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D’où vient la contestation à Cuba ?

mercredi 14 juillet 2021

Des mouvements de colère contre les pénuries ont éclaté dans plusieurs villes de Cuba. Dimanche 11 juillet au matin, un rassemblement spontané a eu lieu partant d’une initiative lancée sur les réseaux sociaux à San Antonio de los Baños, petite ville de 50 000 habitants à 30 kilomètres de La Havane. Le rassemblement, filmé et posté sur Facebook, a déclenché entre 25 et 40 manifestations dans le reste du pays dès l’après-midi, avec des milliers de participants [1]. L’accès à l’internet mobile qui avait été autorisé depuis 2018 a été coupé jusqu’à lundi pour empêcher la propagation des protestations. À La Havane et à Santiago de Cuba, la police est intervenue avec des gaz lacrymogènes, des affrontements ont eu lieu ainsi que plusieurs dizaines d’arrestations. Ce lundi, les manifestations n’ont pas continué : recul temporaire devant l’imposante présence policière dans des rues désertes ou fin d’une contestation limitée à un dimanche de manifestations ?

Parmi les Cubains arrêtés se trouvent Frank Garcia Hernandez, historien et marxiste cubain (qui a organisé en 2019 un congrès international sur Trotski à La Havane), ainsi que trois autres militants socialistes ou de gauche [2]. Ces arrestations ciblées en direction de militants socialistes sont un signe que le gouvernement ne craint pas seulement la droite réactionnaire et revancharde mais aussi d’être débordé sur la gauche, par des revendications populaires que les travailleurs pourraient reprendre.

Ces manifestations spontanées semblent avoir été hétéroclites, derrière des mots d’ordre très variés. Certains contre la dictature, d’autres contre le « communisme », ou encore « Patria y Vida » (la patrie et la vie) ainsi que quelques autres slogans ouvertement réactionnaires. Mais aussi : « Nous avons faim », « Nous voulons des vaccins », etc.

Une catastrophe sanitaire et sociale

Ces manifestations ont eu lieu le jour où le pays enregistrait le plus grand nombre de décès et de contaminations (près de 7 000 et 47 morts) depuis le début de l’épidémie. Depuis plusieurs jours, le mécontentement se faisait entendre sur les réseaux sociaux avec le hashtag #SOSMatanzas, du nom de la région touristique à l’est de La Havane où l’épidémie flambe avec la reprise du tourisme, mais surtout en raison du manque de matériel médical, d’investissements et de personnel. Étonnant dans un pays qui a été capable de développer son propre vaccin (plus rapidement que la France) et qui a dépêché, moyennant finances, des médecins au Brésil ou en Italie lors de la première vague ?

Cette incurie est le résultat de l’embargo américain d’un côté, et des priorités du gouvernement cubain de l’autre. L’embargo dure depuis 1962 en réponse aux nationalisations qui ont exproprié les multinationales américaines. Le blocus économique a été renforcé par Trump en 2018 et Biden n’a pas amendé sa position d’un iota. La campagne de vaccination est bloquée par une pénurie de seringues, conséquence directe de ce blocus barbare et intolérable.

Mais les choix de priorités du gouvernement cubain, dont la marge de manœuvre est certes réduite, n’ont pas été sans conséquences. En mettant toutes ses maigres ressources dans la course aux vaccins, qui sont surtout, comme les fameux déploiements de médecins à l’étranger, un moyen de faire entrer des devises, le régime castriste a négligé les moyens pour les hôpitaux et les soins qu’on sait coûteux pour lutter contre le Covid.

