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Turquie : La fuite en avant sanglante d’Erdogan

mardi 6 octobre 2015

Depuis cet été, la Turquie est plongée dans un climat de guerre civile. Le Président turc Recep Tayyip Erdoğan et son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement – islamiste), ont lancé une offensive sanglante, non seulement contre les groupes armés du PKK (Parti des travailleurs kurdes) mais contre l’ensemble de la population kurde.

La ville de Cizre, située entre les frontières de la Turquie avec la Syrie et l’Irak, a été maintenue en état de siège pendant près de deux semaines. Des commandos du parti d’Erdoğan s’en prennent à la population kurde, saccagent des locaux du parti pro-kurde HDP, attaquent les ouvriers d’un chantier et organisent de véritables pogroms. À cette offensive contre les Kurdes s’ajoutent une répression et des menaces contre tous ceux qui s’opposent à Erdoğan. Pas seulement les militants d’extrême-gauche et ouvriers, mais les féministes et les kémalistes (parti laïque se revendiquant de Mustafa Kemal). Les journalistes du quotidien kémaliste Hürriyet ont ainsi été menacés et le siège du journal attaqué par des manifestants pro-Erdoğan.

Bénédiction des grandes puissances en échange de bons et loyaux services

L’attentat à la bombe mené le 20 juillet et attribué à l’organisation de l’État islamique (Daech), qui avait fait 32 morts et une centaine de blessés dans la ville kurde de Suruç, près de la frontière syrienne, suivi d’une riposte des milices du PKK contre des soldats et policiers considérés comme complices, a servi de prétexte à Erdoğan pour reprendre la guerre contre la population kurde. Il rompait ainsi la trêve signée en 2013 avec le dirigeant nationaliste kurde Öcalan. En même temps il cédait quelque peu à la pression des puissances occidentales en annonçant qu’il allait combattre Daech. Car l’OTAN, officiellement en guerre contre l’État islamique, n’appréciait pas trop le double jeu de cette Turquie qui continuait à soutenir l’organisation islamiste en sous-main. Il a suffi de ce retournement officiel d’Erdoğan (probablement plus formel que réel) et surtout qu’il accepte désormais de prêter la base aérienne d’Incirlik à l’aviation américaine pour que le président turc reçoive les félicitations du secrétaire général de l’OTAN, déclarant que « l’accord est total, unanime, sans faille ». Un feu vert implicite à la répression des Kurdes de Turquie. Les Kurdes, après avoir été présentés en Occident comme des héros pour leur résistance à Daech, notamment dans la ville de Kobané, redeviennent donc officiellement des « terroristes »…

Crise économique et grèves ouvrières

Cette brutale politique répressive survient dans un contexte de chute du niveau de vie et de grèves ouvrières. Après l’arrivée au pouvoir de Erdoğan en 2002, la Turquie a bénéficié pendant une douzaine d’années d’un développement industriel spectaculaire et d’une relative prospérité. Elle est entrée dans la catégorie des « pays émergents » et devenue la 15e puissance économique du monde. Les salaires ont doublé pendant cette période, ce qui a valu à Erdoğan une assez large popularité et une confortable majorité électorale. Cette situation lui a aussi permis de se donner à l’international un visage respectable d’« islamiste modéré ». Mais cette prospérité a pris fin en 2014. La perte de marchés en Irak et en Syrie, consécutive aux guerres civiles, a aggravé une situation liée à la conjoncture mondiale. La croissance du pays est ainsi passée de 9,1 % en 2010 à 2,9 % en 2014, les salariés voyant leurs revenus baisser brutalement de 25 % en raison de l’inflation. La popularité d’Erdoğan a chuté du même coup.

Il eut d’abord à faire face en 2013 à un mouvement populaire déclenché par un projet de transformation d’un parc public d’Istanbul (le parc Gezi de la place Taksim) en luxueux centre commercial par des promoteurs immobiliers proches du pouvoir, puis à une révolte populaire suscitée par la catastrophe minière de Soma faisant 290 victimes en mai 2014. En mai 2015, Erdoğan se retrouvait confronté à une vague de grèves ouvrières dans la zone industrielle de Bursa, à 150 km d’Istanbul. Les ouvriers, débordant les syndicats officiels et constituant leurs propres organisations, parvenaient à faire plier le patronat, notamment des trusts internationaux comme Bosch et Renault. La classe ouvrière turque, qui compte aujourd’hui près de dix millions de personnes travaillant dans des conditions très dures, retrouve ainsi des traditions de luttes très anciennes.

La vieille recette de l’union nationale

La perte de popularité d’Erdoğan débouchait en juin 2015 sur un semi-échec électoral qui privait l’AKP de la majorité absolue au parlement et compromettait ses ambitions de réformer la Constitution pour renforcer et perpétuer son pouvoir. Le HDP (Parti démocratique des peuples), proche du PKK mais s’adressant aussi à un public plus large, faisait une percée notable avec 13 % des suffrages, bénéficiant des voix kurdes mais aussi de celles de nombreux opposants.

Erdoğan a donc choisi de miser sur la formule classique qui consiste à réclamer l’union nationale au nom de la lutte contre le terrorisme et de tabler sur des préjugés racistes malheureusement assez répandus en désignant un bouc émissaire : les Kurdes de Turquie. Il espère ainsi rendre impossible toute alternative politique et museler les opposants.

Réussira-t-il ainsi à gagner les nouvelles élections qui doivent avoir lieu en novembre pour tenter de retrouver sa majorité sans partage et faire modifier la Constitution afin d’accroître ses pouvoirs ? On verra.

Mais le caractère réactionnaire et dictatorial du régime de ce grand ami de l’Occident, qu’on aimait nous présenter comme l’exemple de « l’islamisme modéré » réussi, est plus flagrant que jamais. À la tête de ce pays où il faisait si bon investir… avant que les ouvriers de Bosch, de Renault et d’ailleurs commencent, cette année, à montrer les dents.

20 septembre 2015, Georges RIVIERE

Mots-clés Turquie