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La gueule de bois de Martin Luther King

jeudi 30 avril 2009

La victoire d’Obama a pu être présentée comme la réalisation du « rêve » de Martin Luther King. De fait, qu’un Noir accède à la présidence de la première puissance du monde est plus qu’un symbole, un symptôme : quelque chose a changé. Pour autant, cette élection est loin de signifier que le fossé entre les Noirs et le reste de la société a été comblé.

Depuis l’époque de Martin Luther King, la communauté noire américaine s’est accrue : 18,9 millions soit 10,5 % de la population en 1960, 39 millions soit 12,85 % des 304 millions d’habitants en 2008. Très concentrés dans certaines parties du pays (54,8 % habitent les États du Sud, 88 % vivent dans des zones urbaines), les Noirs sont moins cantonnés qu’il y a cinquante ans dans des quartiers spécifiques, surtout dans les grandes villes de l’Ouest et du Sud. Mais les centres urbains du Middle West et du Nord-Est regroupent toujours les chômeurs et les mères seules avec enfants (en 2000, 48 % du total des ménages noirs sont des femmes célibataires, qui survivent souvent sans pension alimentaire). Les services publics y sont encore plus absents qu’ailleurs : manque de transports en commun, moins d’écoles et d’hôpitaux, aides au logement inadaptées...

Les Afro-américains sont les premières victimes de problèmes sanitaires : 52 % des séropositifs américains ; taux de mortalité infantile 80 % plus élevé que la moyenne nationale et similaire à celui de certains pays du tiers monde. 21 % des Noirs n’ont pas d’assurance santé (13 % pour les Blancs), et l’espérance de vie est de 5 ans inférieure à celle des Blancs.

En 1998, 14,7 % des Noirs et 25 % des Blancs avaient fait 4 années ou plus d’études supérieures. Les Noirs sont peu présents chez les avocats (3,3 %), ingénieurs (3,7 %), médecins (4,2 %) et l’enseignement supérieur (5 %). Ils sont surreprésentés en revanche dans l’armée américaine (22 %, près du double de leur proportion dans la population) qui représente pour eux une véritable échappatoire au chômage.

Les lois contre la ségrégation obtenues par les luttes des années 1950 et 1960 et l’élévation globale du niveau de vie ont permis une amélioration progressive du sort des Noirs : alors que 90 % vivaient en dessous du seuil de pauvreté avant la Seconde guerre mondiale, ils auraient été 24 % en 2005 (même si ce « seuil » change nécessairement de signification sur un demi-siècle). Mais les inégalités demeurent : à la même date, ce sont 8 % des Blancs et 22 % des Latinos qui se seraient trouvés dans le même cas. Le revenu médian moyen des ménages noirs était encore de 67 % seulement de celui des Blancs en 2007.

Les Noirs sont particulièrement victimes des exactions policières [1], et les comportements racistes des forces de l’ordre sont fréquemment couverts par la Justice. [2] Il y a aujourd’hui en prison un homme emprisonné pour 106 adultes américains blancs, un pour 36 adultes hispaniques, et un Noir pour 15. En 2005, 42 % des prisonniers pourrissant dans les couloirs de la mort étaient noirs [3].

La déségrégation a paradoxalement eu à certains endroits des conséquences néfastes dans les ghettos. La petite bourgeoisie noire les a quittés avec ses boutiques, ses emplois et ses services, ne laissant derrière elle que des concentrés de problèmes sociaux : mères célibataires pauvres, drogue, guerre des gangs (aux USA les victimes des homicides sont à 49 % des Noirs), chômage massif.

Un bilan de l’Affirmative Action

Dans les années 1960, soucieuse de diminuer les tensions sociales et raciales qui déstabilisaient le pays, les administrations Kennedy et Johnson ont mis en place une politique d’Affirmative action (discrimination positive). Celle-ci a joué un rôle essentiel dans le développement de la petite bourgeoisie noire en ouvrant l’accès aux universités et aux postes qualifiés, ou encore par les passations de contrat publics avec des sociétés d’entrepreneurs noirs. Le busing fut mis en place, un système d’inscription scolaire des élèves noirs hors de leurs quartiers pour qu’ils se mélangent dans de meilleurs écoles auparavant quasi-exclusivement composé de Blancs (des bus payés par les pouvoirs publics les y amenaient quotidiennement).

