionnaire, ni sur le terrain social ni sur le terrain politique. Il n’a jamais reproché au régime des Saoud de ne pas être démocratique ni d’être au service des milliardaires du pétrole. Ce milliardaire d’origine saoudienne lié à des centaines de banquiers et ayant investi une grande partie de son argent aux USA – contribuant notamment au financement des entreprises de la famille Bush – n’a jamais proféré de fatwa contre le capitalisme, la bourgeoisie, contre l’accumulation de richesses à un pôle et la pauvreté à l’autre.

Ben Laden n’a abandonné son rôle d’agent des Américains en Afghanistan lié aux services secrets saoudiens et pakistanais que pour celui d’agent de l’impérialisme anglais visant, sans succès, à renverser Kaddafi, pour devenir ensuite l’ami du dictateur du Soudan et enfin le protégé et l’inspirateur de la dictature du Mollah Omar et des talibans.

L’idéologie islamiste

Le parti islamiste qui sert de modèle historique aux intégristes radicaux est celui des Frères Musulmans d’Egypte de Hassan al-Banna, lequel atteint son apogée entre 1940 et 1950. C’est la faiblesse du mouvement nationaliste bourgeois en Egypte (le parti bourgeois démocrate, le Wafd, incapable de se débarrasser de la tutelle anglaise et de la royauté corrompue) qui a laissé une place aux radicaux islamistes, les Frères Musulmans. Certains d’entre eux, les Chemises Vertes, ont ouvertement tourné au fascisme.

Les deux courants, comme tous les islamismes radicaux qui allaient les suivre, fondent leur mouvement sur le retour à la pureté originelle de la religion. Les différents mouvements intégristes musulmans cultivent le mythe du retour à la grandeur de l’empire arabe, une manière de compensation imaginaire aux petits bourgeois rêvant de domination et de richesse. Il reste qu’aucun régime islamiste ne cherchera réellement à remettre en cause les frontières nationales imposées par les puissances colonisatrices.

Le radicalisme du courant islamiste, qui s’éloigne autant que possible du radicalisme social, trouve sa mesure dans la logorrhée religieuse, la dénonciation de la liberté des mœurs et la violence intégriste contre les femmes. Aucun internationalisme dans le discours idéologique, sinon le rêve d’un retour à l’époque mythique de la domination de l’empire arabe : « Notre but stratégique ultime est d’instaurer le califat islamique sur la terre », déclarait ainsi Ali Belhadj, dirigeant du FIS algérien, au journal El Watan (27 juillet 1990), en invoquant non le retour à la magnificence passée de l’empire arabe mais à la prétendue pureté religieuse de cette époque... Ce discours intégriste n’est pas le fait d’une force sociale grandissante susceptible de menacer l’ordre mondial mais bien plutôt celui d’une classe sociale économiquement inféodée à la bourgeoisie impérialiste, vivant en période faste de ses retombées financières, mais aux revenus aussi aléatoires que les cours du pétrole, incapable d’offrir des perspectives autres qu’imaginaires !

De la faillite du nationalisme arabe à l’islamisme

Le monde arabe, réapparu après la première guerre mondiale suite au dépeçage de l’empire ottoman, a donné naissance à des Etats et des bourgeoisies exsangues, contraintes de se laisser diriger par leurs chefs militaires ou des clans féodaux. La bourgeoisie arabe, tard venue sur l’arène de la concurrence capitaliste et étroitement dépendante des intérêts impérialistes, a été bien incapable de transformer l’atout du pétrole en un moyen de véritable industrialisation. La rente pétrolière a permis à ses couches les plus privilégiées de s’intégrer à la jet set de la bourgeoisie financière internationale et lui a ménagé ses entrées dans les plus grandes métropoles, mais n’a pas entraîné de véritable développement local, du moins suffisant pour sortir du sous-développement.

