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L’affaire Karachi, vue du côté des ouvriers des arsenaux

dimanche 5 décembre 2010

Le 8 mai 2002, une voiture kamikaze percute le bus de transport des salariés de la Direction des Constructions Navales (DCN, les arsenaux de la Marine) en mission à Karachi pour fabriquer trois sous-marins Agosta 90B. L’explosion tue quatorze personnes, dont onze de ces salariés, et en blesse douze.

Conditions de travail et de séjour avant l’attentat

Contrairement à ce que dit la presse aujourd’hui, les onze morts n’étaient pas ingénieurs, mais ouvriers. Très qualifiés, conseillant les équipes pakistanaises, oui. Mais bien des ouvriers. S’ils logeaient à l’hôtel, ils ne menaient pas pour autant la vie de château : au boulot six jours sur sept, cloîtrés le reste du temps dans leur chambre ; seule la minorité travaillant pour des missions supérieures à trois mois pouvait faire venir sa famille et habiter une maison. Les heures supplémentaires et la prime de déplacement mensuelle de 2 000 euros constituaient le seul intérêt du voyage. À l’arsenal de Cherbourg, d’où venaient huit des onze tués, on se portait volontaire afin de rembourser un peu plus vite sa maison, payer les études des gosses, ou se débarrasser de ses dettes.

Après les attentats du 11 septembre 2001, et en prévision de l’invasion de l’Afghanistan par les troupes de l’Otan, tous les Français présents au Pakistan voisin ont été évacués. Mais, avant la fin de l’année, DCN a jugé la situation à nouveau normale et repris les missions. Au grand scandale des syndicats, qui dénoncèrent les risques. Hélas, tout comme Cassandre, leur avertissement n’a pas été entendu...

Le livre des filles de deux victimes

Le premier scandale, c’est la façon dont l’État, tant l’employeur DCN que les responsables politiques, ont traité les familles des victimes, le mépris patronal ou de galonné de la Marine pour les travailleurs. Le livre On nous appelle « les Karachi » écrit par deux filles de victimes, Magali Drouet et Sandrine Leclerc [1], en brosse le navrant tableau. Des psychologues militaires, dont l’intervention a consisté à faire manger des sandwichs à leurs patients, jusqu’au grand patron, la principale préoccupation fut de couvrir l’entreprise. Les condoléances officielles sont ainsi allées autant aux familles... qu’au contrat lui-même : « Nous souhaitons que (...) le contrat Agosta 90 B puisse être mené à son terme » ! L’État a organisé des funérailles nationales, avec Chirac fraîchement réélu en maître de cérémonie. Sandrine Leclerc pense rétrospectivement qu’il s’agissait de « solidariser le peuple français autour du chef de l’État », et pas des familles. Déjà, les premiers accrochages eurent lieu. Il a fallu protester pour que cela ait lieu à Cherbourg, et non à Paris : les huiles auraient voulu faire l’économie du trajet. Certaines veuves hésitaient-elles à accepter une légion d’honneur dont leur mari n’aurait jamais voulu ? On leur expliqua que les enfants pourraient pâtir d’un refus, puisque la breloque leur donne le statut de « pupille de la Nation ». Chirac promit que « la France ne les oubliera pas » et ne les reverra plus, garden-party de l’Elysée mise à part, et Alliot-Marie partit sans laisser le numéro où les victimes pouvaient « appeler quand [elles] veulent ».

De fait, la guerre juridique fut bientôt ouverte. Les familles obtinrent du tribunal des affaires de Sécurité sociale (TASS) de Saint-Lô en 2004 la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur. Le circuit du bus faisant la navette vers le chantier à Karachi ne changeait jamais. Plusieurs mises en garde contre le risque croissant d’attentat ont été négligées. En 2008, on apprendra que les documents du responsable logistique avaient été volés et qu’une bombe avait été retrouvée à l’ambassade française à Islamabad les 26 et 28 janvier 2002.

