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La colère gronde dans l’atelier du monde

jeudi 23 septembre 2010

Au début de l’été, une vague de grèves a déferlé sur toute une partie du sud et du centre de la Chine. À Zhongstan, chez Honda Locks, une filiale du groupe japonais qui fabrique les serrures pour les automobiles produites localement, 1 300 ouvriers ont observé d’abord une grève totale pendant une semaine, puis une grève perlée pour obtenir de meilleurs salaires. De plus, les grévistes ont élu un « conseil ouvrier » qui a dirigé le mouvement puis participé aux négociations avec la direction. À Kunshan, les ouvriers de l’usine de caoutchouc KOK, un fabricant taïwanais de valves et de joints, ont arrêté les machines pendant cinq jours pour protester contre les bas salaires et la trop forte température qui règne dans les ateliers. Ils ont alors été attaqués par la police anti-émeute et plusieurs d’entre eux ont été arrêtés, puis relâchés. À Xi’an, les 8 000 salariés de l’usine japonaise de machines à coudre Brother ont débrayé, suivis peu après par 3 000 ouvriers du coton de Pindgdinghan (Henan). À Goatang, chez Tralinpak (usine spécialisée dans la fabrication des emballages alimentaires), les ouvriers ont ouvert un forum de discussion sur Internet pour faire connaître leur colère et leurs revendications. On peut lire notamment parmi les messages qu’ils envoient : « Patrons et syndicat se moquent bien si on crève... », « Faisons tous la grève, sinon les rares qui oseront seront virés ». Et ce ne sont que quelques exemples parmi beaucoup d’autres. En fait, tout semble être parti en mai de la grève des ouvriers de chez Honda à Foshan qui s’était terminée par une victoire des travailleurs et la formation d’un « conseil ouvrier » de seize membres. Elle avait été largement commentée par la presse chinoise. Dans une lettre ouverte reprise par les sites d’informations en ligne chinois, les grévistes affirmaient début juin : « Nous ne nous battons pas simplement pour les droits des 1 800 ouvriers (de chez Honda), mais pour celui des travailleurs de toute la Chine. » Cet exemple a été contagieux, le mouvement revendicatif s’étendant d’abord à d’autres sous-traitants du même groupe avant de gagner d’autres entreprises. Il ne faut évidemment pas exagérer le poids de ces grèves qui ne touchent qu’une infime minorité du prolétariat chinois et se produisent la plupart du temps dans des entreprises relativement modernes à capitaux étrangers. Mais le fait qu’elles aient eu lieu sur une telle échelle, qu’elles aient impliqué en même temps plusieurs dizaines de milliers de travailleurs – malgré le fait que le droit de grève a été supprimé en 1982 – et qu’elles aient été menées par de jeunes ouvriers et ouvrières qui ont généralement moins de 25 ans est révélateur du fait qu’une nouvelle génération de prolétaires est en train d’émerger dans l’Empire du Milieu. Elles sont aussi un indicateur du poids démographique, sociologique et économique qu’a pris la classe ouvrière au cours des trois dernières décennies.

Une classe ouvrière jeune et majoritaire

C’est devenu un lieu commun d’affirmer aujourd’hui que la classe ouvrière chinoise est numériquement la plus nombreuse au monde. Mais, en Chine même, elle est majoritaire au sein de la population active. Il faut dire qu’au cours des trente dernières années l’évolution sociale a été foudroyante. En 1978, 82 % de la population vivait en milieu rural et 18 % en milieu urbain. Moins de trente ans plus tard, en 2006, les ruraux ne représentaient plus que 56 % du total alors que les urbains faisaient presque jeu égal avec 44 %. Mais, même à cette époque, 300 millions d’agriculteurs côtoyaient dans les campagnes 225 millions d’ouvriers et d’employés ne travaillant pas dans l’agriculture, généralement salariés dans des entreprises appartenant au secteur privé ou aux autorités locales (municipalités, districts, provinces). Et on estime qu’en 2015 la population urbaine comptera plus de 700 millions de personnes et dépassera alors celle des campagnes.

Chiffrer l’importance numérique de la classe ouvrière chinoise – même en se laissant une marge d’erreur de 20 à 50 millions de personnes – n’est pas chose aisée. Les statistiques officielles – selon qu’elles émanent du gouvernement central ou des autorités locales – sont souvent contradictoires et ignorent des dizaines de millions de personnes qui n’ont pas d’existence légale (sans-papiers, enfants clandestins, etc.). En 2002 on évaluait à 400 millions le nombre de prolétaires (urbains et ruraux) pour une population active totale de 754 millions de personnes. Aujourd’hui on estime à environ 200 millions le nombre de travailleurs urbains sédentaires, à 140 millions le nombre de travailleurs ruraux et à 200 millions les travailleurs migrants (les « mingong », c’est-à-dire les « ouvriers-paysans »), dont 120 millions vivraient dans les grandes agglomérations et 80 millions dans les villes petites ou mo­yennes. En tout, la classe ouvrière chinoise serait donc forte de 540 millions de prolétaires.

