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Quand la psychiatrie, « parent pauvre de la médecine », s’apprête à devenir plus pauvre encore…

mardi 27 octobre 2020

Depuis quarante ans, la situation de la psychiatrie publique ne cesse de se dégrader. On peut dire qu’elle est passée de grave à catastrophique.

En 1960 était créée la sectorisation psychiatrique, c’est-à-dire un maillage territorial des structures de soins en santé mentale. Chaque lieu du territoire avait alors été administrativement rattaché à un secteur psychiatrique. L’objectif initial de cette sectorisation – aussi appelée « virage ambulatoire » –, voulue par bon nombre de professionnels, était double. Il s’agissait d’abandonner la logique centrée sur le « tout hôpital », cette optique « asilaire » héritée du XIXe siècle, d’une part pour mettre en place des structures de soins au plus près des besoins des patients et favoriser leur intégration dans la société, d’autre part pour permettre un travail pluridisciplinaire en vue d’une prise en charge plus globale du patient. Une partie des moyens purement hospitaliers devaient ainsi être redéployée au profit de structures extra-hospitalières dont le pivot est le centre médico-psychologique de proximité.

Mais, comme l’attestent de multiples études et le vécu au travail des soignants du secteur, les moyens donnés à ces structures extra-hospitalières sont chroniquement et largement insuffisants, alors même que les moyens de l’hospitalisation dans les CHS (centres hospitaliers spécialisés, autre nom des hôpitaux psychiatriques) ne font que diminuer. Entre 1980 et 2020, 70 000 lits, (soit les deux tiers) ont été fermés sans redéploiement vers les structures extra-hospitalières, alors même que 80 à 85 % des soins psychiatriques correspondent à des prises en charge ambulatoires.

Aujourd’hui, le gouvernement se prépare à appliquer une réforme du financement de la psychiatrie, sur le modèle de la tarification à l’activité (T2A) déjà appliquée en médecine, chirurgie et obstétrique, modèle conçu à l’époque par un certain Jean Castex, et dont on voit les effets dévastateurs, plus particulièrement à travers la crise sanitaire actuelle.

En quoi consiste-t-elle ? Au passage d’un système de dotation annuelle de financement (DAF) par établissement, déjà chroniquement insuffisant, à un financement sur la base d’une « tarification par compartiments ». Cette nouvelle machine à réduire encore les moyens porte bien son nom. Il s’agit de compartimenter la psychiatrie, c’est-à-dire d’attribuer un financement, partie par partie, en fonction de critères qui poussent à la concurrence entre établissements, à la course à la « rentabilité » sur le dos de la santé des patients et du travail des soignants. À titre d’exemple, un des compartiments de financement est lié à ce qu’on appelle « la file active », terme définissant le nombre de patients vus au moins une fois dans l’année. Il s’agira donc d’avoir la file la plus longue, pour avoir le plus d’argent possible, de voir le plus grand nombre de patients en un temps le plus réduit possible. À cela s’ajoute un codage des actes de soins, chaque soin codé ayant son tarif ! Cet objectif de quantification du soin en psychiatrie est une aberration qui marchandise la relation du soignant avec le patient, alors même qu’elle est le pilier essentiel de soins qui, pour les patients les plus en souffrance, s’inscrivent dans un temps long, parfois même toute une vie.

L’interview de L., infirmière en centre médico-psychologique dans le Grand Est, nous donne à voir en quoi cette réforme du gouvernement actuel, dans la droite ligne de toutes celles de ses prédécesseurs, n’est qu’un clou de plus enfoncé dans un secteur de soins, qui comme tant d’autres, est au bord de l’implosion.

Comment décrirais-tu tes conditions de travail aujourd’hui ?