Ces politiques de discrimination positive furent progressivement délaissées à partir des années 1980, notamment sous la présidence Clinton (plusieurs États dont la Californie et la Floride ont interrompu leurs programmes de discrimination positive ces 15 dernières années), ce qui a contribué à un retour en arrière : l’université de Berkeley, par exemple, y a mis fin : le nombre de ses étudiants issus des minorités a chuté de 55 %. Ceci est allé de pair avec la baisse des aides sociales dont les Noirs et Hispaniques bénéficient prioritairement. Le « busing » fut aussi délaissé3.

La haine raciale a-t-elle diminué ? Beaucoup de préjugés subsistent. Blancs et Noirs se fréquentent plus qu’avant, notamment sur les lieux de travail, mais ne se mélangent pas beaucoup, chacun habitant souvent dans des quartiers différents. L’abolition par la Cour suprême des lois prohibant les mariages interraciaux dans les 16 derniers États ne date que de 1967. Aujourd’hui encore, les mariages mixtes sont rares et suscitent de fortes réprobations (2 % environ des femmes noires américaines mariées le sont avec un Blanc ou un Latino). Le mariage multiracial reste un des forts tabous de la société américaine.

Bouleversements démographiques

Les Blancs représentent aujourd’hui 67 % de la population américaine. Mais du fait de l’immigration et des dynamiques démographiques, ils ne devraient plus être que 47 % en 2050. Les USA seront alors « un pays de minorités » . La proportion de Noirs devrait rester stable autour de 13 %, les Hispaniques passer de 14 % à 29 % et les Asiatiques de 5 % à 9 %.

Ces changements démographiques bousculent aussi les rôles politiques et sociaux. De nouveaux problèmes ont apparus avec l’arrivée massive de Latinos (la minorité hispanique dépasse en nombre les Noirs depuis 2005). Certains Noirs pauvres se sentent en concurrence pour les emplois peu qualifiés avec les Asiatiques ou Hispaniques, qui bouleversent la prédominance noire dans certains quartiers pauvres ou villes, diluant aussi le poids politique des Noirs aux élections. La méfiance des Noirs peut grandir face à une communauté qui opère mieux et plus rapidement son intégration – surtout lorsque ce sentiment est instrumentalisée par des courants nationalistes… Selon le magazine l’Expansion , le nombre d’entreprises noires est de 1,2 millions pour un revenu dégagé de 89 milliards de dollars, alors que les 1,6 millions d’entreprises Latinos dégagent 222 milliards. Il faut pourtant souligner que ces chiffres bruts, parfois utilisés par les Noirs eux-mêmes pour conforter leur préjugé selon lequel « les autres communautés sont favorisées » , occulte complètement la différence des histoires : les immigrations latinos ou asiatiques ont drainé avec elles une partie de leurs élites, y compris bourgeoises, ce qui n’a évidemment pas été le cas pour les Noirs, au moins jusqu’à un passé très récent [4].

Cette évolution de l’équilibre ethnique des USA offrirait pourtant la possibilité d’une alliance des Noirs avec les Hispaniques pour conquérir l’égalité politique et sociale – une alliance qui pourrait d’autant plus s’ouvrir aux travailleurs blancs que tous sont maintenant touchés par la crise. Même si celle-ci a d’abord frappé les minorités : officiellement, le chômage a crû de 0,4 % entre décembre 2008 et janvier 2009, pour atteindre 7,6 % de la population active, mais ce taux a augmenté de 0,5 % chez les Hispaniques pour atteindre 9,7 % ; et de 0,7 % pour atteindre 12,6 % chez les Noirs.

Les nouvelles élites noires

Les puissantes luttes du Mouvement des droits civiques, dans les années 1950-60 ont durablement imposé certains droits politiques des Noirs. Certaines élites noires ont vu s’ouvrir des possibilités de carrières politiques de plus en plus sérieuses.

