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Canada : derrière les camions de la liberté, une extrême droite aux aguets ?

lundi 21 février 2022

Alors que la police a commencé l’évacuation des camions bloquant le centre d’Ottawa et que le pont Ambassador occupé par le « convoi de la liberté » canadien, sur lequel transitent 25 % des marchandises USA-Canada, a été dégagé, Justin Trudeau a dû recourir à une « loi sur les mesures d’urgence » lundi 14 février pour pouvoir résoudre la crise provoquée par ces convois. Bloquant Ottawa ainsi que des axes autoroutiers depuis janvier, ces convois posent un réel casse-tête au gouvernement d’un pays dont les blocages et autres protestations ne sont pas la spécialité et où la population est majoritairement acquise à la vaccination. Casse-tête car un tiers des Canadiens soutiennent le mouvement et, selon un sondage, nombreux sont ceux qui, parmi les vaccinés, comprennent « la cause et les frustrations véhiculées par les protestataires ».

Des débuts aux revendications sanitaires… et politiques

Empêchant environ 10 % des 120 000 routiers de travailler, selon l’Alliance canadienne du camionnage (sorte de syndicat des camionneurs), l’obligation vaccinale mise en place par Justin Trudeau le 15 janvier a élargi les restrictions sanitaires aux camionneurs et autres « travailleurs essentiels ». Les camionneurs, qui travaillent à leur compte et possèdent leur camion, parfois en le partageant à plusieurs, sont venus en convoi de tout le pays, et entre 300 et 500 camions bloquent le centre-ville d’Ottawa depuis le 29 janvier, rejoints par quelques centaines de soutiens. Cela a fait tache d’huile dans d’autres villes canadiennes, bien que de manière moins spectaculaire.

En bloquant le pont Ambassador, le convoi a touché une artère essentielle du commerce nord-américain : les géants du secteur automobile comme Ford, Stellantis ou Toyota ont dû suspendre ou ralentir leurs chaînes de fabrication. Ce sont plus de 40 000 travailleurs et touristes qui le traversent quotidiennement et 323 millions de dollars (284 millions d’euros) de marchandises qui y transitent.

En parallèle, l’occupation du centre d’Ottawa a largement désorganisé la ville – à un tel point que les habitants ont déposé un recours collectif pour nuisances sonores.

Si le point de départ a été de revendiquer la fin des mesures sanitaires restrictives, le mouvement a aussi exprimé un sentiment anti-Trudeau à l’aide de symboles néo-nazis.

Le gouvernement n’avait jusque-là que timidement réagi – Justin Trudeau ayant même minimisé le mouvement. En faisant appel à la loi sur les mesures d’urgence, il rentre dans les pas de son père, Premier ministre dans les années 1970 et qui, pour faire face à des actions terroristes de groupes séparatistes québécois, a utilisé ces lois – ce qui avait constitué un premier pas vers une restriction des libertés politiques de toute la population. Le gouvernement a arrêté des dirigeants d’extrême droite comme Tamara Lich ainsi qu’une cinquantaine de manifestants et dégage actuellement par la force le centre-ville d’Ottawa.

(File de camions sur la rue Wellington à Ottawa. Source : Wikipedia commons)

Une extrême droite à la manœuvre d’un conspi-fest ?

C’est bien l’extrême droite qui a initié ce mouvement et a cherché à en dicter les buts : il ne s’agissait pas de dénoncer l’état du système de santé canadien ou les manquements sanitaires qui poussent à toujours plus de contaminations, mais bien de réunir les gens autour d’une « liberté » qui fleure bon les complots QAnon. On retrouve le parti « Maverick » en première tête : ce parti séparatiste de l’Alberta, dans l’Ouest canadien a réussi à regrouper tout un « conspi-fest » : « des groupes religieux intégristes, catholiques et protestants, des groupes new-age convaincus de l’inexistence de la pandémie, des survivalistes, des mouvements identitaires anti-immigration, comme le mouvement La Meute qui avait disparu des radars au Québec, ou encore des influenceurs conspirationnistes. » [1]

L’une des principales figures, James Bauder, est issue des milieux d’extrême droite, et a participé à la création, il y a deux ans, du convoi « United We Roll », pour encourager les politiciens à prendre position contre le Pacte mondial sur les migrations et l’asile, proposé aux Nations unies (le « pacte de Marrakech » tel qu’il était appelé en France). En 2020, au plus haut de leur campagne, les membres avaient même cherché à déranger un piquet de grève de raffineurs qui protestaient depuis deux mois contre une attaque sur leur plan de retraite. Aujourd’hui, James Bauder considère que le Covid est une arnaque et soutient largement les thèses de QAnon. Un autre leader auto-proclamé a aussi par le passé mis en garde contre « le grand remplacement de la race blanche par des ’Ishmael’ et des ’Mahmoud’ ». Cela s’est traduit par une attitude hostile voire violente dans Ottawa pendant l’occupation envers les personnes LGBT (une vitrine avec un drapeau cassé) et par des drapeaux nazis. À Alberta, le convoi a bloqué plusieurs dizaines de camionneurs originaires d’Asie du Sud dans le blizzard, sans ravitaillement ni secours possible. Plus encore, le mouvement n’en a pas profité pour mettre en avant les conditions de travail des camionneurs, qui, bien plus qu’une obligation vaccinale, font 2 000 morts par an dans des accidents avec des poids lourds [2].