Aujourd’hui ce ne sont pas les cadres de santé, ce ne sont pas les psychiatres, et encore moins les infirmiers ou les aides-soignants (!) qui dirigent réellement les services, mais les gestionnaires. Ceux qui font les comptes, ceux qui écrivent derrière leur bureau, ce sont eux qui ont le pouvoir, qui décident qui fait quoi et comment. Ce sont eux qui fixent les critères de fonctionnement en regardant leurs feuilles de chiffres, et certainement pas en considérant les besoins réels des services. En psychiatrie, on a deux « outils » principaux de travail, nous et le temps. Ma personne est mon premier « outil », au sens figuré du terme, c’est-à-dire que j’essaie de tisser un lien avec une autre personne, et ce n’est pas facile, car on travaille avec le psychisme des gens. Et mon deuxième outil principal, c’est le temps, parce que je ne peux pas aller voir un patient, lui donner un comprimé qu’il va prendre avec son repas et là, hop, il va tout me dire, se livrer. Pour qu’un patient puisse parler, il faut qu’il se sente en confiance, il faut que la relation existe, de sujet à sujet, et, pour cela, il faut du temps.

La politique des gestionnaires détruit chaque jour un peu plus ces deux « outils » de travail. En ce moment, l’objectif est de nous rendre interchangeables. On nous dit : « Que ce soit toi ou un autre, peu importe », ce qui équivaut à nier l’importance de la relation entre le soignant et le patient, à considérer en définitive tous les patients, eux aussi, comme interchangeables, en niant leurs problématiques singulières. Comment voulez-vous qu’un patient s’y retrouve s’il voit à chaque consultation une personne différente ?

S’ajoute à cette logique la pénurie de moyens. Chaque année, on est de moins en moins de soignants pour un nombre de patients en constante augmentation. Et il y a essentiellement deux raisons à cela. D’une part, les gestionnaires ne créent pas les postes qu’il faudrait, et d’autre part, le métier n’est plus « attractif » : qui voudrait travailler dans ces conditions pour les salaires que nous avons ? En deux ans, j’ai réellement remarqué une dégradation de nos conditions de travail. Avant, j’avais l’impression de pouvoir faire un travail de qualité, maintenant je suis juste là pour rattraper des situations, pour essayer d’éviter que la personne ne se taille les veines ou qu’elle ne finisse à la rue. Aujourd’hui, je ne fais que de l’urgence psychiatrique, alors que ce n’est pas censé être mon cœur de métier. Comme il n’y a pas assez de lits dans les hôpitaux par rapport aux besoins, on se retrouve à gérer les urgences qu’ils ne peuvent plus prendre en charge. Et la situation est encore plus difficile avec les conséquences du confinement et de la crise sanitaire, car le nombre de personnes en souffrance psychique augmente un peu plus chaque jour, et cela en plus des pathologiques psychiatriques lourdes.

Comment fonctionne, dans le cadre des hospitalisations, ce système de « gestionnaires » dont tu parles ?

Chaque groupement hospitalier de territoire a une enveloppe financière annuelle, dont il va allouer une partie à chaque établissement de soins en fonction des moyens qui ont dû être déployés l’année d’avant. Et qu’est-ce qui compte réellement ? C’est le nombre d’entrées et de sorties en soins, plus il y a d’admissions, plus il y a de moyens à la clé ! Donc comment réfléchissent les gestionnaires ? Par exemple, si une même personne a besoin d’une hospitalisation pendant trois mois pour être stabilisée, ça fait, dans leur système, une entrée et une sortie, ce qui n’est pas rentable pour eux. Donc, on va prendre en charge le patient et s’il tient à peu près, si l’on estime qu’il ne va pas se suicider en sortant, eh bien il retourne chez lui, même s’il ne le veut pas ! Et puis ce n’est pas grave s’il y a de fortes chances que ce patient décompense en quittant l’hôpital, finalement tant mieux, comme cela, il reviendra, et cela fera une entrée et une sortie de plus, et ainsi de suite ! Ce n’est que du chiffre, du chiffre à la place de l’humain ! Cette logique est à la fois dangereuse pour le patient et dévalorisante pour le soignant. On a l’impression d’être dans une barque, avec un trou, en train de couler, et nous, on a des cuillères, même des fourchettes, pour tenter d’écoper et de ne pas sombrer, le patient et nous avec. On gère urgence après urgence sans fin, sur le fil.

