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Dans l’ambulance, côté chauffeur

mardi 22 avril 2014

Camille [1] a travaillé pendant cinq mois dans une société d’ambulances près de Caen. Ni plus petite ni plus grosse, ni meilleure ni pire que les autres. Sa direction voulait le licencier ; il a réussi à négocier une rupture conventionnelle en 2012. Il cherchait un emploi dans lequel il pourrait conduire tout en ayant un contact humain. Retour sur une expérience instructive...

Convergences Révolutionnaires : Quelles étaient tes conditions de travail ?

Camille : Les journées durent en moyenne de 8 à 10 heures. Les 35 premières heures sont rémunérées à 90 % du Smic. En théorie, ce chiffre de 90 % compense les prétendus « temps morts », quand on attend les patients dans les hôpitaux par exemple. Comme on fait tous des semaines de 40 à 60 heures, on dépasse toujours le Smic. D’autant qu’il y a des astreintes le week-end. Le samedi est un jour normal. En général on roule moins, alors on lave les voitures. Dans ma boîte, on travaillait un dimanche sur trois. Ailleurs, c’est souvent un sur deux. On récupérait en posant des repos dans la semaine, mais ça m’est arrivé de travailler 6 jours de suite.

CR : Le salaire ne comprend rien d’autre ?

C : Une prime mensuelle d’une trentaine d’euros quand il n’y avait pas d’accident. Mais il suffisait qu’un seul salarié « écorche » une voiture pour que tout le monde la perde. On était 15 salariés, le patron économisait 450 euros. Quant à savoir s’il allait réellement réparer le véhicule abîmé...

CR : Comment se passe une journée de travail ?

C : Tu embauches vers 8 heures. Tu te changes. En général, la première course tombe aussitôt. Sinon, tu nettoies les ambulances ou tu ranges le dépôt. On a deux types de véhicule. Le VSL, véhicule sanitaire léger, n’a qu’un conducteur. C’est un taxi. L’ambulance proprement dite fonctionne avec un auxiliaire (15 jours de formation) et un diplômé d’État (4 mois de formation) qui touche 60 euros de plus pour encaisser la pression liée au fait qu’il est en principe seul responsable du patient.

Tu vas chercher un patient, tu le déposes à son rendez-vous. Mais au lieu de l’attendre, tu effectues le transport d’un second patient, avant de récupérer le premier à la sortie de sa consultation. Tout se fait dans l’urgence, si bien qu’avec un patient un peu lourd, pour peu qu’on ne se coordonne pas bien avec le collègue pour le porter, on se bousille le dos. C’est la première cause d’arrêt-maladie. Et puis les retards sont fréquents. Moi, j’estime ça à un tiers des courses.

CR : Et comment réagit le patient ?

C : Ca dépend, la plupart des gens sont compréhensifs, enfin surtout quand on leur explique nos conditions de travail. Une fois, des collègues ont eu trois heures de retard. C’est exceptionnel, la plupart des retards sont de l’ordre d’une demi-heure. Le patient était habitué aux petits retards car on le transportait tous les jours, mais là c’était trop. Les collègues se sont excusés. Ils ont appelé la direction par CB pour qu’elle s’excuse aussi. Du coup, tous les salariés dans les autres ambulances ont pu l’écouter expliquer au patient que « dans la vie, on ne fait pas tout ce qu’on veut »...

CR : C’est un monde de requins ?

C : Les sociétés d’ambulance se font la guerre, surtout pour décrocher des contrats avec des hôpitaux. L’établissement n’appelle alors d’autres sociétés que si la titulaire du contrat ne peut lui envoyer un véhicule. Ma boîte avait un contrat avec l’hôpital le plus proche. Mais elle lorgnait sur la maison de retraite du secteur, dont l’ancien patron avait perdu le contrat. À Caen, les sociétés ont des grosses bases en périphérie de l’agglomération. Si tu regardes bien, derrière les vitrines du centre ville, les bureaux sont souvent quasiment vides. Avoir une boîte aux lettres permet de revendiquer les contrats du secteur. Pour les ouvrir, les patrons achètent des licences, car le marché est régulé. Mais ils font aussi jouer leurs relations à l’intérieur des établissements.