La catastrophe sanitaire est le prolongement d’une crise sociale qui s’approfondit depuis des mois, et affecte considérablement le quotidien des Cubains. Depuis plusieurs semaines, des coupures de courant ont lieu plusieurs heures par jour dans la plupart des régions, en cette saison de fortes chaleurs où beaucoup d’énergie est dépensée pour alimenter les climatisations des plus riches pendant que les frigos des plus pauvres cessent de fonctionner. Les Cubains vivent maintenant depuis un an sous un confinement drastique maintenu de façon autoritaire par l’État, à l’heure où une liberté toujours plus grande est laissée au patronat de l’hôtellerie, petit et grand. La crise sanitaire n’a pas freiné les attaques gouvernementales contre le niveau de vie des plus pauvres. En janvier dernier, une réforme monétaire a provoqué une inflation de 200 % des prix des moyens de subsistance.

Et maintenant ?

Jusqu’à présent, les mouvements de protestation avaient été très minoritaires et facilement contenus par les autorités. La population restait en effet attachée aux conquêtes de la révolution de 1959, notamment dans les domaines de la Santé et de l’Éducation. Si les privations étaient rudes, il n’y a jamais eu de famine à Cuba. Mais le souvenir de la dictature qui a précédé cette révolution s’est estompé en soixante ans et n’a plus guère de signification pour les nouvelles générations. Les mesures de libéralisation du petit commerce, la fin progressive du contrôle des prix et des subventions des produits de première nécessité, ainsi que la corruption qui accompagne inévitablement le retour de capitaux étrangers et ce genre de réformes, ont accentué les inégalités sociales, en contradiction avec le discours officiel qui se revendique du socialisme.

Cuba n’est pas le « goulag tropical » dénoncé par certains médias. Les Cubains n’auraient rien à gagner au retour d’un régime soumis aux États-Unis comme celui qui précédait la révolution castriste. Les manœuvres des responsables politiques américains, qui ont appelé dans l’heure à une « intervention humanitaire », sont une épée de Damoclès. L’impérialisme américain, soutenu par ses alliés, dont la France, guette chaque occasion pour prendre sa revanche sur la révolution de 1959 qui, à défaut d’établir le socialisme, avait chassé le capital américain de la petite île des Caraïbes. Les tentatives de détourner la contestation sociale légitime dans l’impasse d’un soutien aux forces réactionnaires complètement acquises à la restauration d’une domination directe et brutale de l’impérialisme américain à Cuba sont à craindre et à combattre.

Mais ce danger bien réel ne doit pas servir de prétexte au statu quo ou au soutien, même « critique » selon l’expression consacrée, au gouvernement cubain. Ce régime nationaliste petit-bourgeois, qui n’a de socialiste que le nom, n’avait pu survivre que grâce à l’appui de l’Union soviétique, qui avait un intérêt stratégique à maintenir un allié à 150 kilomètres des côtes américaines. Depuis la chute de l’URSS, le régime compose entre les exigences du capital impérialiste et son propre maintien, qui implique une certaine retenue dans les sacrifices qu’il impose aux travailleurs de Cuba. Ce jeu d’équilibriste a ses limites et les classes populaires cubaines en sont les perdantes sur le long terme.

Les raisons de ces explosions de colère spontanées sont nombreuses : nul besoin d’une « manipulation de l’étranger » comme le dénoncent les soutiens du castrisme. Si elles perdurent, leur issue dépendra de qui parviendra à en prendre la direction politique, ce qui reste très indéterminé selon les informations partielles qui nous parviennent. Mais elles pourraient être l’occasion pour les travailleurs cubains d’imposer par leur organisation leur contrôle sur toute la société – un pas vers le véritable socialisme.

Pierre Selim


[1Il s’agirait des plus grands rassemblements observés à Cuba depuis 1994 d’après Courrier international reprenant Cubanet.

[2Un appel à leur libération a été publié sur le blog cubain Communistas. (https://www.comunistascuba.org/2021...). Une tribune de soutien demandant leur libération est par ailleurs sortie le 13 juillet (https://lanticapitaliste.org/actual...). Il semblerait que Frank Garcia Hernandez ait été libéré mais reste sous surveillance policière avec un autre militant tandis que les autres sont encore incarcérés.

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