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Colombie : la répression ne brise pas le soulèvement social

mercredi 12 mai 2021

La Colombie connaît l’une des vagues de protestation les plus importantes de son histoire après celles de 1977 et 1981 où de grandes grèves insurrectionnelles avaient été brisées par une répression féroce. Déjà dans ces années 1970-80, la contestation s’était emparée des rues pour combattre des mesures d’austérité prétextant un « déficit fiscal » et la mise en place de la brutale politique dite « néo-libérale » née dans le sang au Chili en 1973.

Les origines de la contestation

La crise sociale colombienne, qui s’est exprimée en deux temps en 2019 et fin avril 2021, s’inscrit dans la chaîne de révoltes populaires, initiée il y a deux ans à Porto Rico, qui a traversé l’Équateur, le Pérou, le Chili et, dernièrement, le Paraguay.

On peut situer les prémisses des manifestations en cours au 21 novembre 2019, « 21N », où le « Paro Nacional » (grève nationale) avait été convoqué par la CNP (Comité Nacional de Paro, Comité national de grève) composé de syndicats ouvriers, d’organisations étudiantes et de leaders sociaux (animateurs ou porte-parole de communautés paysannes ou de peuples autochtones, dirigeants d’organisations de défense de droits de l’homme, leaders syndicaux).

Répondant à cet appel, des centaines de milliers de manifestants avaient défilé dans la rue contre la réforme dite du « paquetazo », le « gros paquet » de mesures en raison de leur nombre et de la disproportion entre les efforts demandés aux pauvres et aux riches. Cette multitude d’attaques contre les travailleurs allait de la possibilité de payer 75 % du salaire minimum aux jeunes de moins de 25 ans jusqu’à la destruction du système de retraite public, en passant par le recul de l’âge de départ à la retraite, la possibilité d’embaucher à l’heure. Tout cela se faisant, sous prétexte d’économies budgétaires, sur fond de fusion d’entités financières de l’État conduisant à des licenciements massifs.

Tout comme aujourd’hui, les revendications des étudiants et des travailleurs ne s’arrêtaient pas au retrait des réformes annoncées. Elles s’inscrivaient dans des luttes de longue haleine contre des conditions de vie déplorables, avec un taux de chômage officiellement à 19 % – et un secteur informel de 40 % de l’emploi. Mais aussi contre les très nombreux assassinats de militants sociaux (près d’une centaine par an depuis une décennie), contre une gestion catastrophique des accords de paix signés en 2016 avec les Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et l’inanité des programmes de transition de sortie de la narco-économie, notamment dans les zones d’exploitation agricole avec la diffusion aérienne de glyphosate afin de lutter contre la culture de la feuille de coca [1].

Cette mobilisation du 21N a marqué le pas avec la pandémie et le confinement. Durant cette période, la situation sociale a été ponctuée de contestations de grande ampleur contre les violences policières après l’assassinat de l’avocat Javier Ordoñez, dans le cadre d’un contrôle d’attestation durant le confinement. Il a été frappé, étouffé, et tasé jusqu’à ce que mort s’ensuive dans un CAI (Comando de Atención Inmediata, commissariat local de quartier). Le président Iván Duque, membre du Centro Démocratico, était alors sorti en uniforme de policier à la télévision pour exprimer son soutien à toute la police, provoquant la colère des habitants des quartiers et des étudiants qui ont incendié plus d’une quarantaine de CAI et ont dénoncé la réalité de ces centres de détention, connus de tous comme des lieux de torture, mais aussi des micro-plateformes de vente de drogue, véritables centres de direction du trafic dans les quartiers.

Le poids du secteur informel (40 %) a eu lors du confinement de lourdes conséquences : les foyers qui en dépendent n’ont reçu aucune aide substantielle – quand elle n’était pas tout simplement détournée par les maires qui la faisaient attribuer à des personnes décédées. Toutes celles et tous ceux qui n’avaient plus de quoi manger ont accroché aux fenêtres des drapeaux rouges en signe de détresse. On pouvait circuler dans les quartiers populaires de toutes les villes et voir cet appel à l’aide dans chaque rue, ce qui provoquait des rassemblements afin d’interpeller les maires et dénoncer la situation critique. Les Colombiens ont donc constaté une nouvelle fois, au moment où l’on transférait l’argent public aux grandes entreprises comme Avianca – principale compagnie aérienne – le peu de cas que la classe dirigeante et son État faisait de leur vie.

