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Les exploités du dernier kilomètre

lundi 22 février 2021

(Dessin de Clémentine Alloyer, https://www.facebook.com/etoiledans...)

Depuis le premier confinement, les livreurs Deliveroo et Uber Eats sont sur le devant de la scène et leurs conditions de travail ne cessent de se dégrader. On assiste, dans un contexte difficile pour la lutte collective, à une recrudescence des luttes dans ce secteur depuis le printemps dernier. Ces dernières semaines, à Toulouse, Bordeaux, Angers, Lyon, Paris, ou encore à Saint-Étienne, les livreurs bloquent les restaurants et appellent leurs camarades à cesser le travail le temps d’une soirée. À Nantes, un rassemblement spontané a rassemblé 200 livreurs à la fin du mois de novembre, et n’a pas encore connu de suites. Préparées clandestinement, ces mobilisations mettent à jour colère et volonté d’organisation. « Indépendants », mais certainement pas patrons, en réalité d’authentiques prolétaires, les livreurs sont une couche particulière d’exploités ; et ils ont une longue histoire, car l’on revient progressivement au salaire aux pièces, ce qui n’a rien de très high-tech.

Les informations qui suivent sont issues de discussions avec des livreurs de Nantes.

Algorithme opaque, travail déguisé : circulez, y’a rien à voir !

Les plateformes de livraison dissimulent une exploitation d’autant plus féroce qu’elle est sauvage : officiellement, les travailleurs ne sont plus des salariés mais des auto-entrepreneurs : des individus « libres », partenaires de l’entreprise qui leur fournit le travail. Ils ne disposent d’aucune protection sociale et doivent cotiser pour l’ensemble des cotisations sociales à l’Urssaf. Ils sont de plus livrés à eux-mêmes : c’est aussi un moyen d’isoler les travailleurs afin de prévenir toute protestation collective. On les reconnaît au premier coup d’œil avec leurs blessures aux chevilles, leurs entorses mal soignées, le corps marqué par les chocs dus aux accidents. Le contremaître est un logiciel doté d’un algorithme opaque qui fournit les commandes, délivre les plannings et sanctionne les livreurs. Elle permet aux commanditaires de se dédouaner des responsabilités et des décisions. Mais l’exploitation, ainsi que les profits qui vont avec, est bien là.

L’application propose les commandes aux livreurs sous forme d’enchères. Si elle s’aperçoit qu’une commande est refusée plusieurs fois, c’est que le prix ne doit pas justifier la distance de la livraison. Elle augmente alors d’un euro la proposition, jusqu’à ce qu’un travailleur aux abois se résigne à accepter. Il n’y a aucun contrôle, aucune limite qui plafonne les tarifs. Ils varient selon le nombre de livreurs en activité sur la ville et le moment de la journée ; plus la main-d’œuvre est misérable, plus les tarifs sont bas. Les primes de pluie ou d’attente ont été supprimées. Si, il y a trois ans, il était possible de bénéficier d’une prime allant jusqu’à 150 euros lorsqu’une série de treize livraisons était effectuée dans un temps imparti, aujourd’hui, celle-ci n’équivaut plus qu’à une poignée d’euros. La plateforme peut décider de fermer un compte à la suite d’une plainte de client, en accusant la lenteur du livreur, son manque de volonté (pas assez de connexions, refus trop fréquents de commandes).

Parfois, il n’y a aucune justification. Non contentes d’engranger tous ces bénéfices, les plateformes de livraison vont jusqu’à toucher des commissions sur les pourboires sans le signifier aux clients et aux livreurs. Des pratiques d’autant plus vicieuses, qu’elles sont dissimulées et aléatoires, accoutumant ainsi les livreurs à une opacité qui les désespère de connaître des critères de tarification stables.

L’auto-entrepreneur : un nouveau statut précaire

Le statut d’auto-entrepreneur exonère les plateformes de toute responsabilité. Un livreur assume seul tous les frais (matériels, soins, amendes) pour pouvoir travailler sans aucune protection sociale : sans congé, ni chômage. Généralement, il lui faut acquérir deux vestes, une pour les grands froids, l’autre pour la pluie, pour un total de 150 euros ; un casque bas de gamme pour 50 euros ; des gants à 50 euros ; une visière, coupe-vent à mettre sur le guidon : 50 euros ; un tablier à 100 euros. À quoi il faut ajouter 32 euros d’assurances ; 150 euros par mois d’essence ; les cotisations sociales à un taux de 22 % du chiffre d’affaires ; et les frais d’achat d’un scooter – 1 600 euros pour les véhicules bas de gamme (à raison de deux véhicules par an) ; sans oublier le téléphone et les frais de forfait. Dans ces conditions, difficile de pouvoir tirer de quoi vivre si les livreurs ne travaillent pas au moins 80 heures par semaine et, pour certains, parfois jusqu’à 20 heures pour une seule journée de travail en comptant les trajets. Car, pour beaucoup, la livraison est un moyen de travailler lorsque les brèves missions d’intérim dans des sociétés de ménage, sur les chantiers ou dans les champs de muguets sont interrompues – quand ils ne cumulent pas les deux activités.

