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Razzia sur les terres des pays pauvres : Le nouveau visage du colonialisme agraire

lundi 30 novembre 2009

En octobre 2008, une modeste ONG du nom de « Grains », basée à Barcelone, publie sur Internet un rapport intitulé « Main basse sur les terres agricoles en pleine crise alimentaire et financière » [1].

Depuis, la question a été largement abordée, par la presse, par des organismes de l’ONU. Fin 2008, il était question d’une concession de 1,3 million d’hectares par Madagascar au trust sud-coréen Daewoo : près de la moitié des terres arables de l’ile ! Mais surtout, tout bénéfice pour l’entreprise, puisque d’après le Financial Times, elle n’aurait rien eu à débourser. Un projet qui a soulevé l’indignation de la population... et contribué à la chute en mars 2009 du président Ravolomanana, et à l’abandon de fait de cette transaction.

Main basse sur les terres cultivables

De janvier à octobre 2008, plus de 20 millions d’hectares de terres agricoles (l’équivalent des deux tiers de la superficie de l’Italie) auraient fait l’objet, dans différents pays pauvres (Afrique et Asie du Sud-Est, essentiellement) de transactions (achats et locations) au bénéfice d’États et d’investisseurs privés. En quelques mois, la Chine aurait créé sa première « ferme offshore » de 43 000 ha en Australie, loué 7 000 ha au Kazakhstan, obtenu la concession de 100 000 ha de terres au Laos, négocié 10 000 ha au Mozambique, 80 000 ha en Russie, obtenu le droit d’exploiter 250 000 ha au Zimbabwe et ouvert des pourparlers avec le Brésil, l’Ouganda ou encore les Philippines.

Autres nations en tête du palmarès des « pays accapareurs » de terres, les États du Golfe. Négociations engagées au Soudan (900 000 ha à vendre), mais aussi au Pakistan, en Indonésie et dans bon nombre de « pays frères » islamiques. Résultat, le Koweït obtient la location de quelques 2,7 millions d’hectares (l’équivalent de la Bretagne) au Cambodge. Compensation : une ambassade du Koweït a depuis vu le jour à Phnom Penh et des vols directs sont prévus entre Koweït City et la capitale cambodgienne. L’Arabie Saoudite, par le biais d’un consortium d’investisseurs baptisé Bin Laden Group !, met la main sur 500 000 ha de rizières en Indonésie, ce qui porte à plus de 2 millions d’hectares (deux fois et demie la Corse) les projets saoudiens dans cette région.

L’Inde, l’Egypte, le Japon ou encore la Corée du Sud font également partie des pays lancés dans la course aux terres cultivables. Leurs motivations ? « La synergie actuelle entre la crise alimentaire et la crise financière a déclenché un nouvel « accaparement des terres  » au niveau mondial », expliquent les auteurs du rapport de « Grains » qui voient dans le phénomène la conjonction de deux facteurs. « D’un côté, des gouvernements préoccupés par l’insécurité alimentaire qui recourent à des importations pour nourrir leurs populations s’emparent de vastes territoires agricoles à l’étranger pour assurer leur propre production alimentaire « offshore ». De l’autre, des sociétés agro-alimentaires et des investisseurs privés, affamés de profits dans un contexte d’aggravation de la crise financière voient dans les investissements dans des terres agricoles à l’étranger une source de revenus importante et nouvelle ».

Flambée des prix et « sécurité » alimentaire

Crise alimentaire, d’abord. Entre mars 2007 et mars 2008, les prix de la plupart des denrées de base avaient littéralement explosé, suite à une intense spéculation sur ces marchés, et avaient provoqué des émeutes de la faim. Depuis, les prix sont redescendus. Mais pas autant qu’ils n’avaient grimpé !

D’où l’inquiétude de certains États qui ont vu en quelques mois leur facture d’importations alimentaires s’accroître. Or le Japon et la Corée du Sud, par exemple, sont aujourd’hui fortement dépendants de l’étranger (à hauteur de 60 %) pour leur alimentation, proportion qui s’élève à 90 % pour la Corée du Sud si l’on exclut le riz.