Tant que les leaders bourgeois nationalistes du monde arabe, comme du reste du tiers monde, ont pu faire illusion lors des indépendances, ont pu faire croire à leurs peuples qu’ils allaient apporter croissance économique, bien être et liberté, ils ont mis à l’écart les islamistes ou les ont canalisé sans trop de difficulté. Ce fut le cas, par exemple, de Nasser en Egypte, de Soekarno en Indonésie ou de Boumediene en Algérie. Dès que l’impasse du développement national est apparue au grand jour, que la domination impérialiste s’est révélée intacte en même temps que les inégalités sociales criantes se sont accrues, les islamistes sont réapparus en Egypte, aussi bien qu’en Indonésie ou en Algérie.

Les bourgeoisies arabes ont échoué en termes de développement économique dans un monde soumis aux intérêts des métropoles impérialistes occidentales. Du coup, le développement politique et social s’est également révélé une impasse. Cela a déçu les petites bourgeoisies et soulevé le mécontentement des travailleurs, déstabilisant les régimes.

Plusieurs types de réponses avaient été données face au risque de mécontentement populaire. Il y avait celle des républiques dites socialistes, du type Nasser en Egypte, Boumediene en Algérie ou le Baath en Syrie et en Irak, qui dès le départ ont mis en place un parti unique prétendu « socialiste », lié à l’armée et défendu par un régime policier. Il y avait celle des monarchies, ouvertement liées à la bourgeoisie impérialiste comme celle du Shah d’Iran, celle du roi Farouk d’Egypte ou des pétromonarchies du Golfe. Celles-ci ont résisté à la pression sociale en s’appuyant sur des hiérarchies religieuses arriérées comme les wahhabites des Saoud, en misant sur l’alliance du sabre et du goupillon (du « prophète et du pharaon », comme dit Gilles Kepel).

Le régime saoudien, qui tient les « lieux saints de l’Islam », est l’un des plus instables, malgré ses rentrées liées au pétrole. Il a subi la contestation d’islamistes radicaux avant de financer lui-même un important courant islamiste international soutenant différents mouvements intégristes de l’Algérie à l’Afghanistan. Y compris sur le terrain social, le régime n’est pas à l’abri de mouvements sociaux, surtout depuis que ses revenus ont chuté dangereusement lors de la guerre du Golfe et que le chômage est apparu. C’est justement pour empêcher tout risque des déstabilisation sociale ou politique qu’il a embrigadé lui-même sa jeunesse dans des milices islamistes et les a déversées sur l’Afghanistan ou la Bosnie, quitte à les financer massivement. L’anticommunisme est la base de ralliement de ces mouvements. Georges Corm explique dans son ouvrage « l’Europe et l’Orient », qu’en Arabie saoudite, le terme fanatisme est réservé aux mouvements qui nationalisent ou confisquent les biens des bourgeois ! La fin de l’intervention saoudienne en Afghanistan a amené les troupes islamistes organisées par la royauté mais démobilisées, à se retourner contre le régime. D’où la nouvelle guerre de Ben Laden. En réalité, il existe autant d’islamismes que de leaders politiques et de situations sociales et politiques. Les clans dirigeants de pays très arriérés comme l’Afghanistan, par exemple, ne peuvent prétendre former une nation que grâce à l’Islam, seul point commun de ces seigneurs féodaux ne disposant que d’une base régionale, ethnique voire même locale.

Les dirigeants nationalistes bourgeois ont besoin de la béquille islamiste à chaque fois qu’ils sont contestés, particulièrement sur le terrain social. C’est ce que montrent les exemples de l’Iran ou de l’Algérie où le mouvement islamiste a gagné une audience de masse dans les milieux populaires. Dans les deux cas, les islamistes ont commencé par servir la classe dirigeante. Ils lui ont été indispensables dès que la classe ouvrière est apparue comme une menace.