Le déclencheur : une réforme fiscale

C’est dans ce contexte qu’a été proposée au Parlement la réforme « tributaria » – la réforme fiscale – prétendant lever plus de 26 000 milliards de pesos colombiens (environ 6 milliards d’euros) en augmentant le taux de l’IVA (l’équivalent de notre TVA) portant sur les produits de première nécessité qui passerait de 5 % à 19 %, mais aussi en élargissant le taux d’imposition des salaires. En effet, un salarié doit aujourd’hui faire une déclaration d’impôts à partir de 4,9 millions de pesos de revenus mensuels (environ 1 080 euros). Avec la réforme, le seuil de déclaration commencerait à 3,5 millions de pesos (environ 780 euros). Cette réforme fait suite à deux autres réformes fiscales (la loi de Financement et la loi de Croissance) exonérant d’impôts et de TVA certains secteurs de l’industrie et du commerce et mises en place sous le gouvernement d’Iván Duque. Ainsi, cette augmentation de l’IVA ne touchera pas, par exemple, Postobon, grands producteurs de soda et de sucre, mais elle pèsera durement sur la « canasta familiar » (le panier des ménages).

Le gouvernement Duque ne s’est pas privé durant la pandémie de verser de l’argent aux grandes entreprises sous prétexte de protéger l’emploi, alors que, au même moment, il approuvait des réformes de « flexibilisation » du travail et que la dette publique atteignait les 54,8 % du PIB. Cette proposition de réforme est donc encore une fois une façon de faire porter tout le poids de la crise sur le dos des travailleurs et de satisfaire les exigences du FMI et de l’OCDE qui font pression sur le gouvernement pour « tenir » le déficit public.

Face à ces mesures, les trois centrales syndicales et le CNP ont appelé à une journée nationale de grève et manifestations, le Paro Nacional, pour le 28 avril qui a été suivie massivement. Rapidement, l’indignation générale a débordé les représentants officiels du mouvement, dans un pays où le taux de syndicalisation ne dépasse pas les 10 %. Elle s’est poursuivie sur plusieurs jours et continue aujourd’hui malgré l’annonce du retrait de la réforme – qui n’est pas officiellement abandonnée mais est supposée être refondue – et la démission du ministre Carrasquilla, chargé du dossier. Ces protestations se sont étendues aux principaux centres urbains du pays. C’est à Cali, ville située dans la Vallée du Cauca au sud-ouest de Bogota, que les manifestations ont été les plus intenses. C’est une ville de plus de deux millions d’habitants, avec de grosses implantations industrielles (comme Michelin). Le gouvernement et le maire ont donné l’ordre de réprimer la contestation sociale coûte que coûte, suivant en cela les recommandations dans les médias de l’ex-président Uribe [2] affirmant le « droit des policiers et des soldats d’utiliser leurs armes ». Comme s’ils étaient menacés… par une population désarmée ! Depuis le début des manifestations, le gouvernement présente les forces de répression comme des victimes et diabolise les manifestants en les assimilant à des terroristes liés aux anciens mouvements de guérilla.

« ¡ El gobierno es más peligroso que el virus ! » Le gouvernement est plus dangereux que le virus !

Au moment où ces lignes sont écrites, le pays est le théâtre de l’une des répressions les plus sanglantes et brutales depuis 1948 et le Bogotazo (assassinat du chef du Parti libéral colombien, Jorge Eliécer Gaitán, suivi de soulèvements et d’une répression intense qui fit plus de 3 000 morts et des centaines de blessés).

On ne recule plus devant aucun moyen pour briser la détermination des travailleurs et travailleuses, des étudiants, des communautés indigènes qui se sont largement jointes au mouvement, mais aussi des jeunes des quartiers qui, pour la première fois, sont nombreux dans les rues pour résister contre l’offensive de la bourgeoisie incarnée par les partisans d’Uribe, dont Iván Duque n’est que la marionnette. Cette bourgeoisie incarne toute la réaction et la violence la plus décomplexée depuis plus de vingt ans. Les manifestants et tous ceux et celles qui n’osent sortir de peur des représailles n’en peuvent plus de ce régime sanguinaire et veulent la fin du régime. Car ils veulent imposer non seulement le retrait de la réforme, mais aussi la destitution de tout ce gouvernement, corrompu jusqu’à la moelle. « ¡ No más Uribe ! », ça suffit Uribe, crient-ils et, si les travailleurs sortent malgré la pandémie, c’est que le gouvernement est plus dangereux que le virus !

