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Nouvelle vague féministe en Amérique latine : la lutte pour le droit à l’avortement et contre les violences patriarcales

mardi 28 juin 2022

(Photo : manifestation en Argentine)

L’Amérique latine a vu fleurir ces dernières années des mouvements féministes massifs qui ont débouché sur des assouplissements des restrictions concernant l’avortement, voire sa légalisation, comme cela a récemment été le cas en Argentine. Mais ces mouvements, à l’œuvre dans plusieurs pays (Chili, Uruguay, Pérou, Colombie, Argentine, Mexique), sont loin de se limiter à des manifestations en faveur de l’IVG. Ils s’étendent à l’ensemble des violences patriarcales, elles-mêmes liées aux politiques menées par les États qui accompagnent des dynamiques économiques alimentant un climat d’extrême violence.

Les progrès obtenus sur le droit à l’avortement en Amérique latine

Permettre en 2020 aux femmes de disposer de leur propre corps en imposant la légalisation de l’IVG, c’est l’aboutissement d’une lutte de quarante ans des femmes argentines, lutte démarrée dans les années 1980 et qui s’est accélérée à partir des années 2000 avec la création en 2005 de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement. Ce mouvement a été marqué par la participation, dans de très nombreuses villes, de jeunes femmes, « las pibas », qui ont revêtu à partir de 2018 un foulard vert, opposé aux foulards bleus de l’Église catholique, très puissante dans le pays, qui n’a pas hésité à appeler elle aussi à des manifestations massives. Par leur combat de longue haleine, les Argentines ont forcé la main du président Alberto Fernandez dont une des promesses de campagne était le droit à l’avortement mais qui n’aurait jamais pu résister à la pression de l’Église catholique – et aussi, de plus en plus, à celle des Églises évangéliques – sans la mobilisation de centaines de milliers de femmes déterminées à imposer ce droit. Après un échec de justesse de la légalisation en 2018, l’Argentine est ainsi devenue le troisième pays, après l’Uruguay et Cuba, à légaliser l’avortement sans condition. Avant la légalisation de l’IVG en 2020, selon les ONG, 500 000 femmes avaient recours en Argentine aux avortements clandestins.

Ce mouvement de libéralisation s’inscrit dans une avancée à l’échelle du continent avec, par exemple, la dépénalisation de l’avortement au Mexique en 2021 et en Colombie l’année suivante. Il a fortement contribué à redonner confiance aux femmes dans leurs propres forces et s’inscrit de fait dans un contexte social de plus en plus tendu, qui a vu apparaître de nombreuses révoltes sur le sous-continent depuis 2019.

Mais la guerre à mener au système patriarcal qui alimente la violence et les oppressions est encore longue. La loi imposée par les « foulards verts » est limitée, comme en France et dans d’autres pays, par la clause de conscience. Celle-ci permet à un membre du corps médical de ne pas accomplir l’acte qui lui est demandé au nom de raisons personnelles ou morales pouvant relever de croyances religieuses. Par ailleurs, cette légalisation de l’avortement en Argentine concerne les 14 premières semaines de grossesse, ce qui peut, si cette limite est enfreinte, déboucher sur l’emprisonnement des femmes concernées. C’est bien le reflet du pouvoir de l’Église catholique et de ses idées obscurantistes, dans un pays où elle est encore financée par l’État. Les catholiques comme les évangéliques sont par ailleurs profondément déterminés à revenir sur ces avancées substantielles. Il faut à ce titre rappeler que les manifestants aux foulards bleus, qui défilent régulièrement contre l’application de cette loi, étaient également hostiles aux avortements pratiqués en urgence, lorsque la vie de la femme enceinte est en danger, ou lorsque la grossesse est issue d’un viol. Avant la légalisation de l’avortement, un cas qui avait enflammé les débats en 2019, en pleine lutte pour la légalisation de l’IVG, était celui d’une enfant de onze ans victime de viol, qui avait subi une césarienne au lieu d’un avortement.

