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Iran : les femmes en première ligne pour un renversement révolutionnaire de la dictature

lundi 7 novembre 2022

Depuis le 17 septembre 2022, et malgré une répression féroce, l’Iran est traversé par une contestation inédite par sa force, son ampleur nationale et sa durée. En se proposant de renverser explicitement le régime, cette explosion sociale prend la tournure d’une mobilisation de l’ensemble des classes sociales populaires des peuples d’Iran, des villes et des campagnes, de secteurs importants des classes moyennes. Elle porte des revendications sociales, démocratiques, des minorités nationales, avec à leur tête les femmes et la jeunesse.

C’est une crise révolutionnaire, dans un régime qui a éliminé toute forme d’opposition, dans un contexte de crise économique majeure, quand le 13 septembre 2022 le visage d’une jeune femme d’origine kurde de milieu populaire, Mahsa Jina Amini, torturée dans un commissariat et morte trois jours après à l’hôpital, est devenue le point de ralliement de toutes les colères contenues par plus de quarante ans de dictature.

«  Femme, vie, liberté  !  »

C’était un contrôle, un parmi des milliers chaque jour opéré par la police de la moralité (Gasht-e Ershad), un tabassage parmi des centaines, une morte parmi des dizaines. Mais la mort de Mahsa Jina Amini, dont le deuxième prénom était interdit par l’état-civil de Téhéran, pour une mèche de cheveux qui dépassait de la tenue réglementaire, a provoqué une vague immense de mobilisations des jeunes femmes sur l’ensemble des 31 provinces du pays au point de cristalliser l’ensemble des exaspérations et des aspirations à une autre société.

De la jeunesse étudiante, lycéenne – on a même vu des mobilisations dans les collèges et les écoles – mais aussi celles des quartiers pauvres de la capitale Téhéran comme dans les grandes villes. À Tabriz, Ispahan, Chiraz et même dans la ville sainte de Qom. La vague a submergé tout le pays, du Kurdistan à l’ouest au Baloutchistan à l’est.

Par dizaines de milliers, des jeunes femmes ont enlevé publiquement leur foulard, parfois en se coupant les cheveux, remettant à la fois en cause l’un des piliers fondamentaux de la République islamique d’Iran qui cantonne au second plan les femmes et en s’exposant à la répression, montrant à la société entière qu’il n’y aurait pas de retour en arrière. Dans une société qui vit la séparation stricte du privé et du public, où la moindre contestation politique est réprimée, cet acte répété des dizaines de milliers de fois est devenu un défi ouvert au régime. Par ce simple geste, d’un courage qu’on peine à mesurer, ces jeunes femmes ont montré que la justice commence là où cessent les mensonges d’un régime obsolète.

Organisation et coopération

Les premiers rassemblements spontanés dès le 14 septembre, d’abord à Sanandadj au Kurdistan puis assez vite sur l’ensemble du pays, ont fait place à des dispositifs militants organisés, pour contourner et affronter de plus en plus directement le pouvoir et sa répression. Les expériences relatées par les militants en Iran, et qui arrivent à passer la censure, montrent l’organisation et la coopération nécessaires, ne serait-ce qu’entre jeunes femmes et jeunes hommes, pour mettre en place une action, un rassemblement, assurer sa tenue, sa protection.

Dans un pays quadrillé par des miliciens de quartiers (Basidji, « force de mobilisation de la résistance »), où tout le monde se connaît, manifester publiquement, et même protester de nuit sur son balcon, expose immédiatement à la répression.

Pourtant le mouvement s’amplifie. Malgré les coupures d’Internet dès le 18 septembre, le mouvement se répand sur l’ensemble du territoire et dans des couches grandissantes de la société. Plus de 150 villes sont traversées de rassemblements, blocages et affrontements. Après une première phase où la jeunesse est en première ligne, la révolte prend un caractère plus général, et le slogan « Femme, vie, liberté (Zan, Zendegi, Azadi)  ! » né des luttes au Kurdistan, devient le début d’un programme.

Les leçons des protestations antérieures appliquées par une nouvelle génération

Les premières réactions rapportées de militants iraniens de diverses sensibilités étaient de considérer que le pouvoir avait été pris par surprise. En effet, l’inflation qui est endémique en Iran (au-dessus des 40 % depuis longtemps) avait été ramenée à des seuils beaucoup plus bas début septembre [1]. En essayant de réduire le coût de l’embargo occidental et des conséquences de la crise économique dans la région, le pouvoir de Téhéran pensait grâce à cet effort, combiné à son dispositif de fondations religieuses caritatives, désamorcer les tensions sociales en vue de gérer la période délicate de désignation du nouveau Guide de la révolution (Rahbar-e enqelāb), souvent appelé Guide suprême, après Ali Khamenei. Mais ces dispositions n’auront servi à rien. L’accumulation de colère s’est cristallisée, mais ce sont surtout les leçons des protestations antérieures qui ont été mises en pratique par une nouvelle génération.