Le soir, on peut voir des hommes affublés du sac bleu et blanc du livreur Deliveroo rejoindre les files d’attente pour bénéficier de l’aide alimentaire. À Nantes, certains viennent apporter des sacs de mafé à Feydeau, ou derrière la Fnac, pour partager un repas frugal et peu coûteux. Selon des estimations approximatives, il y aurait près de 700 livreurs sur la seule ville de Nantes, dont une grande part ne dispose pas des papiers requis pour pouvoir espérer être régularisés. En plus de devoir payer la location de leur compte auprès d’une connaissance possédant des papiers à raison d’une centaine d’euros par semaine, ils doivent subir le harcèlement policier traquant les livreurs dans le centre-ville, et ne peuvent protester. Des accidents de la circulation se produisent fréquemment et il arrive que le conducteur parte sans se soucier du sort du livreur renversé, qui devra assumer seul la prise en charge des réparations et des soins. Avec une minerve, ou des attelles à la cheville confectionnées par leurs propres soins, les livreurs ne s’autorisent qu’une brève convalescence, car les heures de repos sont des heures perdues.

Et si les travailleurs sont déguisés, le patronat l’est aussi, en instaurant un contrat « égalitaire » et prétendument libre qui permet de se soustraire en même temps du Code du travail en évacuant la question du lien de subordination.

Depuis le début du premier confinement, des enseignes de la grande distribution telles que Monoprix, Leclerc ou Casino ont recruté des « auto-entrepreneurs » sur des postes identiques à ceux des salariés, comme les caissières, pour « s’adapter au contexte d’épidémie de coronavirus ». Ainsi, plus de salaire, mais un chiffre d’affaires ; pas d’exploitation, mais la liberté ; pas de patron, mais des partenaires ; plus de classes, mais des individus ; plus de lutte, mais une association ! On le voit, la liberté est brandie comme un étendard. Mais quelle est cette liberté tyrannique ? Certainement pas celle des exploités. La législation du travail, aussi limitée qu’elle soit, n’atténue même plus la barbarie de l’exploitation.

Des plateformes prêtes à tout pour briser la contestation

Uber Eats et Deliveroo emploient tous les moyens pour museler les livreurs. Ils savent que la plupart sont exilés et ne disposent d’aucun recours pour contester les décisions. Craignant l’embrasement, les plateformes se dédouanent derrière l’application et prétextent des bugs informatiques ; dans le même temps, ils envoient des mails individuels aux plus mobilisés pour faire pression, ou bien les soudoient, afin de décourager ceux qui tenteraient de s’organiser. La menace d’une fermeture de compte plane toujours au-dessus des livreurs qui seraient tentés de se battre. Lorsqu’un mouvement de grève est impulsé, les applications se chargent en chœur de proposer des primes le temps de la soirée afin de briser la solidarité. De plus, elles entretiennent des rapports privilégiés avec une poignée de livreurs servant d’indicateurs et de contremaîtres informels des plateformes ; décourageant tour à tour les travailleurs de se mobiliser, calmant les ardeurs combatives, ou signalant les dissidents et agitateurs du rang.

Lorsque les menaces et les négociations feintes n’aboutissent pas, les plateformes sont contraintes de lâcher du lest : au mois de décembre, à Saint-Étienne, Uber Eats s’est engagé à garantir, dès le 21 décembre, un minimum horaire de 10 euros pour les courses effectuées entre 11 h 30 et 13 h 30, et de 12 euros entre 19 et 21 heures, tous les jours de la semaine, à condition de réaliser deux courses minimum dans l’heure. Ces mesures ont eu pour effet immédiat d’interrompre le blocage prévu dans la soirée. La plateforme a également promis de rétablir la « prime de pluie » : 15 euros net par créneau, de 11 à 15 heures et de 19 à 23 heures, sous réserve d’avoir effectué au moins trois livraisons et trois heures de connexion. Une preuve que les plateformes craignent la mobilisation des livreurs, quand bien même ces timides mesures semblent dérisoires lorsqu’on sait ce qui reste à arracher. Jusqu’à maintenant, les luttes se cantonnent à réclamer une réforme du statut d’auto-entrepreneur : il faudrait restaurer les primes de pluie, d’attente, fixer un tarif horaire décent. Mais, à ce jeu, les plateformes sont toujours gagnantes puisqu’elles déguisent en « partenariat » un travail en réalité salarié et décident toujours des conditions sous lesquelles les primes seraient versées. Un lien de subordination évident régit les rapports entre plateformes et livreurs. De plus, ces mesures ne sont appliquées que dans la localité de Saint-Étienne, et les plateformes peuvent annuler ces accords à tout moment.