Le refus de l’accès à l’avortement légal, qui entraîne des préjudices associés à une maternité forcée et à un avortement clandestin dangereux, n’est qu’une forme répandue de violence contre les femmes pratiquées par le personnel médical. Récemment, la revue médicale The Lancet rappelait que, dans l’Amérique latine du milieu à la fin du XXe siècle, certains types de ces violences gynécologiques et obstétricales se produisaient dans le contexte plus général d’une terreur politique organisée [1]. Les dictatures militaires se sont illustrées par l’enlèvement, la torture et l’assassinat de milliers de personnes, et des responsables militaires ont commis des actes de violence sexuelle contre les personnes détenues ; les enfants nés de femmes détenues étaient presque toujours confisqués et élevés par des familles qui soutenaient le régime au pouvoir. Dans ce contexte, les autorités ont eu recours à la violence pour terroriser les femmes enceintes et rompre leurs liens de parenté. Certaines de ces formes de violence ont persisté au XXIe siècle. Une étude de 2017 portant sur 1 528 femmes dans des hôpitaux péruviens a révélé qu’environ 97 % d’entre elles avaient rencontré au moins une forme de manque de respect et d’abus lors de leur accouchement, les soins attentant à leur dignité et non consentis étant les plus courants. L’étude nous apprend aussi qu’environ 55 % des femmes ont subi au moins quatre catégories simultanées de mauvais traitements. On notera également que ces violences sont plus fréquentes dans les régions à forte population autochtone. Plus encore qu’ailleurs, les violences sociales qui touchent l’ensemble des masses pauvres d’Amérique latine sont aggravées par l’appartenance à une catégorie ethnique marginalisée de la population.

Un mouvement qui s’étend à la question des violences de genre et des féminicides

Mais la flambée de mobilisations de femmes dans les pays d’Amérique du Sud dépasse de loin le problème du contrôle des corps lié aux violences gynécologiques et obstétricales. Les femmes, majoritairement issues des classes populaires, sont nombreuses à dénoncer un système politique, social et économique qui permet de laisser prospérer les rapports patriarcaux et les violences faites contre elles.

Les politiques de restriction budgétaire liées aux secousses de l’économie des pays d’Amérique latine dans la dernière décennie – avec l’aggravation du taux de chômage et le niveau des salaires qui ne permet pas de joindre les deux bouts – ont aggravé la situation des femmes dans les immenses quartiers populaires des villes d’Amérique latine. Ces derniers sont gangrenés par le trafic illégal, le développement de la pègre et sont touchés par un regain de violences. Les femmes en sont les premières victimes, dans la rue et dans leurs relations conjugales. Elles sont les premières touchées par la violence sociale que représente la précarité des emplois, mais elles dénoncent également cette forme de violence que représente le recul des services publics dans les secteurs de l’éducation, de la santé et des soins, recul qui aboutit à une intensification du travail domestique. Cette nouvelle vague féministe, en dénonçant la crise économique, donne à ce mouvement une dimension massive et politique qui vise directement des gouvernements démissionnaires par rapport aux problèmes sociaux. Les femmes qui se battent actuellement en Amérique du Sud s’en prennent aux gouvernements, de gauche comme de droite, qui n’ont fait qu’aggraver les problèmes que connaissent les classes populaires. Les femmes pauvres participent donc actuellement aux luttes des travailleurs pour leur émancipation dans la mesure où elles incluent leurs revendications dans des perspectives qui concernent l’ensemble des classes populaires, y compris les millions de chômeurs que comptent les sociétés d’Amérique latine [2].

Mais la question des féminicides a une acuité particulière dans ces pays où c’est par dizaines de milliers que se comptent les meurtres ou les tentatives d’assassinats de femmes. Né en 2015 en Argentine, « Ni una menos » (« Pas une de moins ») est un mouvement qui a été capable de rassembler des centaines de milliers de personnes autour de cette question, et il s’est étendu aux pays voisins. Les femmes sont désormais deux fois plus nombreuses à porter plainte pour violences qu’avant ce mouvement. Ce qui est dénoncé dans les manifestations, c’est le machisme et l’idée que la femme est un objet qui appartient à son mari.

Les mobilisations contre les féminicides sont liées à d’autres problèmes que vivent les femmes. Au Chili, en 2018, une vingtaine d’universités ont été bloquées et des manifestations monstres ont été organisées par les étudiantes entrées en lutte contre les violences qu’elles y subissent [3]. Cela s’est produit après qu’un professeur eut simplement été changé de poste alors même qu’il était accusé de harcèlement sexuel par une employée de l’université privée de Valdivia. Mais ces étudiantes ont relié le féminisme aux problèmes structuraux de la société capitaliste, en incluant dans leur combat celui pour une transformation radicale de l’éducation, en défendant notamment son caractère public. C’est que les facultés chiliennes ont été à l’avant-garde d’une politique libérale de l’enseignement supérieur, avec des subventions publiques extrêmement limitées et des études qui coûtent de plus en plus cher.

