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Ouistreham, d’Emmanuel Carrère

dimanche 23 janvier 2022

Le film est une adaptation libre du livre de Florence Aubenas paru en 2010 Le quai de Ouistreham.

Afin d’écrire un livre, l’écrivaine Marianne Winckler a décidé de s’immerger dans le monde du travail précaire « parce qu’[elle en avait] marre d’entendre parler de la crise, de la précarité de façon abstraite, parce qu’[elle voulait] voir en vrai le quotidien de ceux qu’on appelle les invisibles. »

Il n’y a effectivement rien d’« abstrait » dans la manière dont le film dépeint la réalité des « formations » de Pôle emploi, les conditions de travail dans les entreprises de nettoyage où les « agents d’entretien » sont soumises aux vexations des clients auxquels les entreprises et leurs chefs donnent toujours raison, même quand leur mauvaise foi est criante. Des femmes dont la journée commence tôt et finit tard, hachée au gré des heures de ménage obtenues ici ou là.

Marianne se fait embaucher pour nettoyer les ferries qui font la traversée entre Portsmouth et Ouistreham, le port de Caen. En une heure et demie, l’équipe doit nettoyer le ferry et toutes ses cabines à raison de quatre minutes par cabine. Et, dans un ferry, beaucoup sont malades et le nettoyage des toilettes est comme on peut l’imaginer... D’ailleurs, aucun des hommes de l’équipe ne les nettoie, c’est réservé aux femmes !

Une amitié se noue entre Marianne, Christelle et Marilou qui se croisent dans les formations de Pôle emploi avant de se retrouver à nettoyer les cabines des ferries. Une amitié très forte que met à l’épreuve le « mensonge » de Marianne qui n’a jamais dit qu’elle est en « immersion » : comme le remarque Emmanuel Carrère, « on prétend être qui on n’est pas et on peut arrêter quand on veut ». Si la toute jeune Marilou rêve de partir avec son amoureux – « Loin », dit-elle, sans trop y croire –, Christelle, elle, la trentaine, trois enfants, se sait là pour toujours. Un fossé qu’aucune immersion ne peut faire franchir.

Le film n’est jamais misérabiliste. Les protagonistes rient, beaucoup, partagent leurs émotions, font la fête. Et, surtout, s’entraident – on prête une voiture inemployée à qui n’en a pas, on prend le temps de fêter le départ de celle qui a eu la chance de trouver un travail dans une chaîne de boulangerie...

En dehors de Juliette Binoche, la distribution ne comporte quasiment pas d’acteur ou d’actrice professionnelle. Toutes sont criantes de vérité et Hélène Lambert (Christelle) crève littéralement l’écran, volant la vedette à Juliette Binoche. Les protagonistes de Florence Aubenas lui avaient reproché de parler d’elles comme de « précaires », lui précisant qu’elles étaient des travailleuses. Hélène Lambert, invitée à la matinale de France Inter, défend un point de vue semblable, revendiquant d’être considérée comme travailleuse en refusant le qualificatif de « femme de ménage » : « Femme de ménage, c’est ce qu’on fait chez nous. [...] Agent d’entretien, c’est un travail. »

Dans la veine de ce que sait si bien faire Ken Loach, le film montre les conditions de travail et de vie des « invisibles » – ces « premières lignes » dont on a tant parlé lors du premier confinement et qui ont bien vite disparu des radars. Une situation qu’Hélène Lambert dénonce : « Il faut que les sociétés [de nettoyage] se disent qu’on n’est pas invisibles ; il faut savoir que nos petites mains nettoient et, si on n’était pas là, vos bureaux seraient sales. Donc pourquoi on ne pourrait pas travailler ensemble entre salariés et agents d’entretien ? »

Un film à voir et à faire voir – et un livre à lire ou relire : Le quai de Ouistreham, de Florence Aubenas, aux éditions de l’Olivier.

Jean-Jacques Franquier

Mots-clés Culture , Film
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