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Afrisniper dégage !

mercredi 15 juin 2011

Afripaper est une petite usine de papeterie d’une soixantaine d’ouvriers située dans le village de Chebika, en plein cœur d’une zone agricole dans le gouvernorat de Kairouan à 150 kilomètres au sud de Tunis. Ils sont quelques dizaines, paysans de la région et ouvriers de l’usine, rassemblés devant la grille fermée, sous une banderole ironique « Afrisni­per dégage », en référence aux membres des forces spéciales qui ont lâchement assassiné des manifestants lors de la révolution de janvier.

— Quelles sont vos revendica­tions ?

Ferid [1] (enseignant et agriculteur) : Il y a une grande pollution de l’air, le sol est aussi pollué : comme il est sableux, perméable, les rejets de l’usine se diffusent dans toute la région. La nappe phréatique est contaminée alors qu’elle est indispensable à l’agriculture et à la consommation dans ce village rural. L’odeur est insupportable et l’air irritant. Des moustiques sont apparus, les oiseaux sont partis. Cela entraîne des allergies (il nous montre la peau abimée de la jambe d’un ouvrier). L’usine était auparavant située au Portugal, mais elle n’était pas aux normes européennes. Plutôt que d’investir le patron a décidé d’émigrer, sans rien changer.

Nous réclamons que cette usine soit fermée et que la situation des ouvriers soit réglée. Les salariés doivent obtenir une reconversion : les installations peuvent être utilisées pour l’agriculture, par exemple la conservation des tomates ou comme centre laitier.

De toute façon, les ouvriers n’en peuvent plus de travailler pour ce patron : ils subissent un très grand stress, des accidents, ils sont mal payés, ils sont retenus contre leur gré, ils sont maltraités. Le patron est avec l’ancien régime. Et il ose nous traiter de « saccageurs » dans la presse !

Une vieille femme s’approche avec à la main le portrait de son fils décédé en 2003 dans l’usine. Elle n’a rien touché, ni assurance, ni chômage, car des hommes de main du patron lui ont fait signer des documents qu’elle ne comprenait pas. Aujourd’hui elle veut qu’il paye enfin pour ses crimes.

Jalel (ouvrier dans l’usine) : Il n’y a pas de sécurité, pas de droits, pas même les normes tunisiennes. Le contrat ne correspond jamais au véritable poste, pour payer moins. Les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées. On est payés 300 dinars [150 euros] par mois, avec un poulet à 7 dinars et un kilo de viande à 15 dinars. Certains jours, on travaille plus de douze heures et on n’est pas payés. Le contrat est pire qu’un contrat de mariage et, pour arrêter de travailler, il faut payer 10 000 dinars. C’est de l’esclavage pur et simple ! Et, si tu parviens à démissionner quand même, interdit de travailler dans le secteur pendant les dix prochaines années…

On sait qu’on risque de perdre notre travail si l’usine est fermée. Mais on réclame la reconversion dans l’agriculture. Et puis, c’est toute la région qui est menacée, on peut se sacrifier pour le reste de la population. Enfin nos conditions de travail sont si insupportables qu’on voulait partir de toute façon.

— Quelle est la réponse des autorités ?

F. : Nous avons eu un rendez-vous avec le gouverneur de Kairouan il y a deux semaines, mais il n’a pas voulu nous entendre. Il a proposé d’envoyer des experts afin de décider. Ils doivent arriver aujourd’hui, mais le patron a fermé les grilles et il a payé deux non-grévistes pour les empêcher de passer ! Il voulait utiliser son délai de quinze jours pour effacer les traces de pollution. C’est pour ça qu’on bloque l’entrée. Aujourd’hui, il est toujours dans l’ancien régime. D’ailleurs il habite à Sousse, dans le quartier de Ben Ali. C’est un jumeau de Ben Ali.

L’usine a fermé sous pression des manifestations. Le patron a annoncé dans la presse que cela représentait la perte de deux cents emplois, mais c’est faux : il a embauché au maximum cinquante-neuf ouvriers, dont une quarantaine travaille à côté, dans l’agriculture. L’usine est bloquée aujourd’hui, on attend les experts qui doivent pouvoir entrer pour leur inspection. Le gouvernement se basera sur leur avis pour trancher.

Une voiture approche de la grille. Le conducteur est fermement pris à partie par les manifestants. Il doit rebrousser chemin.

F. : C’est un « pro », c’est-à-dire un allié du patron. Il plante des arbres âgés de huit ans, en bonne santé, sur les terres polluées pour convaincre les experts.

— Est-ce qu’une telle action aurait été possible avant le 14 janvier ?

F. : Non. Avant c’était le régime de la police, en fait le régime du RCD. Si quelqu’un comme moi se tenait devant une usine pour protester ou parler à un journaliste, la police l’aurait repéré et il aurait été accusé d’être contre le régime. Leur mentalité c’était « tout ce qui n’est pas avec moi est contre moi ». Maintenant on a un nouveau gouvernement, mais on change pas à pas. On sait bien que l’avenir ce n’est pas pour nous, c’est pour nos enfants, ça prend du temps.

J. : Avant le 14 janvier, il n’y avait rien, on n’avait pas de droits. Les syndicats dormaient. Maintenant ils se réveillent un peu, mais parce qu’on est là.


[1Les prénoms ont été changés

Mots-clés Monde , Révolutions arabes , Tunisie