Aujourd’hui, le gouvernement, soutenu par la bourgeoisie, fait tirer à l’aveugle et à balles réelles sur les jeunes en première ligne des « barrios » (quartiers populaires), fait torturer les leaders sociaux qui sont intimidés par coups de fil, par messages privés sur les réseaux, arrêtés après les manifestations quand ils rentrent chez eux, frappés à coups de casque et de chaînes, torturés par des policiers qui s’en amusent, qui jettent les corps meurtris des manifestants dans les ravins et violent dans les centres de rétention qui résonnent de cris appelant au secours.

Et c’est ce même gouvernement qui propose aujourd’hui de « dialoguer » avec le CNP afin de poser les jalons d’une sortie de la crise ! En réalité, sa mauvaise gestion de la pandémie n’a fait que mettre à nu les inégalités : les contradictions sociales semblent avoir atteint un point de non-retour. Le gouvernement prépare d’ailleurs une réforme de la Santé qui prévoit de réduire à néant l’hôpital public déjà presque inexistant. Comment croire au dialogue avec un tel gouvernement qui, face à la pandémie et à la famine, ordonne, en déployant les tanks, de tirer à vue sur la population ?

Car la militarisation bat son train, Cali est sous le contrôle du général Zapateira et de ses soldats. Internet y a été coupé depuis le 5 mai, rendant difficile la transmission d’informations autrement que par « données mobiles » hors de prix. C’est l’une des villes où se font sentir le plus profondément les inégalités, où les migrants économiques intérieurs et déplacés sont les plus nombreux à arriver, ce qui explique le degré de mécontentement et de violence des affrontements. Dans toutes les villes, l’armée est dans les rues, comme en 2019, toute autorité communale a été suspendue et l’on s’apprête à décréter la « conmoción interior » (commotion interne), sorte d’état d’urgence ultime où le président aura légalement tout pouvoir sur la population, où son armée et sa police pourront faire feu en toute impunité.

Une répression barbare

« ¡Nos están matando ! » Ils sont en train de nous tuer !

Les secours médicaux auto-organisés extraient les balles sur les trottoirs tout en évitant les tirs provenant des véhicules blindés, des scooters, des hélicoptères et, désormais, des véhicules Toyota luxueux conduits par des « citoyens » exemplaires – on soupçonne que la mafia et les paramilitaires ont été mis à contribution pour écraser la révolte. Le président a annoncé une récompense de 10 millions de pesos (environ 2 200 euros) à quiconque dénoncerait des coupables de « pillages », d’« exactions » en tout genre, car, bien entendu, les manifestants sont, suivant les circonstances, présentés soit comme des criminels, soit des terroristes, ou alors des moutons manipulés par les organisations d’extrême gauche armées comme les Farc (Forces armées révolutionnaires colombiennes) ou l’ELN (Armée de libération nationale). Pourtant, on ne compte plus les vidéos, les photographies, les témoignages qui prouvent que c’est la police elle-même qui se déguise et organise pillages, destruction de mobilier urbain, de banques, de commerces. La répression empêche bien souvent la tenue des assemblées de quartier (asambleas de barrio), certes peu nombreuses, qui sont la cible des tirs de la police et de l’armée.

Une solidarité exemplaire

La solidarité s’organise malgré tout. Les associations des droits de l’homme tentent de faire un suivi de ceux qui ont été emmenés en garde-à-vue, beaucoup ayant déjà disparu sans laisser de traces depuis le 28 avril – l’ONG Temblores en dénombre 471 à ce jour. Les habitants des quartiers offrent nourriture, eau, soins, mais aussi lait et vinaigre pour contrer les effets des gaz lacrymogènes pour ceux qui sont en première ligne, reprenant les formes d’organisation de la défense des manifestations nées au Chili.