Le phénomène frappe aussi la Chine, qui compte 40 % des agriculteurs du monde mais seulement… 9 % des terres agricoles mondiales. Résultat, le pays importe aujourd’hui 60 % de ses besoins en fèves de soja et une bonne partie du maïs destiné notamment aux filières viande et laitière en pleine expansion. Même constat en Inde. Si l’essentiel du blé et du riz consommé en Inde est produit sur place, le pays importe la moitié de ses besoins en huile alimentaire et un quart de sa consommation de lentilles.

Le montant total des importations alimentaires des pays du Golfe, construits sur le désert, est passé en cinq ans (2003-2008) de 8 à 20 milliards de dollars.

La terre : un « actif financier » à part entière

Crise financière ensuite. Le krach financier de l’automne 2008 a réorienté les investisseurs vers de nouvelles valeurs où le facteur « risque » est moins grand. Les achats et transactions sur les terres sont donc aussi le fait de groupes privés qui avancent à l’ombre de leurs États tout en bénéficiant de fortes réserves de capitaux disponibles. Pékin annonçait il y a quelques mois la création d’un Fonds de développement Chine-Afrique de 5 milliards de dollars qui doit permettre aux entreprises chinoises d’investir dans l’agriculture africaine au cours des 50 prochaines années. Même constat en Inde. Résultat, de nouvelles multinationales de l’agroalimentaire sont en cours de formation dans ces deux pays.

En ces heures de chaos sur la finance classique, rien ne vaut l’achat de terres à des États, placés à la tête de pays pauvres et endettés. En devenant un actif financier à part entière, la terre se transforme ainsi en « nouveau terrain de jeu pour faire des profits ». Et les analystes de l’ONG « Grains » de conclure : « Pendant toute l’année 2008, une armée de sociétés d’investissement, de fonds de capital-investissement, de fonds spéculatifs et d’autres du même type se sont emparés de terres agricoles dans le monde entier, avec l’aide précieuse d’agences comme la Banque mondiale, sa Société financière internationale ou la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, qui toutes préparent la voie à ces investissements et « persuadent » les gouvernements de changer les lois foncières pour permettre la réussite de ce processus ».

« Grains » a dressé une liste de 120 fonds d’investissements qui agissent dans le secteur de l’agriculture en achetant des terres, souvent de création récente. L’association estime les sommes en jeu de l’ordre de 100 milliards de dollars. Dans la liste, il y a des fonds du Golfe, chinois ou indiens, mais aussi des groupes américains, britanniques, suédois, allemands, etc. Car les capitalistes occidentaux à la recherche de bons placements, ou d’un nouvel objet de spéculation, ne veulent pas passer à côté des opportunités qui se présentent. Ainsi, le fond américain Jarch Capital, dirigé par un ancien trader du géant de l’assurance AIG, Philip Heilberg, a acheté pour 800 000 hectares de terre au Sud-Soudan auprès d’un seigneur de guerre (qu’il présente comme un combattant pour la liberté) : c’est l’une des plus importantes transactions recensées. Pour l’entreprise suédoise Black Earth Farming Ltd, la cible est à l’Est : cette entreprise créée en 2005 contrôle déjà 320 000 hectares en Russie.

Prendre la terre aux plus démunis de la Planète

Les conséquences de telles mutations sont nombreuses. Pour l’état de la planète, d’abord, avec une généralisation prévisible de l’exploitation intensive de nouvelles terres et le fait (déjà à l’œuvre) qu’il deviendra vite plus rentable de déboiser massivement (sans replanter) plutôt que de miser sur les rentrées de devises liées à l’exportation du bois, par ailleurs en cours de réglementation. Ensuite, cette nouvelle vague d’investissements directs se traduira immanquablement par une accentuation de la concentration des terres et la dépossession, pour beaucoup de paysans, de milliers d’hectares jusqu’ici régis par des droits coutumiers et tribaux, en Afrique notamment, mais aussi en Chine où le droit foncier (la terre appartient à l’État) est en cours de révision. Objectif : permettre aux paysans chinois de négocier leurs « droit à la terre », et donc de définitivement la perdre !

