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À propos des récentes manifestations à Cuba

L’importance et la signification des manifestations

lundi 19 juillet 2021

Convergences révolutionnaires ouvre ses colonnes à d’autres courants révolutionnaires. Nous traduisons ici un article sur la situation à Cuba écrit par Pablo Heller, membre de la direction du Partido Obrero (Parti ouvrier), une des principales organisations trotskistes d’Argentine, membre du FIT-U (Front de la gauche et des travailleurs – Unité), publié le 15 juillet dans leur journal Prensa Obrera. Ses analyses sont celles d’un courant trotskiste historique, avec toutefois des nouveautés qu’il nous semblait intéressant de publier pour la connaissance du public francophone.


Les manifestations dans l’île des Caraïbes se sont soldées par 150 arrestations et la répression a même fait un mort. Nous avons appris la libération de quelques figures – qui restent assignées à domicile – mais une partie des manifestants est toujours emprisonnée. Le gouvernement a fait grand déballage de forces de sécurité et de militaires dans tout le pays.

Quelles sont les causes et la signification de ces manifestations ?

Il est indéniable que l’embargo exercé par les États-Unis a asphyxié l’île et que c’est une source permanente d’extorsion économique et politique. Les pénuries engendrées se sont aggravées avec le surgissement du coronavirus, l’embargo privant Cuba de l’accès aux médicaments et aux articles basiques essentiels pour faire face à la pandémie qui s’est accélérée ces dernières semaines. Selon certains témoignages, le système de santé serait en train d’être débordé dans différentes villes. D’un autre côté, la pandémie a paralysé le tourisme, qui était l’une des principales sources de devises du pays.

Le président Miguel Díaz-Canel a tenté de mettre toute la responsabilité de la situation sur l’embargo américain, en occultant le fait que le régime cubain s’adapte aux pressions des pays impérialistes et qu’il s’est engagé dans un processus croissant d’ouverture et de restauration capitaliste. Une orientation qui s’est accélérée avec la victoire de Biden, avec l’espoir des dirigeants cubains que se produise à nouveau le rapprochement avec les États-Unis engagé pendant la mandature d’Obama et resté caduc sous l’ère Trump. Le régime castriste a mis en œuvre une série de mesures qui ont représenté un dur coup contre la population dans le but d’améliorer le climat des affaires et d’ouvrir la possibilité de créer un afflux d’investissements.

Des réformes « à la chinoise »

Au 1er janvier 2021, le gouvernement a unifié les monnaies courantes : le peso cubain convertible, adossé au dollar américain, et le peso cubain. La parité établie indique qu’un dollar équivaut à 24 pesos cubains, mais elle a rapidement été dépassée : au marché noir, la valeur du dollar a doublé voire triplé. Les salaires sont payés dans cette monnaie dépréciée, et il est de plus en plus difficile d’accéder aux biens, dont les prix se sont envolés au rythme de la dévaluation. L’offre de produits, y compris pour certains de première nécessité, s’est majoritairement déplacée vers les boutiques MLC (monnaie librement convertible) où l’on n’accepte que des monnaies « dures » – autrement dit étrangères. En dehors de ce circuit, dans le reste des boutiques, c’est la pénurie qui prospère. C’est cela qui explique les queues qui se forment devant les magasins qui vendent en dollar.

L’unification des monnaies a entraîné une montée en flèche de l’inflation, qui impacte en premier lieu les produits importés, comme les médicaments. Mais les produits de première nécessité, comme les aliments et les services de base, n’y échappent pas. Les tarifs des prestations électriques, par exemple, ont été multipliés par cinq. « Les clients résidents qui payaient 1 459 pesos (60 dollars) pour 1 000 Kw mensuels devront désormais payer 7 267 pesos (302 dollars), soit l’équivalent de 3,5 salaires minimum. » (El Nuevo Herald [1], 18/12/2020). La hausse des pensions et du salaire minimum (élevé à 2 100 pesos cubains) ne compense pas la montée des prix.

Tout cela s’est accompagné d’autres réformes. Le gouvernement cubain a supprimé l’exigence d’une participation majoritaire de l’État dans les entreprises mixtes (à l’exception des activités d’extraction des ressources naturelles et des services publics). Quelques années plus tôt, il avait ouvert une « zone économique spéciale » dans le port de Mariel pour favoriser le développement du commerce privé, avec d’importants passe-droits sur le droit du travail et en matière fiscale et commerciale, reproduisant ce qu’avait fait la Chine au moment d’entamer son processus de restauration capitaliste. Raúl Castro et son dauphin à la présidence répètent d’ailleurs à l’envi que la Chine et le Vietnam sont des modèles à suivre et que Cuba doit s’en inspirer.