L’Iran

C’est en 1978-79 en Iran, avec la chute du Shah, renversé par un soulèvement populaire, que le courant islamiste est apparu comme une force capable de menacer des régimes bourgeois du tiers monde. Ne s’attaquait-il pas aux USA, le régime du Shah étant un des piliers de l’impérialisme dans la région ? On se souvient surtout de la prise d’otages, en novembre 1979, à l’ambassade de Téhéran organisée par des partisans de Khomeiny et de l’incapacité des USA à faire face à cette situation où ils étaient bravés publiquement. L’épisode a surtout permis à Khomeiny de prendre définitivement la direction du mouvement populaire contre les tendances d’extrême gauche. On pouvait penser à l’époque que le régime religieux iranien risquait de déstabiliser l’ordre régional. Vingt ans plus tard, le bilan est tout autre : le régime islamiste mis en place par Khomeiny est resté seul en son genre et s’est surtout révélé capable de clore rapidement l’épisode révolutionnaire. La dictature policière des milices islamistes, les Pasdaran ou « Gardiens de la Révolution », a sauvé la mise à la bourgeoisie iranienne. L’appareil militaire et policier du Shah n’a pas été mis en cause par Khomeiny, lequel a finalement pactisé avec les dirigeants de l’armée.

Il n’y avait aucune fatalité à ce que les milieux populaires, en particulier les travailleurs, suivent Khomeiny. Les travailleurs et les jeunes révoltés soutenaient bien d’autres organisations que celle de Khomeiny, comme le Toudeh (parti communiste stalinien), les Modjahedines du peuple (islamistes d’extrême gauche) et les Fedayin (maoïstes), sans compter les organisations kurdes. Mais ces organisations se sont alignées au nom de l’unité de la lutte sur Khomeiny jusqu’à sa prise de pouvoir et se sont bien gardées de donner des perspectives au prolétariat autres que le renversement du Shah. Lors du soulèvement qui a contraint l’armée à lâcher le Shah d’Iran, la classe ouvrière a joué un rôle central par la mobilisation des quartiers populaires et par la grève, notamment celle du secteur pétrolier. C’est le risque d’une révolution sociale qui a poussé les militaires à abandonner le régime, et la bourgeoisie à miser sur les islamistes.

L’Algérie

L’islamisme algérien s’est développé au cours des années 1980 pour apparaître au grand jour au lendemain de la révolte populaire d’octobre 1988.

Ce n’est pas le mouvement islamiste qui a déstabilisé le régime algérien. En 1977, de grandes grèves ouvrières avaient sonné la fin de la tranquillité pour la clique militaire qui s’était arrogé le pouvoir au lendemain de l’indépendance. 1986 et 1987 avaient connu des remous sociaux. En octobre 1988, la classe ouvrière entrait en lutte avec à sa tête les travailleurs de la région d’Alger, en particulier ceux de la Métallurgie, dans l’immense complexe de Rouiba, dans la banlieue de la capitale. Les grévistes menaçaient de descendre sur Alger. Momentanément les dirigeants syndicaux de l’UGTA, liée au pouvoir, parvinrent à retarder le mouvement mais cette perspective avait déjà enflammé la jeunesse misérable et sans espoir de travail qui descendit dans la rue et affronta les forces armées. Ce n’est pas au nom d’Allah que ces jeunes manifestaient à Alger mais en criant « Vive Rouiba ! » Ils ont ensuite été suivis dans toute l’Algérie par d’autres jeunes révoltés. La grève générale qui s’est poursuivie a été canalisée par l’UGTA et n’est pas descendue dans la rue, évitant au pouvoir la confrontation qu’il redoutait. La répression, féroce et sanguinaire, s’est abattue sur toute la jeunesse algérienne. Loin de jeter de l’huile sur le feu, les islamistes qui n’avaient nullement été à l’initiative des événements, organisèrent alors des manifestations non pour chercher la confrontation, mais pour montrer leur capacité à canaliser les jeunes en appelant au calme.

C’est à ce moment que la classe dirigeante a ressenti le besoin de faire appel aux islamistes. Le chef de l’Etat, Chadli, a légalisé le mouvement islamiste de Abassi Madani et Ali Belhadj qui allait devenir le Front Islamique du Salut et, à la faveur du multipartisme, conquérir l’électorat populaire.