Pour l’instant, les grands États riches ne sont pas apparus sur le devant de la scène. Mais des groupes privés occidentaux, venant plus du monde de la finance que de l’agroalimentaire, sont néanmoins sur les rangs.

En fait, la récente crise alimentaire (2007-2008) n’a pas touché tous les pays de la même façon. Elle a même servi les intérêts des pays producteurs et exportateurs (Europe, États-Unis) et consacré un important clivage entre Nations riches, puissances « émergentes » et pays pauvres.

La plupart des pays riches ont garanti leur « sécurité alimentaire » depuis bien longtemps. Grâce à la période de colonisation d’abord, et l’accès direct à l’exploitation des terres des pays conquis ; par la puissance économique, ensuite, de leurs agricultures nationales (mécanisation, gains de productivité) et celle, tentaculaire, de dizaines de multinationales qui contrôlent depuis les années 1950 l’essentiel du marché mondial de l’alimentaire [2]. Un contrôle qui ne passe en général pas par la possession et l’exploitation directe des terres, sauf dans certains secteurs comme la banane. Car ces multinationales sont en mesure d’imposer leurs conditions aux producteurs, elles tiennent les marchés des produits alimentaires, les filières de l’industrie de transformation, des engrais, des semences, des machines agricoles, etc.

Vers une nouvelle « Guerre des paysans » ?

La donne est différente pour les nouvelles puissances « émergentes ». Récemment entrés dans l’arène des « Géants du grain », ces pays (Chine, Inde, Brésil, mais aussi, pour des raisons différentes, Japon, Corée du Sud, etc) se heurtent au système cadenassé par les grandes puissances occidentales et leurs trusts. Ils doivent donc se faire une place en tentant de bouleverser les règles classiques du marché de l’alimentation mondiale, par l’achat de terres.

Cette nouvelle vague de colonisation des terres se passe – dans l’immédiat – sans recours aux armes. Contrairement aux conquêtes coloniales des siècles passés, ce nouvel accaparement territorial utilise les pures lois du marché. Les puissances émergentes font ainsi l’économie d’avoir à mobiliser des troupes pour occuper militairement les espaces conquis. Mieux, ce sont les États « vendeurs » qui se chargent de faire passer la pilule auprès des populations concernées !

À un stade de l’impérialisme où le nombre de personnes frappées de malnutrition ne cesse de croître, cette nouvelle étape de la colonisation des terres n’arrangera pas la situation des plus démunis de la Planète. Elle contribuera même à accélérer la prolétarisation de millions de paysans qui viendront grossir des bidonvilles déjà saturés de misère et de dénuement [3]. À moins que ces nouveaux « accaparements » de terres ne suscitent le soulèvement des campagnes des pays concernés. En Inde, à Madagascar et aux Philippines, des émeutes ont déjà eu lieu. Non pas des émeutes de la faim, mais des révoltes de la colère. Par milliers, des villageois se sont opposés aux négociations engagées par leurs États pour brader les terres de leurs ancêtres. Les faisant reculer, parfois. Gageons que ces « guerres des paysans » modernes s’intensifient et que leurs revendications rallient à l’avenir celles de leurs frères prolétarisés des grandes villes.

Ludo BOZANOV


[1De nombreuses informations sur la question sont disponibles sur le site internet de cette association : www.grain.org.

[2« Les Géants du grain. Une arme plus puissante que le pétrole. » de Dan Morgan, Editions The Viking Presse - 1979 (et chez Fayard - 1980).

[3« Les Affameurs. Voyage au cœur de la planète de la faim » de Doan Bui, Éditions privé - 2009.

Mots-clés Agriculture , Impérialisme , Monde
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