Les protestations de 2009 se faisaient au sein du régime pour le réformer et étaient pour la plupart issues des classes moyennes urbaines : l’échec prouva qu’on ne pourrait réformer le régime de l’intérieur, par la voie légale, électorale dans ce cas. Celles de 2017 et 2019, nées dans les milieux populaires et la classe ouvrière, ont mis au-devant de la scène les revendications sociales et permirent qu’enfin la discussion sur l’avenir de l’Iran s’invite dans les discussions de la base de la société.

Le début de l’année 2022 avait vu l’augmentation des conflits du travail (grèves, pétitions et rassemblements en dehors des heures de travail), quand précédemment, lors de l’été 2021, plus de 100 000 travailleurs du pétrole dans quinze provinces s’étaient mobilisés. Malgré la dictature, la contestation avançait sur plusieurs fronts : celui des femmes bien sûr, celui du monde du travail, des droits des minorités nationales, mais aussi écologiques dans lesquelles les luttes pour l’accès à l’eau prennent une dimension de classe immédiate.

Les contestataires le savaient dès le départ : une fois un mouvement général enclenché, le choc avec le pouvoir serait brutal. La théocratie dans sa guerre fait peu de prisonniers. Le régime ne s’en cache pas. Depuis l’établissement de la république islamique, plus de 6 000 homosexuels ont été pendus, des dizaines de milliers d’opposants politiques ont été exécutés (12 000 en 1988 [2]). Plus de 1 500 tués lors de la répression de 2019, et depuis janvier 2022, 428 peines capitales exécutées selon Human Rights Watch, sans compter les morts lors des manifestations de ces dernières semaines.

«  Ni shah ni mollahs, à bas le dictateur  »

En matière d’informations, la prudence s’impose tant les retours d’Iran sont fragmentaires, demandant à recouper systématiquement la moindre nouvelle. Pourtant il est possible de voir la portée d’une telle explosion. Les habitants de la région, du Moyen-Orient en passant par le Caucase jusqu’en Afghanistan, se sentent très concernés. Moins d’une semaine après le début du mouvement en Iran, Kaboul a vu des manifestations de femmes dénonçant la répression sous le régime des talibans.

Les informations collectées auprès de militants afghans, en grande partie de la minorité Hazara mais pas seulement, décrivent malgré la chape de plomb un regain d’activité impulsé par cet espoir venu de Téhéran : développement des écoles clandestines pour les filles, actes de résistance et manifestations contre les talibans.

Et là, entre tortionnaires de Téhéran (chiites) et de Kaboul (sunnites) pas de division, mais une collaboration pour contrer toute opposition. Le silence des chancelleries occidentales, mises à part des déclarations de pure forme, indique également qu’il sera difficile de dévoyer, à l’étape actuelle, la mobilisation. Bien entendu, la réapparition du courant monarchiste dans les manifestations en Europe et aux États-Unis n’est pas un accident. Mais on a vu sur les murs des villes d’Iran et entendu dans les manifestations le slogan « Ni shah ni mollahs, à bas le dictateur  ! » repris en masse. La récupération de la contestation ne sera pas facile.

Les formes de lutte sont à l’image d’un puissant mouvement touchant les classes populaires et moyennes. Cela se traduit par des gestes symboliques (fontaines colorées de rouge, le mot « liberté » écrit en lettres de feu sur les flancs de montagnes et visibles des villes la nuit), comme des protestations nocturnes dans les quartiers (au point que la police fait sonner les sirènes et tire à balles réelles pour faire taire ces protestations entre voisins), des occupations de campus en mixité, des manifestations de rue, occupations des quartiers populaires, organisation contre la répression, prise de quelques commissariats, le piratage en direct du journal télévisé en pleine intervention à la gloire du Guide suprême, et bien sûr des grèves.

Des grèves malgré les obstacles

Les grèves sont difficiles à organiser pour des raisons évidentes. Notons d’un côté l’importance des fondations islamiques caritatives (Bonyad) qui servent d’amortisseurs sociaux, assurant nourriture et accès à des services hors du marché. Et surtout les équipes animatrices des syndicats, souvent travaillant clandestinement, ont été arrêtées : dès le mois de mai dernier pour les conducteurs de bus de Téhéran, et très vite pour le collectif des enseignants avec des centaines d’arrestations.

Par ailleurs, plus de 40 % des travailleurs en Iran, selon les statistiques officielles, appartiennent au secteur informel, auxquels il faut ajouter les travailleurs du gaz et pétrole qui sont pour la plupart saisonniers et payés à la journée.