Au-delà des leaders, un danger fasciste ?

C’est parce que l’extrême droite en est resté à la tête, pendant des semaines, et que ses mots d’ordre y sont restés que ce mouvement peut exprimer quelque chose d’une organisation de l’extrême droite au Canada. Trump ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Il a bien sûr apporté son soutien : les camionneurs feraient « plus pour défendre la liberté américaine que nos propres dirigeants ». Les restrictions canadiennes ne sont en effet qu’un miroir des restrictions aux États-Unis mises en place par le gouvernement lui ayant succédé. De la même manière que le rassemblement à Washington lors de l’attaque du Capitole en janvier 2021, ainsi que le soutien populaire dont bénéficie Trump, pourrait constituer la base d’un parti fasciste s’il cherchait à se détacher du Parti républicain, ce mouvement canadien pourrait servir de catalyseur à un tel parti qui regrouperait un ensemble de groupuscules d’extrême droite. Néanmoins, bien qu’il y ait eu une crise au sein du parti de droite (le Parti conservateur) qui a globalement soutenu le mouvement bien qu’il lui demande maintenant de ne plus gêner le bon fonctionnement de l’économie, le parti ne semble pas glisser vers un extrême populisme à la Trump [3].

L’extrême droite aura-t-elle le monopole de l’opposition ?

Ce mouvement fait suite à des élections législatives anticipées en septembre dernier. Justin Trudeau, le chef du Parti libéral, au pouvoir depuis 2015, était à la tête d’un gouvernement minoritaire depuis 2019, qui dépendait donc des partis d’opposition pour gouverner. Persuadé que sa gestion de la pandémie lui permettrait d’obtenir la majorité pour son parti, il avait donc provoqué des élections anticipées. Manque de chance, les résultats ont été globalement les mêmes qu’en 2019. Les élections, dans le contexte, ont pris une forme de plébiscite de sa politique sanitaire et une partie de l’électorat très opposée à la campagne s’est porté sur Maxime Bernier, un ancien conservateur à la tête du Parti populaire du Canada. Son parti a fait un bond jusqu’à 5 % mais cela ne lui a pas donné de siège.

Face aux idées d’extrême droite, Trudeau s’est donc présenté comme le rempart. Comme le gouvernement conservateur qui l’avait précédé, il avait accentué un programme d’austérité et de réarmement.

Aujourd’hui, malgré l’inflation qui marque une sortie de crise chaotique et ronge le pouvoir d’achat des classes populaires, Trudeau semble continuer dans la même veine. Il escompte sans doute que le mécontentement sera canalisé par les grandes centrales syndicales qui l’ont largement soutenu dans sa campagne à coup de millions de dollars le présentant comme « pro-travailleurs ». D’autres syndicats, comme celui des métallos, ne sont pas ouvertement en faveur de Trudeau mais soutiennent le NPD (parti traditionnel lié aux syndicats), mais celui-ci a largement adopté les politiques d’austérité votées dans les provinces où il a pu gouverner. Au Canada, aucun parti de taille conséquente ne propose de se démarquer des politiques pro-patronales de Trudeau pour proposer une perspective de lutte collective.

Ainsi, comme ailleurs, toutes les organisations et partis « institutionnels » apparaissent comme liés à une politique de plus en plus rejetée et, dans le cadre d’un mouvement, cela pourrait laisser le champ libre à l’extrême droite pour s’imposer comme la seule opposition. Les pays ne se ressemblent pas, mais partout la situation sociale se tend et l’extrême droite sera présente pour tenter de se donner une base de masse, même si elle ne résoudra jamais les problèmes que rencontrent les travailleurs. Au début du mouvement des Gilets jaunes, en France, l’extrême droite était présente et a cherché à poser ses revendications, mais la colère sociale et l’envie d’en découdre avec le « président des riches » l’ont rapidement mise à l’écart – en tout cas, ce n’est pas elle qui donnait le ton général. Aucune fatalité dans les mouvements sociaux à ce que l’extrême droite en prenne la tête : l’enjeu réside dans la possibilité pour les travailleurs de s’organiser pour défendre leurs intérêts de classe et encourager d’autres à les rejoindre – quel que soit le point de départ.

Selma Timis


[2 Au Canada, les grandes distances impliquent un transport essentiellement routier quelles que soient les conditions météorologiques. (https://theindependent.ca/commentar...)

[3 Le chef du Parti conservateur, Erin O’Toole, vient d’être destitué par les députés de son parti. Il avait adopté des positions qui ont peu plu à cette droite canadienne : pour la taxe carbone alors que parmi les bastions conservateurs se trouvent les provinces pétrolifères de l’Ouest, « pro-choix » en matière d’avortement et, tout récemment, peu enclin à soutenir le mouvement des camionneurs.

Mots-clés Canada , Extrême droite , Monde
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