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Des débuts du capitalisme à la Deuxième Guerre mondiale

Le temps des conquêtes

lundi 7 décembre 2020

Au début du XIXe siècle, en France, la durée du travail peut atteindre 16 heures par jour, sept jours sur sept, dans les filatures et fabriques. Par rapport au travail artisan ou paysan, c’est un énorme accroissement du temps de travail, qui ne laisse aucun loisir, et que seule la pression du chômage permet d’imposer. Les patrons instaurent tout un système de contrôle pour discipliner les ouvriers : des contremaîtres pour les surveiller, des amendes pour les sanctionner et des pointeuses pour vérifier le respect des horaires. L’horloge de l’usine, dont la cloche sonne le début et la fin de la journée de travail, devient le symbole de la domination patronale [1].

Les premières résistances sont essentiellement individuelles, par de l’absentéisme. La coutume du Saint-Lundi, qui consiste à chômer volontairement ce jour-là, est répandue dans de nombreuses régions, mais essentiellement parmi les ouvriers qualifiés disposant d’un salaire suffisant. Les prêcheurs de la bourgeoisie ne cessent dès lors de dénoncer cette « oisiveté », menant à l’ivrognerie, aux vices, voire à l’émeute ! Ils réclament une limitation des salaires horaires pour maintenir les ouvriers à la tâche.

La naissance du mouvement ouvrier et les premières législations sur le temps de travail

Dans les années 1830-1840, le mouvement ouvrier commence à s’organiser et les luttes pour réduire la journée de travail se développent. Certains bourgeois philanthropes s’inquiètent également de la trop faible durée de vie des ouvriers, et notamment du sort des enfants, qui se rendent à l’usine en haillons, pieds nus, n’ayant qu’un morceau de pain pour repas. En 1841, une première loi interdit le travail des enfants avant 8 ans et le limite jusqu’à 16. Elle sera cependant peu respectée avant l’école obligatoire et les allocations familiales cinquante ans plus tard, mais surtout avant que l’évolution des techniques industrielles réclame des ouvriers plus qualifiés et rende le travail des enfants moins utile.

La première limitation générale de la durée du travail est imposée par la révolution de 1848, avec un maximum de 10 heures par jour à Paris et 11 heures en province. Mais dès septembre, après l’écrasement de la classe ouvrière lors des journées de juin, le maximum remonte à 12 heures. Les conquêtes ouvrières, obtenues par la lutte, s’avèrent ainsi peu durables tant que la bourgeoisie reste au pouvoir.

La journée de 8 heures : première revendication ouvrière internationale

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le mouvement ouvrier s’affirme pour la journée de 8 heures. L’Association internationale des travailleurs (Première Internationale), présidée par Karl Marx, reprend cette revendication en 1866, derrière le mot d’ordre popularisé quelques années plus tôt par le patron philanthrope et militant socialiste utopique Robert Owen : « 8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de repos ».

Le traditionnel défilé du 1er mai trouve son origine dans cette bataille. Le 1er mai 1886, aux États-Unis, une grève générale pour la journée de 8 heures mobilise 340 000 ouvriers. À Chicago, la grève se prolonge et la police charge des manifestants, tuant plusieurs ouvriers. En représailles, une bombe est lancée sur la police, pour laquelle huit ouvriers anarchistes sont arrêtés et condamnés à mort arbitrairement. Trois ans plus tard, en hommage aux « martyrs » de Chicago, l’Internationale socialiste (IIe Internationale) appelle à faire de chaque 1er mai une journée de grève pour les 8 heures. La France aura aussi son 1er mai sanglant : en 1891, à Fourmies, dans le Nord, la police tire sur la foule et fait 9 morts et 35 blessés.