Certains syndicats revendiquent même une régulation des recrutements, ce qui revient à faire croire que, si les livreurs sont mal payés, c’est qu’ils sont trop nombreux. C’est évidemment l’intérêt des plateformes de disposer de livreurs nombreux et qu’elles espèrent prêts à tout accepter parce qu’elle les met en concurrence. Mais, si les paies sont misérables, cela vient de choix délibérés de la part des plateformes. Il ne s’agit pas de rentrer dans ce jeu de la concurrence entre livreurs, mais de réclamer une augmentation des rémunérations pour tous. Tout ce qui va dans le sens de réclamer une limitation du nombre de livreurs comme condition de l’augmentation des rémunérations ne fait que conforter Uber Eats et Deliveroo.

Le calme avant la tempête

Mais la colère couve tant que l’exploitation demeure. À Nantes, à Beaulieu, devant le Sun 7 à la croisée des trams, dans les ruelles de Bouffay, les livreurs zigzaguent à scooter et viennent se retrouver entre deux courses sous la pluie. Les promesses confuses, les menaces et les négociations ont pour l’instant eu raison des débuts de concertation entre livreurs. Les plateformes ont su, jusqu’à maintenant, juguler les contestations en germe, en n’hésitant pas à opposer les communautés et les livreurs entre eux, conscientes qu’elles exploitent en majorité des travailleurs pour qui manifester est risqué. Si l’application est un contremaître impitoyable, que son algorithme est savamment occulté, il y a des responsables qui les pensent et les façonnent en vertu de la seule logique du profit. Les livreurs ne sont pas dupes et regardent avec attention ce qui s’est passé à Saint-Étienne.

Ouest France a récemment publié une enquête sur les livreurs (plusieurs articles à compter du 27 janvier 2021) qui pose sur les travailleurs un regard valorisant l’exotisme en n’accordant aucune attention aux sentiments des livreurs, en dévoyant leur parole, en pointant du doigt les intermédiaires profiteurs de l’économie informelle plutôt que les donneurs d’ordre, c’est-à-dire les plateformes.

Le lecteur aux penchants racistes y verra ses idées confortées et celui que la situation indigne valorisera le boycott des plateformes… Car il est de bon ton, dans certains milieux, de refuser Deliveroo, Uber Eats ou Amazon, un boycott tout personnel et qui n’empêche ni la généralisation de ce mode de distribution, ni la surexploitation des livreurs. Mais jamais la parole n’est donnée aux livreurs eux-mêmes, les premiers concernés. Le Figaro, quant à lui, annonçait dans un article du 4 février dernier que le centre de la ville de Nantes serait bientôt interdit aux scooters, en culpabilisant une nouvelle fois les livreurs. Mais pas une ligne dans l’article pour fustiger le nouveau module de contrôle mis en place par Deliveroo qui incite les livreurs à aller toujours plus vite en prenant des risques inconsidérés. Ainsi, pour garder une bonne note, ils doivent parcourir de longues distances chronométrées par un timer dont l’estimation entre en contradiction avec celle qu’indique Google Maps : un trajet qui devrait prendre 15 minutes en respectant les règles de sécurité, et prenant en compte les feux rouges, l’attente et la circulation, est estimé à 4 minutes par l’application.

Préparer les suites

L’impunité des plateformes durera aussi longtemps que le silence couvrira les conditions qu’elles imposent aux livreurs. Ce qui se joue, c’est la reconstruction du rapport salarial avec les grandes plateformes. Les revendications des livreurs se centrent sur le salaire, ainsi qu’une régularisation – et non plus des primes – donc des horaires, sur l’obtention de conventions collectives garantes des quelques protections qu’ont les salariés, ainsi que d’une transparence pour briser le piège des négociations individuelles.

Il s’agit pour les livreurs qui veulent se battre contre cette surexploitation des plateformes non seulement de dénoncer ces pratiques dignes du xixe siècle, mais de préparer les conditions d’une riposte collective. Les résultats obtenus à Saint-Étienne, bien que limités, montrent que les plateformes ont des marges si importantes que les livreurs peuvent obtenir des avantages significatifs.

20 février 2021, Lautaro Tarazona

Mots-clés Entreprises , Livreurs
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