On s’essaie à monter les familles les unes contre les autres

Pour en arriver là, les familles des victimes ont dû déjouer les manipulations de la DCN, qui a cherché à les monter les unes contre les autres, en faisant croire que certaines avaient bénéficié d’avantages et d’autres pas, en disant aux blessés que les veuves ne voulaient plus les voir, et vice-versa. Il a fallu affronter les campagnes dans la presse locale comme dans la feuille de chou patronale ou sur l’intranet – Magali Drouet travaille à DCN Cherbourg – affirmant que tout avait été fait pour elles, les présentant comme des gens, surtout les femmes, uniquement préoccupés par l’argent qu’ils pourraient retirer de l’histoire. Tandis que, exemples pris parmi bien d’autres, DCN n’honorait pas, comme promis, les factures des pompes funèbres et contrôlait via le directeur de sa filiale « internationale » DCNI – actuellement mis en examen dans une affaire de corruption – l’association chargée de recueillir les dons au profit des victimes...

L’affaire

L’enquête française sur les auteurs de l’attentat, menée par le juge Bruguière, excluait toute autre piste qu’Al-Qaïda. La chute de la dictature militaire pakistanaise en septembre 2008 a changé la donne. Les juges pakistanais, fer de lance de la contestation, ont, dans leur combat contre le régime du général Musharraf et ses exactions, démontré l’inanité de la piste islamiste. Mieux, ils ont prouvé l’implication de l’armée, seule à détenir des explosifs du type utilisé contre le bus de DCN. À vrai dire, il était douteux que des islamistes aient pu agir à cette date à l’insu des services secrets pakistanais, l’ISI (Inter Services Intelligence). Ces derniers, de concert avec la CIA, ont créé et alimenté les talibans. Certes, le régime s’est retourné contre les talibans, mais uniquement à partir de 2004, quand les Américains ont exigé qu’il attaque leurs bases arrière au Pakistan, et surtout après le siège de la Mosquée rouge d’Islamabad en juillet 2007, lorsqu’il s’est senti lui-même menacé. En 2002, lors de l’attentat, l’ISI et ses réseaux étaient bien en place.

En France, une nouvelle instruction a été ouverte en 2008, au même moment. Une autre affaire de corruption à la DCN révèlait en passant une note interne selon laquelle l’attentat aurait été perpétré par des militaires pakistanais furieux d’avoir été privés de leur commission sur le contrat Agosta. Depuis, de nouvelles révélations ont renforcé régulièrement cette thèse. Avant 2000, les commissions étaient légales. Chaque contrat donnait lieu à l’arrosage des intermédiaires qui ont facilité le marché. Pour les sous-marins Agosta, 4 % des 840 millions d’euros de la facture, soit 33 millions, ont été versés apparemment à Ziad Takieddine – il conteste sa participation – qui les a ventilé selon un schéma complexe et pas encore bien établi. Parmi les bénéficiaires, outre le président pakistanais actuel, figureraient l’association de financement de la campagne présidentielle d’Édouard Balladur en 1995, dont un des responsables n’est autre que Nicolas Sarkozy. Élu président, Chirac aurait lancé la chasse aux pompes à fric des balladuriens car, outre les Agosta, ceux-ci ont peut-être capté un pourcentage sur des ventes de frégates, dont celles – on se rappelle le scandale Deviers-Joncour / Dumas – « de Taïwan », soit sur un total de 3,9 milliards d’euros. Ce faisant, il aurait provoqué les représailles sept ans plus tard, années pendant lesquelles les Pakistanais auraient vainement négocié le versement de leur part.

Certes, tout cela n’est pour l’instant qu’une hypothèse. On ne peut exclure que les « révélations » visent à manipuler l’instruction. Ce qui est sûr, c’est que celle-ci dérange. Balladuriens, comme le tout juste ex-ministre de la défense Hervé Morin, ou chiraquiens, comme le président du Conseil Constitutionnel Jean-Louis Debré, nombreux sont les responsables encore en activité à s’opposer à la communication d’éléments du dossier.

25 novembre 2010

Mathieu PARANT


[1 On nous appelle les ‘Karachi’ , paru le mois dernier aux éditions Fleuve noir, 17,50 euros. Toutes les citations sont extraites de ce livre.

Mots-clés Entreprises , Pakistan