Au début du XXe siècle, la lutte commence à remporter quelques succès : en 1900, la loi Millerand prévoit un passage très progressif à la journée de 10 heures ; en 1906, la semaine de six jours est adoptée. Mais c’est la peur de tout perdre qui pousse la bourgeoisie à accorder la journée de 8 heures, en 1919. À la fin de la Première Guerre mondiale, l’Europe est traversée par une vague révolutionnaire sans précédent, à la suite de la prise du pouvoir par les travailleurs en Russie. En France, les grèves se multiplient et inquiètent le pouvoir. La journée du 1er mai risque de concentrer les colères et de tourner à la grève générale, si bien que le gouvernement Clemenceau fait adopter précipitamment la loi des 8 heures, le 23 avril. La bourgeoisie française, sortie victorieuse de la guerre, peut bien accorder quelques concessions à la classe ouvrière… en se remboursant par le pillage des colonies et de l’Allemagne vaincue. Les manifestations, bien qu’interdites, sont malgré tout massives le 1er mai, car encore faut-il imposer l’application de la loi.

Mais si le patronat a concédé les 8 heures, c’est pour revenir en arrière une fois la peur passée. Après l’échec de la grève générale en mai 1920, le patronat passe à l’offensive. Les dérogations se multiplient et les indemnités d’heures supplémentaires sont réduites à rien. Jusqu’aux années 1930, la norme restera donc la journée de 9 à 10 heures sur six jours.

La crise des années 1930 : la question du partage du temps de travail

En 1925, la CGT réformiste [2] ajoute les « vacances payées » à son programme… en retard sur certains patrons qui en accordent déjà, dans le secteur public, la couture ou encore l’horlogerie, à la faveur du boom économique des « années folles ». De son côté, la CGTU adopte une résolution sur « les 8 heures, la semaine anglaise de 44 heures et le congé annuel payé », sans pour autant lui donner d’importance. Plus que la réduction de la semaine de travail, ce sont les congés payés qui apparaissent désormais parmi les revendications dans les grèves. Mais elles n’ont pas l’importance qu’avait la journée de 8 heures dans les aspirations ouvrières.

L’explosion du chômage dans les années 1930 fait surgir la nécessité du partage du temps de travail. La réduction du temps de travail ne vise plus seulement à s’émanciper, à accéder à un peu de « bonheur » grâce au temps libre, mais avant tout à apporter une réponse de classe au chômage. Dans son Programme de transition, Trotski met en avant « l’échelle mobile des heures de travail » sans perte de salaire, c’est-à-dire le partage du temps de travail entre tous jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul chômeur. Cette revendication vise à lier autour d’un objectif commun les travailleurs qui ont un emploi, et sont exploités jusqu’à la moelle, et ceux qui n’en ont pas, laissés dans l’inactivité forcée et sans ressource.

En mai 1936, l’enthousiasme soulevé par la victoire électorale du Front populaire déclenche une grève générale. Dans toute la France, les usines sont occupées. De peur de perdre plus, le patronat concède très vite deux semaines de congés payés, puis la semaine de 40 heures (cinq journées de 8 heures). Ces grandes « conquêtes », aujourd’hui présentées comme le grand acquis du gouvernement de Front populaire, qui n’avait pourtant pas voulu la grève, ne satisfont pas les travailleurs en lutte. Beaucoup d’entre eux aspirent à bien plus et rêvent de changer la société de fond en comble. Il faut tout le poids des dirigeants staliniens du PCF et de la CGT réunifiée pour faire reprendre le travail sur cette base. « Il faut savoir terminer une grève », affirme alors le dirigeant du PCF Maurice Thorez !

Encore une fois, la réduction du temps de travail, à peine adoptée, est aussitôt assouplie. En 1938, le gouvernement de Front populaire est balayé par un changement d’alliance parlementaire des radicaux. Le nouveau président du Conseil, Daladier, prétend « remettre la France au travail » et la semaine de 48 heures est de nouveau autorisée. Les tentatives de grèves impulsées par la CGT pour s’y opposer sont réprimées.


[1Sur cette lutte pour discipliner les ouvriers, on pourra lire Edward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel (La Fabrique, 2004) ou encore visionner le premier épisode de la série documentaire Le Temps des ouvriers diffusée sur Arte en 2020.

[2La scission syndicale a eu lieu en 1921, quand la direction réformiste de la CGT, en passe de perdre sa majorité, exclut les communistes, anarchistes et syndicalistes révolutionnaires, qui forment alors la CGTU (U pour unitaire).

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