Les attaques violentes, de type fasciste, des islamistes contre les femmes ou contre les intellectuels démocrates n’ont pas interrompu cette idylle entre les galonnés et les barbus. Les attaques contre les grèves ouvrières, comme celle des éboueurs de juin 1990, avaient même enthousiasmé pouvoir et classe dirigeante. Abassi Madani, interviewé par le journal Es-Salam du 21 juin 1990, déclarait : « on dit que nous sommes contre la grève des éboueurs. Dieu soit loué ! Les grèves des syndicats sont les terriers d’action des corrupteurs et des ennemis d’Allah ! » et le FIS organisait des briseurs de grève. Le syndicat islamiste, le SIT déclarait en 1990 : « l’ancien régime a habitué les ouvriers à ne pas travailler » ou encore « la lutte de classe n’existe pas en islam ».

Dès lors, la classe dirigeante algérienne joua tous les jeux possibles avec l’intégrisme. Elle l’a aidé, crédité, reconnu, financé, lui a accordé la gestion locale, l’a amené jusque dans l’antichambre du pouvoir. Puis, en se retournant brutalement, elle a choisi la confrontation violente, la politique dite d’éradication, pour recommencer à s’allier avec lui avec Bouteflika. Tout cela sans que la population ne comprenne ce qui motive ces retournements et la violence de la guerre civile. La population a été glacée non seulement par la vague de violence qui s’est abattue sur elle mais aussi parce qu’elle ne reconnaissait pas d’où venaient les coups.

Sous couvert de lutte contre les islamistes, les chefs de l’armée ont mené leur propre guerre de classe aux travailleurs et aux plus pauvres. Ils ont pu ainsi lancer des vagues d’arrestations, torturer, traiter violemment toute la population. Quant à la lutte de maquisards du FIS, elle a très vite été circonscrite même si la guerre civile a continué comme mode de gestion de la société par le pouvoir, pour empêcher grèves et manifestations et faire pression sur toute la population. C’est le peuple algérien qui a été saigné dans cette guerre contre les civils où les bandes armées des deux camps ne cessent d’assassiner des gens désarmés. Et le pouvoir a surfé sur ces massacres pour mener sa politique de licenciements massifs et d’aggravation de la misère.

L’islamisme n’est pas l’expression spontanée de la religiosité des plus démunis. C’est un jeu politique et social d’éléments de la classe dirigeante qui, pour certains, ne sont même pas croyants. Il s’agit de mettre en avant le drapeau de l’islamisme de la même manière que l’on avait mis en avant celui du nationalisme, afin de mettre les plus pauvres à la remorque de la classe dirigeante bourgeoise ou petite bourgeoise. La religion là-dedans occupe la place occupée auparavant par le socialisme pour les nationalistes : c’est juste la complainte. Ce n’est pas dans le texte religieux que les dirigeants politiques en question trouvent leur programme politique et social mais dans les aspirations d’une classe : la bourgeoisie. Les bourgeois petits et moyens d’Algérie qui ne pouvaient accéder à l’argent du gaz et du pétrole accusaient le socialisme, c’est-à-dire les travailleurs, d’en être les responsables. Ce que reflétait exactement le discours du FIS, le Front islamique du salut, dont Abassi Madani était la figure bourgeoise respectable et Ali Belhadj le leader charismatique dont la tâche était de s’adresser aux misérables, aux chômeurs et aux paysans pauvres.

Aucune des organisations qui se réclamaient de la démocratie, de la gauche ou des travailleurs, n’ont armé le peuple algérien face à cette situation. Aucune ne s’est opposée radicalement à la bourgeoisie et au pouvoir. Face au radicalisme religieux, réactionnaire, il n’y a pas eu de radicalisme social, révolutionnaire.

Les partis démocrates bourgeois comme le FFS d’Aït Ahmed ou le parti communiste algérien, le PAGS, ne se sont nullement adressés aux milieux pauvres au moment où les islamistes pénétraient les quartiers populaires et les organisaient. Au moment du discrédit profond du régime après 1988, les partis démocrates ne sont nullement apparus comme un pôle de lutte contre pouvoir. Le PAGS appelait à la « réconciliation entre l’armée et le peuple » et le FFS au « retour de l’armée dans les casernes » alors que les islamistes faisaient semblant d’être du côté des jeunes révoltés qui étaient descendus dans la rue et avaient été torturés et tués. Les « démocrates » ont compté sur l’ouverture politique pour obtenir des places et une participation à la gestion des affaires. Ils sont simplement apparus comme des officines politiciennes destinées à occuper la place de l’ancien parti unique. Sur le terrain social, ils se faisaient les chantres de la bourgeoisie privée et du libéralisme. Les islamistes aussi, mais en revanche ils n’étaient pas gênés de dénoncer le pouvoir y compris en s’adressant aux plus pauvres. Ils dénonçaient la misère, en se gardant de dénoncer les fauteurs de misère. Les islamistes en accusaient le socialisme algérien et même le parti communiste ! Personne n’a offert d’alternative à la démagogie islamiste.