La grève prend dès lors un tour éminemment politique : il s’agit de préparer les familles, le quartier pour tenir (pas de travail, c’est la faim), gagner les équipes pour des actions en bloc pour éviter l’isolement qui peut être mortel, au sens littéral. Malgré cela, des mobilisations puissantes ont eu lieu au Khouzistan, la région produisant le plus de pétrole (au sud-ouest du pays, aux confins de l’Irak et du golfe Persique), mais aussi sur les sites gaziers du golfe Persique.

Des mouvements ont également eu lieu dans des entreprises connues pour leur combativité comme celui des travailleurs de l’usine du sucre de Haft Tapeh, mais également chez des soudeurs de pipelines pour ce qui est vérifié. La réalité est sans doute plus importante [3]

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Un mouvement à la croisée des chemins, entre aspirations révolutionnaires de la base, tentatives modératrices de certains et slogans nationalistes du pouvoir pour donner le change

Après des semaines de lutte, le mouvement connaît des pauses et des reprises, qui montrent à la fois sa détermination et une fermentation politique sous-jacente. C’est désormais le contenu de classe de ce processus révolutionnaire qui se discute dans des conditions dramatiques. La répression est permanente, massive et sans concession. Cela peut toucher la prestigieuse école polytechnique de Téhéran, des villages kurdes isolés, avec une cruauté sans mesure comme au Balouchistan où, pour le seul 28 septembre, on dénombre près de cent morts dans la ville de Zahedan (590 000 habitants). À Téhéran, des hélicoptères ont tiré sur la foule qui occupait une autoroute en périphérie de la capitale le jeudi 3 novembre.

Les prisons sont pleines. Celle d’Evin, de sinistre réputation et la plus grande de la capitale, a connu une émeute, et surtout des milliers de prisonniers ont été sortis de Téhéran pour être détenus dans des lieux inconnus. Des centaines de morts, des milliers d’arrestations.

Dans ces conditions, le difficile développement des luttes comme leur coordination est certes un problème important, avec toutefois des progrès comme le montre leur synchronisation sur la capitale. Reste le problème de l’orientation, celui des revendications, avec la demande de renverser le régime. Ce à quoi la dictature a fait diversion en ayant appelé le 28 octobre à manifester contre un attentat de Daech à Chiraz en invoquant un complot international fomenté par les États-Unis et Israël. Sans tromper grand monde d’ailleurs.

Pour l’heure, la contestation révolutionnaire est à la croisée des chemins. Au mot d’ordre « Femme, vie, liberté » répond dans la rue « Homme, prospérité, patrie » qui résonne bien en persan et qui parfois est repris juste pour la rime, mais dont il n’échappe à personne qu’il a une signification bien différente. Différents collectifs de quartiers reprennent des slogans nationalistes. Une porte de sortie potentielle plus que bienvenue pour le régime, qui après quelques changements, pourrait retrouver une fraîcheur passagère en faisant vibrer cette corde.

D’un autre côté, pour d’autres, et pas seulement dans les universités et dans les entreprises où des militants interviennent, réside l’idée de composer avec le régime, sans aller jusqu’à le renverser, mais en s’en tenant à l’extension de droits démocratiques et de droits sociaux. Un objectif édulcoré de la révolte qui fait son chemin. Des sociaux-démocrates, et parfois même des militants de la gauche radicale, soulignent que cette révolte ne pourra pas déboucher faute de « débouché politique ». N’en déplaise à ces habitués des marchandages et illusions réformatrices, les milieux populaires en révolte ne les ont pas attendus. N’ayant rien à perdre, comme on l’entend dans les manifestations, pour le moment la majorité semble préférer les risques de la dynamique révolutionnaire.

Bien entendu les tâches restent immenses. Un parti communiste révolutionnaire pourrait rendre crédible la possibilité d’un double pouvoir, en un mot mettre en pratique « la révolution en permanence ». À son programme, il s’agirait de garantir les droits des peuples d’Iran, les libertés démocratiques – dont l’émancipation des femmes et l’égalité entre les sexes – , cantonner le religieux à la sphère privée, et permettre aux travailleurs d’exercer le pouvoir en l’ôtant des mains de la bourgeoisie (avec ou sans clergé chiite), pour instaurer une véritable justice sociale, sans patrie et sans frontières, une République des travailleurs. Une perspective pour les militants révolutionnaires, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Iran.

4 novembre 2022, Tristan Katz


[1L’économiste américain d’origine iranienne Djavad Saheli-Isfahani commente les discussions des autorités à ce propos : https://djavadsalehi.com/2022/09/05...

[2Henry Sorg, « Le massacre des prisonniers politiques de 1988 en Iran : une mobilisation forclose ? », Raisons politiques, 2008/2, p. 59-87.

[3Des boucles Telegram de différents collectifs de travailleurs circulent relayant pour partie des informations crédibles et étayées.

Mots-clés Iran , Monde
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