Les mingong

Parmi ces travailleurs ce sont les « mingong » qui ont, de loin, le statut le plus précaire. Les plus chanceux disposent d’un « hukou » urbain en règle, une espèce de carte de séjour indispensable pour avoir le droit de résider, d’envoyer ses enfants à l’école, de bénéficier d’une couverture médicale, etc. Mais ce « hukou » n’est valable que pour un certain temps au-delà duquel le « mingong » est forcé de retourner dans sa campagne d’origine. Ce que beaucoup refusent de faire. En pratique, de nombreux « mingong » n’ont pas de « hukou » et sont donc clandestins. Certains survivent avec de faux papiers d’identité, d’autres s’en passent et sont la merci de négriers ou des marchands de sommeil locaux qui les emploient dans des usines ou des mines clandestines où ils ne disposent d’aucune sécurité et d’aucune garantie et dorment à douze ou quinze dans des chambres insalubres. Parfois même, ils ne sont pas payés pendant des mois. Nombre de « mingong » résident dans les villes depuis maintenant vingt ou trente ans. Ils se sont mariés et ont eu des enfants sur place. Ces nouvelles générations, plus éduquées que leurs parents qui sortaient du milieu rural, n’ont nullement l’intention de retourner dans les campagnes. Ce sont elles qui sont souvent à l’avant-garde des luttes les plus récentes (on remarquera d’ailleurs que 50 % de la classe ouvrière est constituée de jeunes nés après 1979). L’importance du phénomène « mingong » peut être illustrée par quelques chiffres. À Shenzen, ville située non loin de Canton et qui a connu un développement économique spectaculaire ces dernières années, 12 des 14 millions d’habitants sont des « mingong ». Non loin de là Dongguan, agglomération qui abrite 6 000 usines à capitaux taïwanais, compte 12 millions d’habitants dont seulement 1,7 million de résidents « officiels ». Quant à la capitale économique du pays, Shanghai, 6 de ses 19 millions d’habitants n’ont pas le statut de résidents.

Les « mingong » travaillent souvent à la chaîne dans des usines modernes qu’ils ne quittent pratiquement pas, les réfectoires et les dortoirs se trouvant au sein même des entreprises. Ils subissent des conditions de travail très dures (cadences infernales, semaine de 60 à 70 heures, encadrement quasi militaire, amendes à la moindre occasion, parfois passages à tabac voire viols pour les femmes), ont des contrats de travail le plus souvent précaires dont les termes ne sont pas respectés par le patron, pas plus d’ailleurs que les accords d’entreprise lorsqu’ils existent. Cette surexploitation conduit parfois à des suicides en cascade comme cela a été le cas chez le taïwanais Foxconn, le principal sous-traitant d’Apple. La plupart du temps les grèves qu’ils lancent partent sur des coups de colère et ne sont ni planifiées, ni organisées à l’avance. Mais le fait que, ces dernières années, leur nombre tend à augmenter (même dans les statistiques officielles) est la preuve d’une combativité grandissante et contagieuse. Phénomène relativement nouveau : dès qu’une grève éclate, le contact s’établit avec des étudiants, des avocats, des universitaires, des ONG qui viennent aider les grévistes à mettre en forme leurs revendications, à mieux défendre leurs droits au regard d’une législation du travail plus que restrictive, et à faire connaître les luttes au-delà d’une usine ou d’une agglomération (grâce, en partie, aux 420 millions d’internautes que compte le pays en 2010).

Une paysannerie misérable et révoltée

Représentant jadis la quasi-totalité de la population, la paysannerie est aujourd’hui minoritaire. Cependant, dans les campagnes, 300 millions de personnes dépendent encore largement de l’agriculture pour vivre. Et, pour elles, la situation n’a cessé d’empirer au cours des dernières années. En 2009, on estimait le revenu annuel d’un travailleur urbain à 17 175 yuans et celui d’un agriculteur à 5 153 yuans, soit trois fois moins. Rien d’étonnant à ce qu’aujourd’hui la moitié du revenu agricole soit constitué d’argent envoyé par les « mingong » à leurs familles restées au village.

Et, outre une situation économique extrêmement difficile liée à la taille trop petite des exploitations, ils doivent aussi faire face à bien d’autres problèmes : pollution du sol et des eaux du fait de l’industrialisation sauvage et anarchique, confiscation de leurs terres (40 millions d’entre eux ont été expropriés entre 1997 et 2006) sans indemnités ou avec des compensations ridicules au profit des autorités locales ou régionales qui les revendent ensuite à prix d’or à des spéculateurs, à des industriels ou à des promoteurs immobiliers (entre 2000 et 2005, l’urbanisation a consommé près de 6 millions d’hectares de terres agricoles, soit près de 5 % du total), multiplication des impôts illégaux par les mêmes autorités, etc. Cela a donné lieu à de nombreuses révoltes qui se sont souvent traduites par des affrontements avec la police avec, à la clé, des dizaines de morts et des centaines d’arrestations. Comme le mouvement d’expropriation va se poursuivre, il est probable que ce type de jacqueries continuera tout comme d’ailleurs l’exode massif et clandestin des paysans vers les villes à la recherche d’un niveau de vie moins précaire.

Et maintenant ?

Après une longue hibernation pendant l’ère du maoïsme, la classe ouvrière chinoise s’est, ces dernières années, de nouveau éveillée aux luttes. Elle l’a fait sans organisation, de façon dispersée et spontanée mais avec détermination et enthousiasme. Il lui reste évidemment de nombreux obstacles à franchir pour que ces luttes passent à un niveau supérieur. L’un d’entre eux, et non des moindres, est la possibilité de s’organiser dans et hors des usines en établissant des liens entre les différents centres ouvriers. L’autre est de surmonter l’indifférence, voire l’hostilité, qui existent entre « mingong » et prolétaires sédentaires (notamment ceux des secteurs toujours nationalisés : mines, pétrole, travaux publics, aciéries lourdes, services publics, etc.), ces derniers ayant mené, il y a une dizaine d’années maintenant, des luttes violentes et désespérées contre le dégraissage de leurs entreprises.

Personne ne peut prédire quels seront les prochains pas en avant du prolétariat chinois. Mais on peut être sûr que son irruption sur la scène politique chinoise aura des répercussions sur la classe ouvrière du monde entier.

Leo STERN

Mots-clés Chine , Grève , Monde
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