Croisade à la Française

Bush n’est pas le premier à avoir lancé une croisade contre la « menace islamiste ». Les politiciens français ont une longueur d’avance. Le socialiste Mauroy, au début des années 1980, avait prétendu que les grèves dont les participants étaient majoritairement des immigrés, à Chausson, Citroën ou Renault, étaient manipulées par les Ayatollahs. C’est sous la présidence de Mitterrand que l’Etat français, alors gouverné par Chirac, soutint activement la politique de répression violente menée à partir de 1992 par l’Etat algérien contre la population algérienne au nom de « l’éradication du terrorisme islamiste ». La France a fait bien plus que fermer les yeux et couvrir les généraux assassins. Elle a fourni ses experts militaires et son argent comme le raconte notamment François-Xavier Verschave dans « Noir Silence ». Toute une campagne a été menée à cette époque, couplée d’une chasse au faciès parmi les immigrés, campagne sécuritaire intitulée Vigipirate. En 1993, Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, affirmait que l’Islam était en train d’envahir la France, de « contester sa civilisation », de pénétrer ses banlieues, de remettre en question ses lois et ses coutumes. Pasqua ne craignait pas d’alimenter une propagande raciste par des termes violents comme « Islam fanatique », « agressif et conquérant » ou « assassin ». La gauche s’est elle-même alignée sur ce discours sécuritaire.

Il est certes exact que les islamistes militent dans les banlieues et ont gagné l’oreille de certains milieux qui pratiquent la religion de façon plus ostensible (en faisant en particulier arborer le voile islamique aux femmes et aux jeunes filles). Ils tâchent également de recruter parmi les jeunes. Mais la thèse délibérément affolante de l’implantation d’Al Quaïda ou d’autres islamistes radicaux en France ne semble pas correspondre à la réalité, en tout cas pour le moment. On ne constate ni une affluence de jeunes musulmans dans les mosquées ni un nombre exceptionnel de jeunes de banlieues qui affichent un Islam agressif. Cette image d’une immigration islamiste est plutôt le fait de ceux qui aimeraient bien diffuser le discours classique de l’extrême droite et de la droite sécuritaire selon lequel les jeunes de banlieues, l’Islam et l’immigration sont la source de tous les maux. Les jeunes immigrés de banlieue, qu’ils soient musulmans ou pas, n’ont pas attendu le 11 septembre pour être accusés d’être responsables de la violence.

Ce qui est certain c’est que la jeunesse révoltée des banlieues a besoin de perspectives. Si la société bourgeoise en crise ne lui en offre pas, et en particulier la laisse sans emploi, il sera vital que la classe ouvrière le fasse. Sinon, il pourrait y avoir une partie de la jeunesse qui se tourne vers l’extrême droite et l’autre vers les islamistes. Ce serait catastrophique. On n’en est pas là et tout le travail des révolutionnaires doit être de faire en sorte que les luttes ouvrières prennent de l’ampleur et que les diverses fractions de la classe ouvrière et de sa jeunesse ne soient pas divisées.

Un débat au sein de l’extrême gauche

En 1978-79, la gauche et l’extrême gauche iraniennes se sont politiquement complètement alignées derrière l’islamisme, en particulier vis-à-vis de Khomeiny. Bien des groupes révolutionnaires dans le monde ont prêté un rôle révolutionnaire à Khomeiny et encore plus nombreux sont ceux qui lui ont vu des capacités démocratiques et même anti-impérialistes. Le Secrétariat Unifié de la IVe Internationale titrait alors « La troisième révolution iranienne a commencé » (Intercontinental Press, 7 mai 1979) et affirmait qu’une démocratisation et la mise en place d’un « gouvernement ouvrier et paysan » pouvait découler du nouveau régime.