En même temps, les dirigeants cubains ont autorisé les exportations et importations pour le secteur non étatique, ce qui implique l’abandon du monopole d’État sur le commerce extérieur. Ils ont aussi modifié le code du travail, rendant possibles les licenciements non justifiés et en faisant passer la journée de travail de huit à neuf heures.

Comme nous l’écrivions le 16/12/2020 (Prensa Obrera, « Cuba, el impacto de la unificación monetaria ») : « Actuellement, 30 % de la force de travail cubaine se retrouve « à son compte ». Une catégorie qui englobe à la fois les travailleurs indépendants et les micro-entreprises. Mais il n’est pas exclu que progressent également les activités privées autorisées et la formation de compagnies privées avec un nombre bien plus important d’employés. Selon le politologue Samuel Farber, les gérants d’entreprises industrielles étatiques, qui bénéficient à présent d’une plus grande autonomie, ainsi que les cadres d’entreprise issus des forces armées (titulaires du consortium GAESA [2]), pourraient sortir de ce fait favorisés et mettre sur pied leurs propres entreprises. Ce sont, dit-il, « le noyau d’une bourgeoisie capitaliste en développement qui émerge de l’intérieur même de l’appareil du Parti communiste » (Sin Permiso [3], 15/11/2020) ». Cela se traduit au niveau du cabinet ministériel, dans la mesure où le ministre du Tourisme et le directeur du GAESA sont devenus les hommes forts du régime et les bras droits de Díaz-Canel.

En dressant ce panorama, il ne faut pas oublier la probable vague de licenciements qui menace, résultat d’une succession de faillites qui pourraient avoir lieu à cause de la suppression du régime spécial dont bénéficiaient les entreprises publiques pour l’importation (avec une parité de un pour un).

Fiasco

Cependant, les espoirs qu’entretenaient les autorités cubaines avec ce paquet de mesures ont été déçus, car Biden n’a pas honoré sa promesse d’opérer un tournant dans la politique des États-Unis. Et c’est la politique interne qui pèse sur ce choix. La communauté cubaine des États-Unis exerce une pression importante sur la Maison-Blanche, et représente un poids électoral considérable qui préoccupe les Démocrates au vu des résultats serrés de la dernière présidentielle.

Une autre raison d’une importance similaire ou plus grande encore, c’est le développement de la crise mondiale du capitalisme, qui a provoqué un recul des investissements à une échelle globale. Cela vaut surtout pour le tourisme, un des secteurs les plus affectés par la crise, et dans lequel Cuba plaçait ses plus grands espoirs. La banqueroute capitaliste a fait son travail implacable de sape. L’ouverture de Cuba au capital international, le développement du tourisme compris, loin d’apporter un bénéfice à l’économie cubaine, a accentué son effondrement. Ce n’est même pas une source de devises, mais cela a joué un rôle pour finir de démanteler un tissu productif interne déjà atteint. La perspective la plus probable qui s’ouvre, c’est la fermeture d’entreprises, alors qu’il faudrait avancer vers un plan solide d’industrialisation, à partir de la modernisation et de la reconversion du parc industriel et de l’infrastructure existante. Mais au lieu d’aller vers un développement des forces productives, l’île se dirige vers une régression, un recul des forces productives, condamnant par là-même la population à de nouveaux sacrifices, des pénuries et des privations.

Mercenaires ou réaction populaire

Voilà ce qui est à l’origine des manifestations, dans lesquelles s’est exprimé un vrai rejet, un ras-le-bol des classes populaires et des secteurs qui défendent la révolution dans la situation que nous avons décrite. Le président Miguel Díaz-Canel a dû le reconnaître dans sa conférence de presse, lorsqu’il a dit, à propos des événements récents, que parmi les manifestants il y avait « des personnes du peuple qui subissent une partie des carences et des difficultés » et « des révolutionnaires qui peuvent être désorientés » (Cuba Debate, 11/07/2021). Mais cela ne l’a pas empêché, immédiatement après, d’attribuer le soulèvement à l’œuvre de « mercenaires ».