On n’aurait pas soupçonné que les rangs de ceux qui sont au corps à corps avec les flash-balls et les mitraillettes soient aujourd’hui remplis par les « barristas » c’est-à-dire les clubs de supporters qui passaient leur temps à se bagarrer entre eux. Les « mauvais garçons » que l’on évitait, qui forgeaient des frontières invisibles dans le voisinage sont à l’avant désormais et défendent les leurs contre les coups de la police. Ils se sont unis sans faire cas de la couleur de leur maillot. Mais ce n’est pas tout, une cohésion réelle s’organise dans les quartiers, difficile à saisir pour un observateur extérieur. S’il faut déplacer un obstacle, un tronc d’arbre afin de faire barrage, ou s’il faut porter des blessés, on entend crier « ¡San Luis vengan ayudar ! » (Saint-Louis, venez aider !) : des dizaines de jeunes se détachent alors de la foule, cessent d’être des manifestants isolés pour se présenter comme les membres d’un quartier afin de prêter main forte à d’autres manifestants. Les étudiants eux aussi participent à cette cohésion des rues, ils se préparent en discutant à occuper la deuxième ligne, qui constitue un intermédiaire entre la première – les combattants – et la troisième – les premiers secours. Ils facilitent l’accès à des soins contre les gaz lacrymogènes sans que la première ligne soit obligée d’aller jusqu’aux secouristes et repoussent en permanence les capsules de gaz au sol à coups de pied.

Mais la répression s’accentue tout de même : le 9 mai, une Minga (réunion ponctuelle en vue d’un but commun, issue des traditions communautaires autochtones) venue de la Vallée du Cauca appuyer la lutte à Cali a subi une attaque armée de la part de civils en T-shirts blancs appuyés par la police, ceux que le président appelle les « gente de bien » (les gens de bien) qui disent n’en plus pouvoir du désordre et veulent « rétablir la paix ». Bilan : neuf blessés par balle avérés, mais les militants s’attendent à un nombre important de morts. Le gouvernement nie toute implication et a ordonné à la Minga, aussi nommée Guardia Indigena (garde indigène) du CRIC (Conseil régional indigène du Cauca), de laisser immédiatement les lieux sous sa protection à Cali. Le déploiement des « paracos » (des bandes armées patronales) est aujourd’hui devenu usuel pour tenter de casser le mouvement. Il n’y a rien de spontané dans l’intervention de ces « citoyens » armés, ce sont des milices privées, des parents de policiers, des professionnels de la mort autorisés à tirer sur quiconque.

La classe ouvrière dans la mobilisation

Il manque de façon critique une direction pour réussir à donner sa pleine puissance à la colère qui s’exprime dans les rues. La production ne s’est pas arrêtée, les quelques ouvriers en grève appartiennent à de petites unités syndicales indépendantes comme les travailleurs de l’industrie alimentaire Sinaltrainal à Bucaramanga (ville du nord de la cordillère orientale). Des travailleurs participent sans aucun doute au mouvement, mais pas en tant que tels. Il le faudrait pourtant, la paralysie des usines donnerait un tout autre tour à la révolte actuelle, de tout autres perspectives aussi.

Cela dit, les transporteurs sont en grève, et paralysent dans certaines villes l’acheminement de nourriture et des produits, ce qui se fait déjà sentir dans les rayons des supermarchés.

Nous ne savons pas jusqu’où l’État est prêt à aller dans la répression et, surtout, quelles seront les capacités de résistance et d’organisation du prolétariat colombien. On se prépare cependant à des coupures étendues d’Internet, les informations à certains endroits nous parviennent de façon lacunaire, la censure ne connaissant pas les frontières : comptes bloqués, messages qui disparaissent par magie : organisés, les opprimés peuvent faire la différence, la bourgeoisie le sait et le gouvernement français aussi.

Aujourd’hui, en Colombie, les milieux populaires relèvent la tête, des gens simples se sont levés et marchent, certes avec la peur au ventre, mais aussi au coude à coude.

12 mai 2021, Rosa Alba


[1La diffusion de glyphosate empêche les cultures illégales, mais empoisonne les populations. Cette prétendue lutte contre la culture de la feuille de coca occulte le fait que des subventions étaient prévues pour les agriculteurs dans le cadre des accords de La Havane de 2016 mettant un terme à la lutte armée.

[2Uribe, ancien président colombien entre 2002 et 2010, formé à Harvard, gère en sous-main le gouvernement actuel. Il a des liens familiaux avec les narco-trafiquants, le cœur des corps d’élite de l’armée colombienne et bénéficie du soutien des organisations patronales.

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