Depuis la montée de l’islamisme puis du terrorisme en Algérie et l’affaire du voile en France (exclusion de trois élèves voilées à Creil en octobre 1989), un débat a eu lieu dans l’extrême gauche sur l’attitude à avoir vis-à-vis des mouvements islamistes. Certains groupes d’extrême gauche, notamment la LTF (Ligue Trotskyste de France) et le courant Socialisme International (en Angleterre SWP – Socialiste Workers Party – et en France aujourd’hui Socialisme par en bas) ou encore Pouvoir ouvrier ont expliqué que le racisme d’Etat était seul responsable du défi des collégiennes voilées et que l’islamisme pouvait être l’expression de sentiments nationaux ou communautaires des musulmans de France qu’il fallait défendre contre l’Etat et l’Ecole. Comme si les jeunes filles musulmanes auxquelles on prétendait « donner le droit de choisir le foulard » n’allaient pas alors tomber sous les pressions des frères islamistes qui voulaient le leur imposer. Comme s’il ne s’agissait pas d’un combat contre des courants politiques qui gagnent du terrain justement en imposant leurs règles de vie. Et comme si, pour ces jeunes filles, l’ennemi principal était l’école laïque ! En tout cas, on a pu constater qu’en cette période où des militants islamistes ont commencé à mener une politique de recrutement en France, certains groupes d’extrême gauche étaient gênés de les combattre au nom de la solidarité avec les opprimés d’origine musulmane et de l’anti-impérialisme.

En Algérie, le PT (Parti des Travailleurs, groupe trotskyste de Luisa Hanoune proche du PT français) a eu un discours opportuniste vis-à-vis des islamistes (mettant particulièrement en avant la libération des dirigeants du FIS, Madani et Belhadj, ou surtout signant le pacte de Rome avec le FIS, c’est-à-dire la proposition de conciliation avec les islamistes censée arrêter la guerre civile et mettre en place la démocratie). Durant la guerre civile algérienne, certains groupes comme la LIRQI en France ou le POR espagnol proposaient que les révolutionnaires fassent un front avec le FIS au nom de la lutte anti-impérialiste et contre la dictature algérienne. Avec les guerres de Bosnie, du Kosovo et du Golfe, puis le 11 septembre, d’autres débats sont apparus dans les organisations révolutionnaires. Certains courants, notamment les morénistes d’Amérique latine ou dans certains cas le SWP anglais, ont voulu voir dans l’islamisme radical un anti-impérialisme. Ils ont craint, par une démarcation trop grande vis-à-vis des islamistes, d’apparaître soutenir l’impérialisme ou d’apparaître renvoyer dos à dos violence islamiste et violence impérialiste.

L’Internationale Communiste avaient pourtant montré, en ses premières années, que l’on pouvait à la fois combattre radicalement le panislamisme (comme le préconisaient par exemple les résolutions des congrès de l’IC sur la question nationale et coloniale) et prendre la tête des luttes des peuples musulmans sur des bases révolutionnaires. Reconnaître les sentiments anti-impérialistes des masses ne signifie pas vouloir que ces mêmes masses soient mises à la remorque de dirigeants réactionnaires qui, eux, peuvent très bien s’accommoder de l’impérialisme et du capitalisme.

D’autres groupes encore ont carrément considéré que l’on devait faire alliance avec les courants islamistes qui paraissaient s’opposer à l’impérialisme et les aider. Certains groupes morénistes d’Amérique latine (comme le MST ou le PTS) ont proposé, par exemple, d’envoyer des armes aux organisations militaires de Bosnie et du Kosovo et considèrent que les révolutionnaires pourraient faire un accord de lutte avec des groupes comme Al Quaïda ou les talibans.

