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Du côté des BD

Il n’est pas trop tard pour découvrir Jaime Martín

mardi 10 novembre 2020

Né en 1966 près de Barcelone, Jaime Martín publie son travail depuis le milieu des années 1980. Son œuvre a commencé à être traduite et publiée en français dans les années 2000. Dans la dernière décennie, il s’est consacré à une sorte de récit autobiographique de sa famille en trois temps qui donne un aperçu vivant de l’histoire politique de l’Espagne depuis la révolution et la guerre civile jusqu’à nos jours. Le dernier tome vient tout juste de sortir. Mais rien n’empêche de découvrir les autres (si ce n’est le prix de chaque tome, quelque 25 euros, la dure loi de la BD).


Les guerres silencieuses

Le premier, paru en 2013 en France, prend pour cadre le passage de son père de l’adolescence à l’âge adulte. Nous sommes dans les années 1960. La dictature franquiste est toujours solidement installée à tous les niveaux de l’État, à plus forte raison dans l’armée. Le père de l’auteur, Pepe, est envoyé pour son service militaire au Sahara espagnol. Les guerres silencieuses qui s’y déroulent opposent soldats marocains et espagnols dans une discrétion qui arrange aussi bien le jeune État marocain, qui cherche à étendre son contrôle au territoire sahraoui, que les officiers espagnols. Censure des lettres à la famille, poids des curés et stupidité de la vie militaire, ce service militaire constitue une véritable épreuve pour Pepe… et n’est sans doute pas pour rien dans les convictions antimilitaristes de son fils Jaime.


Jamais je n’aurai 20 ans

Jaime, c’est aussi le prénom du grand-père maternel de l’auteur, Jaime Benitez. Nous le découvrons dans le deuxième album, ainsi qu’Isabel, sa future compagne. Lui s’est engagé dans une milice antifasciste. Elle, elle a fui Melilla, le Maroc espagnol et la répression qui assassine méthodiquement ses amis anarchistes dès le 17 juillet 1936, premier jour du coup d’État de Franco, qui débute précisément dans la colonie marocaine. Ils se rencontrent à Barcelone lors d’une permission de Jaime au chevet de sa mère malade [1]. Jamais je n’aurai 20 ans, dit Isabel à ses parents à l’heure du départ. Et pourtant, c’est elle qui, une fois Franco vainqueur, se lance dans la contrebande avec pour seul atout son bébé – les pleurs et les tétées ont le don de contraindre les flics à détourner le regard –, puis dans le recyclage du verre, et entraîne Jaime derrière elle. La deuxième partie du récit décrit une Espagne des années 1940 et 1950 sous la botte d’une dictature bigote et revancharde, souffrant mille pénuries. Les anciens miliciens républicains comme Jaime sont toujours à la merci d’une dénonciation…


Nous aurons toujours 20 ans

Le fil tressé par les deux premiers albums reprend, après une ellipse de quelques années, celles de la prime enfance de l’auteur. Le 20 novembre 1975, il n’ira pas à l’école, car Franco vient enfin de mourir. Jaime Martín entremêle alors l’histoire politique de son pays et la sienne. Avec une mention spéciale pour le récit de l’apprentissage du kung-fu par ses tantes féministes, dans le sillage du succès des films de Bruce Lee, qui vaut vraiment le détour. Son adolescence correspond aux années de la Movida [2]. Et pour Jaime et sa bande de copains, c’est l’éveil au rock, des Ramones à Motörhead et à la BD de Moebius, qui éclipse immédiatement les succédanés de comics américains auxquels ils étaient habitués. Pas facile néanmoins d’avoir toujours 20 ans quand on vieillit, que les uns s’éloignent des autres… et que le capitalisme libéral prend la place du franquisme. L’un est contraint de couper ses cheveux de rocker pour garder son job. L’autre est à demi broyé en tentant de monter son restaurant. Et Jaime lui-même n’est pas loin de se faire manger par la BD…

Ces trois récits ne sont néanmoins jamais sombres. On peut les lire indépendamment les uns des autres, ou dans le désordre. On retrouve avec plaisir aux différents âges de leur existence les proches de Jaime Martín, leurs espoirs et leurs luttes. Le dessin plaira même à ceux qui ne sont pas familiers des codes de la BD récente.


Deux autres titres

Du même auteur, on peut également citer Ce que le vent apporte, un polar qui se déroule dans la campagne russe à la veille de la révolution de 1917 – un jeune étudiant en médecine dans le collimateur de la police politique tsariste est envoyé dans un village reculé remplacer le vieux docteur qui a mystérieusement disparu… – et Toute la poussière du chemin, tableau de l’Amérique en crise des années 1930 parcourue par un chômeur qui, faute de trouver un emploi, se voit confier la mission de rechercher un enfant ; sans doute l’œuvre la plus noire de l’ensemble, réalisée en collaboration avec le scénariste Wander Antunes.

Mathieu Parant



[1Rencontre qui n’est pas sans rappeler celle des parents d’un autre auteur de BD espagnole, Antonio Altarriba, racontée dans L’art de voler et L’aile brisée.

[2Mouvement culturel qui a touché surtout la jeunesse espagnole au début des années 1980, dans l’immédiat après Franco, période réputée de transition démocratique.

Mots-clés Culture , Bande dessinée , Espagne , Livre
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