Au-delà des pénuries et du serrage de vis budgétaire, ce qui a provoqué les manifestations, c’est surtout une croissance plus marquée des inégalités : la politique budgétaire n’affecte pas toute la population de la même manière. Plus que jamais à Cuba, l’écart, la distance sociale s’est accentuée entre une minorité centrée autour de l’élite dirigeante, dont les privilèges se maintiennent et s’accentuent (puisqu’ils ont la possibilité d’accéder aux devises nord-américaines, ce dont est privée la population générale) et la majorité de la population. Ceci est directement lié à la restauration capitaliste, dont la marque de fabrique est une croissante différenciation sociale. En accusant les manifestants de « mercenaires », le président ne parvient pas à occulter cette réalité. Et si les autorités cubaines tentent de le cacher, les manifestations ne sont pas le fruit d’une conspiration extérieure, orchestrée depuis Washington ou la Floride, mais le fruit d’une énorme réaction populaire interne.

Il faut également souligner que le gouvernement a accentué la répression contre des secteurs et des courants dissidents de gauche, qui se revendiquent de la révolution mais critiquent le cours que prend l’élite dirigeante de l’île. Les conséquences de cette politique de pénuries, de restrictions et d’inégalités ont débouché sur le soulèvement actuel. En ce sens, nous pouvons affirmer que les manifestations à Cuba s’inscrivent dans la lignée des rébellions populaires qui ont secoué l’Amérique latine, pour faire front contre les politiques brutales d’ajustement budgétaire et les attaques au portefeuille des classes populaires.

Perspectives et défis

Les manifestations expriment un mouvement hétérogène et n’ont pas de direction politique clairement définie. L’exploitation politique qu’ont cherché à en faire les gusanos [petit nom d’oiseau donné à l’opposition anti-castriste dans l’émigration, ndt] et l’impérialisme ne nous a évidemment pas échappé. Le slogan « la patrie et la vie » (patria y vida) est ressorti dans les mobilisations, en contrepoint avec le mot d’ordre « la patrie ou la mort » (patria o muerte) emblématique de la révolution cubaine. Il est clair que la souffrance terrible à laquelle le peuple cubain est soumis est un terrain favorable pour que les prêches provenant des États-Unis fassent leur chemin. De l’autre côté, on a la caste dirigeante cubaine qui sert de véhicule « à sa manière » à la restauration capitaliste, mais sous sa tutelle et son contrôle, et dont elle prétend être l’un des principaux bénéficiaires, qui se heurte, pour ces mêmes raisons, à l’impérialisme.

Au milieu de cet affrontement entre la bureaucratie et les agents directs de l’impérialisme, il est plus que jamais juste et d’actualité de lutter pour faire émerger une force socialiste révolutionnaire, qui vise à supplanter la bureaucratie et à ce que les travailleurs assument et prennent en main les rênes de la vie économique et politique du pays, pour mettre en marche un plan qui donne la priorité aux besoins de la population et prenne à bras-le-corps de façon harmonieuse et complète le développement des forces productives. Cuba, dans ces conditions, pourra retrouver le rôle qu’elle a eu en tant que pointe avancée de la révolution sociale et de l’unité socialiste de l’Amérique latine. C’est dans cette perspective que réside la meilleure défense de Cuba face à l’embargo et à toutes les attaques de l’impérialisme. Le défi consiste à donner une direction politique révolutionnaire aux manifestations qui commencent dans l’île, et d’éviter que le mouvement soit emmené dans une impasse, piégé vers des perspectives nuisibles, étrangères et contraires aux intérêts immédiats et historiques des travailleurs.

Liberté pour les manifestants arrêtés. À bas l’embargo américain. Pour le droit à l’organisation syndicale et politique des travailleurs. Pour un gouvernement des travailleurs.


[1Journal en espagnol publié à destination de la communauté cubaine de Miami. La ligne éditoriale est particulièrement hostile au gouvernement cubain. [ndt]

[2Groupe d’administration d’entreprises, SA, consortium d’entreprises gérées par les forces armées, qui contrôle une partie du secteur hôtelier, mais aussi certaines boutiques de produits en devises étrangères, les douanes, les ports… [ndt]

[3Revue critique éditée par des intellectuels européens et américains de différents courants de la tradition socialiste. [ndt]

Mots-clés Cuba , Monde
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