C’est le courant Socialisme International qui a le plus théorisé que l’islamisme n’était pas seulement réactionnaire et ne devait surtout pas être caractérisé comme fasciste, polémiquant d’ailleurs là dessus avec la IVe Internationale dans Inprecor à l’occasion du rapprochement entre les deux tendances. Dans sa brochure intitulée « Le prophète et le prolétariat », Chris Harman, dirigeant du SWP (Angleterre), affirme développer « une nouvelle politique marxiste » au sujet de l’attitude à adopter vis-à-vis de l’islamisme. On y trouve des affirmations comme celle-ci : « Ceux qui considèrent l’islamisme comme un monolithe entièrement réactionnaire oublient qu’il y eu des conflits entre islamistes sur l’attitude à adopter lorsque l’Arabie saoudite et l’Iran étaient dans deux camps opposés pendant la première guerre du Golfe. Il y a eu des divergences qui ont conduit le FIS à rompre avec ses sponsors saoudiens. » Des divergences d’intérêt certes puisque le FIS a préféré rompre avec ses financiers plutôt qu’avec sa base populaire pro-irakienne, mais pas des divergences qui aurait rapproché l’un de ces islamismes des travailleurs ou des intérêts des peuples. On trouve les mêmes positions dans les écrits de Hassan Berber, dirigeant du groupe français Socialisme (articles « Algérie : à la croisée des chemins » et « Fascisme ou cri populaire » notamment, parus dans la revue Socialisme International). De son côté, Chris Harman déclarait également que c’est une erreur de considérer les islamistes comme fascistes car cela mène nécessairement à s’allier contre eux à l’Etat ou à l’impérialisme. Comme s’il fallait soutenir l’Etat bourgeois allemand en 1932 sous prétexte de lutter contre le fascisme ! Harman affirme que « les mouvements de masse islamistes en Algérie ou en Egypte jouent un rôle différent de celui du fascisme. Ils ne sont pas prioritairement dirigés contre les organisations ouvrières et ne proposent pas leurs services aux fractions dominantes du capital ». C’est oublier que le FIS est intervenu contre des grèves comme celle des éboueurs en juin 1990, qu’ils ont contesté le syndicat UGTA en créant le syndicat jaune SIT, syndicat opposé au droit de grève. Les islamistes se sont radicalisés d’abord contre les femmes bien sûr mais les fascistes allemands s’étaient radicalisés d’abord contre les juifs. A chacun sa cible démagogique. C’est oublier que dans un pays comme l’Egypte, si le pouvoir a réprimé durement le mouvement islamiste, il a commencé par s’en servir pour démolir les organisations ouvrières, de gauche et d’extrême gauche.

Dans l’hebdomadaire de la LCR, des débats ont eu lieu sur ces questions, notamment autour de la position minoritaire de Luiza Toscane, auteur de « l’Islam, un autre nationalisme ? » qui affirmait dans Rouge qu’ « il ne faut pas conspuer l’islamisme en vain ». Selon elle, l’islamisme « conteste la domination du Nord sur les plans militaire, culturel et idéologique » et pour montrer qu’il ne s’agit plus de l’ancien fondamentalisme réactionnaire fondé sur la paysannerie arriérée, elle expliquait que la base des islamistes est désormais « une jeunesse instruite aspirant à un futur inconnu et en rupture avec toutes les traditions nationales, locales, patriarcales, paysannes et passéistes, qui entend se débarrasser de tous les oripeaux identitaires qui ont été annexés à l’Islam ». Comme si le fait que de jeunes citadins cultivés soient une des bases de l’islamisme empêchait ce courant de prendre une orientation réactionnaire et même fasciste. Le fascisme allemand n’avait-il pas eu une base de masse dans les facultés ?

Quand la lutte de classe s’exacerbe, il y a une course de vitesse engagée entre les révolutionnaires et l’extrême droite, dans les pays riches comme dans les pays du tiers monde. Cette extrême-droite peut, dans certains pays, prendre la forme d’organisations islamistes radicales qui sont alors un danger mortel pour les travailleurs et pour les perspectives révolutionnaires. Pour faire face à l’extrême droite, les travailleurs ont besoin de partis révolutionnaires jaloux de leur indépendance politique, qui engagent la lutte contre la bourgeoisie et son Etat, et ne laissent pas les pauvres ou la jeunesse aux mains des démagogues les plus réactionnaires.

Mots-clés Impérialisme , Islamisme , Monde