Les modes d’action de ces militantes en guerre contre le patriarcat incluent les manifestations de masse qui mobilisent toute une partie de la population et des pétitions, mais beaucoup d’entre elles ne se contentent pas de faire irruption dans la rue. Elles ressentent le besoin de s’organiser d’une manière plus radicale dans ces sociétés où les féminicides ont lieu à une très large échelle. Au Mexique, 4 000 femmes sont assassinées chaque année, mais 90 % de ces crimes restent impunis. Chaque jour, dans ce pays, onze femmes meurent en raison de leur genre. Selon de nombreux témoignages, beaucoup sont immolées par leurs compagnons ou leurs maris qui cherchent à s’assurer que, si elles ne meurent pas de leurs brûlures, elles ne puissent plus attirer d’autres hommes. Dans ce contexte où la justice ferme les yeux, la lutte contre la violence domestique devient par la force des choses quelque chose de très militant, directement pris en charge par les femmes livrées à elles-mêmes, qui se défendent en créant des centres d’accueil autogérés pour les femmes qui ont fui leur foyer, et des cadres clandestins d’autodéfense. Ce sont les femmes qui s’organisent, qui agissent là où l’État s’efface. À titre d’exemple, l’Argentine compte aujourd’hui 89 foyers pour femmes, ce qui est disproportionné par rapport aux dizaines de milliers de plaintes (140 000 en 2019).

Des collectifs de militantes cherchent à répondre à la violence en perturbant la vie de violeurs impunis, en ne les lâchant pas. Ce sont ces femmes, souvent jeunes, qui s’en chargent. Au Mexique, le « Bloque Negro » s’est illustré par des méthodes violentes d’intervention. Elles sont des dizaines de milliers à travers tout le Mexique à incarner ce féminisme qui cherche à faire éclater le cadre des institutions bourgeoises. Elles se distinguent par leur hostilité envers la police qui protège les violeurs et dont beaucoup de membres commettent eux-mêmes des viols. Elles occupent des locaux qui servent de refuges pour les femmes menacées de mort et victimes d’agression. Dans ces espaces préservés de toute présence masculine, les militantes organisent toute la vie en commun et débattent de leurs prochaines interventions, de la manière d’assurer leur sécurité et de convaincre d’autres femmes de les rejoindre pour ne plus accepter la vie qui leur est faite et reprendre le contrôle sur celle-ci. Certaines d’entre elles surveillent les abords de locaux occupés dans un quartier de Mexico et terrorisent les hommes en instaurant un péage lorsqu’ils passent devant le squat afin de financer les repas et l’entretien des femmes protégées par la communauté. La peur change ainsi de camp. Dans ce contexte, elles n’hésitent pas à faire usage de violence et à faire fuir les flics qui stationnent dans le quartier en vue de les provoquer. À la question d’une journaliste [4] sur le fait qu’elles n’ont pas peur de s’en prendre aux forces de l’ordre, l’une de ces militantes répondait récemment : « Au Mexique, il y a plus de chance que tu meures de féminicide que d’aller en prison ». Une phrase qui nous permet de prendre toute la mesure de l’ampleur des violences de genre dans cette société.

Toutes ces mobilisations récentes, qui ont souvent placé les femmes à l’avant-garde des contestations politiques en Amérique latine, nous montrent qu’elles ne sont pas des victimes mais des battantes et qu’elles arrachent des victoires. Les manifestations de masse pour faire pression sur les parlements et les gouvernements ont porté certains fruits et se sont étendues à d’autres combats qui leur sont profondément liés comme le chômage de masse et le travail informel. Mais de nombreuses militantes ne se contentent pas de rester dans les limites de la lutte institutionnelle et cherchent à s’organiser pour s’attaquer au problème des violences sociales qui gangrènent cette société et qui les concernent directement. Cette diversité dans les modalités d’intervention témoigne de débats entre les militantes sur la manière de lutter pour se débarrasser définitivement des violences sexistes.

Martin Eraud


Sur la question de l’avortement et du combat des femmes du monde entier pour leur émancipation, quelques ressources :

Deux reportages d’Arte :


[1« Obstetric violence in historical perspective », The Lancet, vol. 399, juin 2022.

[2À ce sujet, lire sur notre site un récent article sur les mobilisations de chômeurs en Argentine en mai 2022 : « Argentine : une mobilisation populaire réussie contre l’austérité et l’inflation », 2 juin 2022

[3« On parlera de cette “révolution féministe” dans les livres d’histoire », Libération, 5 juin 2018 (https://www.liberation.fr/planete/2...)

[4Voir le reportage d’Arte, « Mexique : Bloque Negro, la révolution féministe », 2021 (https://www.youtube.com/watch?v=DMV...)

Mots-clés Amérique latine , Droits des femmes , IVG , Monde
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