Beaucoup de Noirs demeurent certes à l’écart du système électoral. Privation de droit de vote à cause de leurs séjours en prison, marginalisation sociale... toutes ces raisons expliquent leurs taux d’abstention record [5]. Pourtant, depuis 1965, ils ne sont plus soumis aux restrictions de leur droit de vote (test scolaire et taxe dans certains États qui en écartaient beaucoup), et un nouveau découpage électoral a été mis en œuvre pour accroître le nombre d’élus noirs (ou hispaniques). Alors qu’en 1970 il y avait 10 Noirs au congrès, ils étaient 41 en 1995. Ils sont passés sur la même période de 170 à 604 dans les assemblées législatives fédérales de différents États. Le premier gouverneur noir d’un État fut élu en 1990, et en 1992 le premier sénateur noir (et même, une sénatrice !). Il n’y avait en 1964 que 104 élus noirs dont aucun maire ; ils étaient 9 000 en 1997. De grandes villes à forte communauté noire comme Gary (1968), Détroit (1973), Washington (1974), Atlanta (1974), Oakland (1978) eurent les premiers maires noirs, voire des villes où la communauté noire est faible (Seattle et Denver dans les années 1990). Des politiciens noirs ont commencé à être nommés à des postes importants de l’administration dans les années 1970. Parmi les ascensions les plus spectaculaires, celle du conservateur Colin Powell, chef d’état-major des armées en 1989, puis premier secrétaire d’État noir (aux affaires étrangères) en 2000, ainsi que celle de Condoleezza Rice qui lui succéda au même poste sous Bush en 2005.

Cette montée en puissance des politiciens noirs s’est faite parallèlement à l’avènement d’une véritable bourgeoisie noire. On y retrouve, dans un rôle traditionnel, des vedettes du sport ou du spectacle. Mais la bourgeoisie noire n’est plus désormais cantonnée au monde de l’ entertainment – comme l’illustre l’exemple du magnat milliardaire des médias Robert L. Johnson, lequel a commencé à s’enrichir en fondant des chaînes câblées spécifiques pour la communauté noire. Michelle Obama est elle-même un symbole des nouvelles élites noires. Issue du ghetto du South Side à Chicago, elle a bénéficié – comme son mari d’ailleurs – des lois de la déségrégation pour gravir les échelons : université de Harvard, formation d’avocate, puis vice-présidence des affaires externes de la très riche Université de médecine de Chicago, avec un salaire annuel de 300 000 dollars en 2005.

La victoire d’Obama marque finalement une étape importante du processus qui a vu l’affirmation de cette élite noire, qui s’est battue pour se faire accepter et a fini par gagner une certaine place dans la société bourgeoise américaine. Ce qui est un progrès incontestable. Tout en laissant béants les problèmes sociaux, mais aussi et encore raciaux, dont la solution est bien au-dessus des moyens d’une société capitaliste congénitalement inégalitaire.

Hersh RAY


[1Un rapport ministériel indique par exemple qu’entre 1994 et 1997, la moitié des conducteurs contrôlés sur l’autoroute qui traverse l’État du New Jersey sont des Noirs et des Hispaniques. Sur certains secteurs, les Noirs représentent 90 % des contrôlés. Too brown to drive , dit la blague afro-américaine.

[2Ce fut par exemple le cas célèbre d’un jeune Noir non armé, assassiné en 1999 de 41 balles par la police du Bronx pour avoir voulu sortir son portefeuille de sa poche lors d’un contrôle, et dont les assassins en uniforme furent acquittés.

[3Et critiqué pour ses effets pervers : dans ces écoles à prédominance blanche, les enfants noirs se sentaient parfois mal à l’aise et rejetés. Les Blancs retiraient leurs enfants des écoles où les Noirs étaient trop nombreux, et le busing contribua de fait à inciter les blancs à quitter les centre villes pour aller s’installer dans des banlieues lointaines (dans les années 90 à Détroit il y avait 98 % d’élèves non blancs dans les écoles, les élèves blancs allant en dehors de la ville). Globalement, dans les années 2000, le brassage scolaire aux USA reste encore très limité : 70 % des élèves Noirs sont dans des écoles où les Blancs sont minoritaires.

[4Même si Obama lui-même, dont le père était un Kenyan venu aux USA faire de solides études et reparti ensuite poursuivre sa carrière politique en Afrique, est de fait issu de ces nouvelles immigrations noires.

[5Le scandale des élections présidentielles de 2000 en Floride a clairement montré la persistance d’une discrimination raciale. Des électeurs des comtés ou quartiers noirs furent privés du droit de vote car on exigeait des papiers administratifs inhabituels. Les bureaux manquaient, certains fermèrent trop tôt, de nombreux électeurs noirs ayant même été radiés de manière arbitraire. De plus, dans cet État la loi privait 25 % des hommes noirs du droit de vote pour avoir eu affaire à la justice (la plupart du temps pour des délits mineurs). C’est cet mise à l’écart du scrutin d’une partie de la communauté noire - qui vote environ à 85 % pour les démocrates - qui permit à Bush de remporter cet État-clé, donc les élections fédérales.

Mots-clés Barack Obama , Monde , Racisme , USA
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