CR : Pourquoi es-tu parti ?

C : L’entreprise met la pression sur ses salariés. Elle insinue en permanence qu’il faut se serrer la ceinture pour survivre, que le maillon faible risque de mettre la boîte en péril. Pendant qu’ils nous faisaient ce chantage à la fermeture de l’entreprise, les patrons changeaient régulièrement de voiture. Le jour où la patronne est venue dans un luxueux 4x4 flambant neuf, les gars ont râlé. Mais ce n’est pas allé plus loin. On ne discutait pas de politique ou de droit du travail. Chacun restait dans sa carapace.

Je remplaçais un gars qui venait d’être licencié. Son ancien coéquipier m’a pris en grippe. Et moi, je n’acceptais pas sa misogynie. La patronne fermait les yeux sur certains comportements limite en disant : « C’est le milieu qui veut ça ». Je me suis trouvé dans la ligne de mire. Un soir, le patron m’a dit : « Tu ne fais pas l’affaire. Soit tu démissionnes, soit on va te faire craquer ». Ils me prenaient pour un gamin naïf, mais quand ils ont vu que je tenais bon, ils ont accepté la rupture conventionnelle. Je pouvais me faire accompagner par le délégué du personnel, mais c’était un petit chef et, au début, il appuyait le patron pour que je démissionne ! Alors je me suis débrouillé tout seul, puis avec un militant extérieur à l’entreprise.

CR : Que penses-tu du film de Scorsese, « À tombeau ouvert » ?

C : C’est du cinéma, mais il y a des aspects assez ressemblants, surtout quand il montre le salarié déphasé, qui n’a pas de vie sociale. Quand tu rentres chez toi, tu as juste envie de dormir. Dans le film, le personnage principal travaille dans un SMUR (service mobile d’urgence et de réanimation). Avec ma formation de 15 jours aux premiers secours, on aurait pu me demander d’assister un infirmier réanimateur. Heureusement, ça n’a pas été le cas…


Les combines des patrons

C : Ils facturent 2,12 euros par kilomètre, plus un forfait de 51 ou 57 euros pour un aller-retour en ambulance. Pour gonfler la note, ils rallongent les trajets. C’est la Sécu qui paye, les clients ne vérifient pas. Une fois, je ramenais un patient sorti d’hôpital chez lui. Le patron a vu par où j’étais passé parce que toutes les ambulances sont équipées d’une géolocalisation. Sur le retour, il m’appelle sur mon portable, histoire que les autres collègues n’entendent pas sur la CB : « Pourquoi t’as pris cette route ? ». J’explique : c’est la plus directe, elle est confortable, et le patient a mal au dos – parfois, tu sens que la personne transportée souffre à chaque cahot. Il me répond : « OK, tu débutes, mais il ne faudra pas que ça se reproduise. Il y avait une autre route, plus longue de 10 kilomètres. Tu comprends que ça rapporte plus à l’entreprise ».

CR : La Sécu n’épluche pas les factures ?

C : Vu le nombre de factures, ce serait un gros boulot. Et puis on ne fait pas de trop gros détours, comme ça, ça ne se voit pas.


« Fais au mieux »

C : On a beaucoup de courses. À la CB, le patron ne te dit pas de rouler plus vite : c’est illégal. Mais il fait des sous-entendus : « Fais au mieux », par exemple. Quand tu es nouveau, tu fais attention aux limitations de vitesse. Mais les autres salariés te font aussi sentir qu’il faut aller plus vite. Avec les patients, on roule normalement. Mais dès qu’on les a déposés, on pousse sur l’accélérateur. Une fois, un collègue a tellement klaxonné le véhicule devant nous pour qu’il nous laisse passer, que son conducteur a paniqué et embouti un motard. On a pris en charge le motard...


[1Le prénom a été modifié.

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