Alors que ce qu’il faudrait c’est tout l’inverse de ce qu’il se passe ! Quand une personne a besoin d’une hospitalisation, elle devrait pouvoir entrer à l’hôpital et y rester le temps nécessaire pour elle-même.

Quelles sont les conséquences de cette logique de rentabilité sur le travail des soignants à l’hôpital et en centre médico-psychologique ?

La première conséquence, c’est sans doute le stress. On a toujours peur de « rater » quelque chose, parce que le risque principal en psychiatrie, c’est le risque de passage à l’acte et de suicide. Quand on doit prendre la décision d’une hospitalisation et qu’on doit « évaluer » l’état psychique du patient, ce sont les premières choses que l’on surveille. Et avec ce système d’entrées et sorties permanentes, ce tourniquet des admissions, on a une responsabilité qui pèse en permanence sur nous : est-ce que je ne me suis pas trompée en laissant sortir tel patient ? Est-ce qu’il ne va pas mettre fin à ses jours ou être dangereux en sortant ? À ce stress, s’ajoute un stress administratif permanent ! Les cotations, c’est l’autre nom d’une sorte de travail à la pièce en hôpital ! Un soin = une pièce ! En fait, cette cotation, c’est l’enregistrement de chaque acte de soins que l’on doit saisir dans un ordinateur. Si l’on fait une injection, on cote, un entretien, on cote, un accompagnement, on cote, une démarche de soins, on cote… Et d’ailleurs, comme on dit entre collègues quand on rit jaune, on fait comme les poules : « on cot, cot, cot, cot ! ». On en vient même à penser ironiquement, en disant « bonjour » à un patient : « Ah, ça y est, je crois que je vais coter là, je suis dans la relation ! ».

Ce système de cotation, c’est l’autre pilier de la comptabilisation du travail effectué en vue de l’attribution des moyens financiers aux établissements dans la réforme que veut mettre en place le gouvernement. Et c’est pour cette raison que la hiérarchie nous met la pression pour que l’on cote le plus possible. Très souvent, on est totalement surchargé de travail et on n’a donc pas le temps d’être derrière l’ordinateur toutes les deux minutes. Alors on se fait rappeler à l’ordre avec de petites phrases, graphiques à l’appui (!) : « Vous ne cotez pas assez ! Si on se base sur vos cotations, vous ne travaillez pas beaucoup, donc pas besoin de moyens et de postes supplémentaires ! ». Alors que, justement, on est débordés parce qu’il n’y a pas assez de personnel, et donc on n’a pas le temps de coter. Bref, c’est un véritable cercle vicieux !

Face à ces conditions de travail dégradées, comment réagissent tes collègues ?

Malheureusement l’ambiance n’est pas au beau fixe. Beaucoup attendent une opportunité pour partir, disent qu’ils aiment leur travail mais ne veulent plus travailler dans ces conditions. Ce qui pèse énormément, c’est cette impression d’être de simples exécutants d’une entreprise qui doit être rentable, une sorte de sentiment d’impuissance face à tout ce qui nous tombe dessus. Ce « Tais-toi et travaille » que les gestionnaires de la direction veulent nous faire avaler tous les jours.

Pour l’instant, on peut dire que les mobilisations ne sont pas à la hauteur des attaques, mais la colère, la frustration sont bien là et qui sait ce qui se passera dans les prochains temps avec cette réforme insensée que veut le gouvernement ? Il ne faut pas oublier que notre vrai pouvoir, c’est notre force collective. Plus on sera nombreux à se battre, plus on pourra changer les choses.

Photo : Paris le 9 mai 2019, manifestation unitaire de la fonction publique. Crédits : Photothèque Rouge /JMB

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