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Il y a 80 ans, Trotski assassiné…

vendredi 21 août 2020

Il y a 80 ans, le 21 août 1940, Léon Trotski (de son vrai nom Lev Bronstein) était assassiné sur ordre de Staline, à Mexico où il s’était réfugié depuis 1937. Ce fut son dernier exil après avoir été déporté par Staline à Alma Ata en 1928, puis expulsé d’URSS un an plus tard, en Turquie d’abord, d’un pays d’Europe à l’autre ensuite, sur cette « Planète sans visa » pour un révolutionnaire qu’aucun gouvernement ne voulait voir sur son territoire. Principal dirigeant de la révolution russe de 1917 aux cotés de Lénine, c’est lui qui, après la mort de ce dernier, a transmis par son militantisme et ses écrits l’expérience de cette lutte qui a ébranlé le monde et a défendu les idées communistes et le programme révolutionnaire au-delà et contre la caricature qu’en avait faite la bureaucratie.

Une tradition révolutionnaire toujours vivante

C’est Trotski qui lutta sans relâche contre le développement en URSS de cette bureaucratie parasite, dont Staline s’imposa comme le porte-parole tout puissant. Une bureaucratie qui, contrôlant l’État, a usurpé le pouvoir à la classe ouvrière, transformant la dictature du prolétariat (la plus grande démocratie, puisque contrôle direct de la société par les travailleurs et les paysans pauvres) en sa propre dictature sur et contre le prolétariat, pour la défense de privilèges de caste. Trotski fut expulsé, mais la plupart de ses partisans en URSS même, militants de l’opposition de gauche, se sont retrouvés dans les prisons et les camps. « Sil est minuit dans le siècle », c’est sous ce titre que Victor Serge a rendu hommage dans un roman aux militants qui dès la fin des années 20 ont rempli les prisons et les camps staliniens, ont tenté désespérément de s’y organiser, de rassembler les informations venues de l’extérieur, de transmettre aux plus jeunes opposants envoyés eux aussi au cachot leur expérience révolutionnaire pour qu’elle serve à l’occasion d’une remontée des luttes de la classe ouvrière [1]. Ils n’en eurent pas le temps. Un grand nombre d’entre eux furent persécutés et fusillés. Mais c’est en lien – certes des plus difficiles – avec des hommes de cette trempe que Trotski, de ses exils successifs, a continué à mener la bataille, en URSS même et au-delà, contre la dégénérescence stalinienne de la révolution.

« Il pourrait sembler incompréhensible aux initiés que la clique de Staline m’ait d’abord exilé et ait ensuite tenté de m’assassiner à l’étranger. N’eût-il pas été plus simple de me fusiller à Moscou, comme ce fut le sort de tant d’autres ? » [2] écrivait Trotski après une première tentative d’assassinat menée, le 24 mai 1940 à Mexico, par un commando qui avait pris d’assaut la maison où il habitait, tirant à plusieurs reprises dans la chambre où il dormait avant de lancer une bombe incendiaire et de se retirer, croyant la besogne faite.

Mais, continuait Trotski, « en 1928, lorsque je fus expulsé du Parti et exilé en Asie centrale, il était encore impossible de parler, non seulement de peloton d’exécution, mais même d’arrestation. La génération avec laquelle j’avais traversé la révolution d’Octobre et la guerre civile était encore en vie ». D’Alma-Ata en Asie centrale (où il fut d’abord déporté), « il m’était possible de maintenir des contacts directs avec l’Opposition », écrit Trotski. « Dans ces conditions, Staline, après avoir hésité pendant un an, décida de s’en remettre à l’exil comme à un moindre mal. Il pensa que Trotski, isolé de l’URSS, dépourvu d’appareil et de ressources matérielles, serait incapable d’entreprendre quoi que ce soit. […] Les événements ont toutefois montré depuis qu’il est possible de participer à la vie politique sans avoir ni appareil, ni ressources matérielles. Avec l’appui de jeunes camarades, je posais les fondations de la Quatrième Internationale qui se fraye un chemin lentement, mais obstinément. […] Je sais que Staline reconnut à plusieurs reprises que mon exil fut “une erreur énorme”. Pour rectifier l’erreur il ne restait pas d’autre moyen qu’une action terroriste. » Et il terminait son article en affirmant que, pour cette raison, « une autre tentative d’assassinat est certaine », par crainte qu’avait la bureaucratie soviétique d’une nouvelle montée révolutionnaire ouvrière au cours de la Seconde Guerre mondiale qui venait et de la possibilité que les révoltes et révolutions qu’elle engendrerait puissent trouver, en URSS et ailleurs dans le monde, une direction en Trotski. La jeune internationale qu’il venait de créer avait à peine deux ans, elle était faible numériquement mais forte d’un programme dont pourraient s’emparer les masses, forte du capital politique que cristallisait le second de Lénine dans la révolution de 1917.

Ce fut le second volet des combats de Trotski : dans les luttes qui ont marqué les années 1930, de la crise économique mondiale de 1929 à la guerre, proposer à la classe ouvrière et à ses militants, dont les plus combatifs avaient rejoint les partis communistes créés dans la foulée de la révolution russe, une toute autre politique que celle, faite de renoncements et de trahisons, prônée par la Troisième Internationale stalinisée. Car la bureaucratie qui s’était développée en URSS, tout en tentant de se protéger de la mainmise de l’impérialisme, avait tout aussi peur d’une révolution ouvrière qui bousculerait ses privilèges que la bourgeoisie ne la craignait pour sa domination de classe. La bureaucratie stalinienne avait abandonné tout internationalisme au nom d’un prétendu « socialisme national » dont elle était championne. Au point d’avoir conduit la classe ouvrière allemande à la défaite sans combat face à la montée du nazisme, par une politique qui a basculé d’un sectarisme prétendant que les socialistes étaient plus dangereux que les fascistes à un opportunisme électoraliste et pleurnichard, une idéologie bourgeoise d’union de la gauche. La direction de la IIIe Internationale soumettait toute la politique des divers partis communistes aux intérêts de la nouvelle alliance que l’URSS entendait nouer avec les bourgeoisies française et anglaise. Pour Léon Trotski, ces oscillations et trahisons sonnaient le glas de la Troisième Internationale et mettait à l’ordre du jour la nécessité d’en construire une nouvelle.

Fronts populaires et fronts de gauche, dévoiement des fronts uniques dans la lutte

Ce fut, en France, l’alliance électorale de Front populaire avec Léon Blum et le « savoir terminer une grève » du chef de file du PCF, Maurice Thorez, pour voler au secours du patronat et du gouvernement Blum en mettant fin à la grève générale de juin 1936. Ce fut le sabotage de toute lutte révolutionnaire dans l’Espagne de 1936-1937 au nom de l’unité avec la bourgeoisie « de gauche » pour sauver du putsch militaire « la démocratie », bourgeoise donc, et la liquidation physique – par les brigades internationales staliniennes envoyées en Espagne pour prétendument lutter contre le général Franco – des militants de l’extrême gauche révolutionnaire, militants trotskistes, militants du POUM ou anarchistes.

Pour l’avenir qui nous attend, nous avons encore bien des leçons à tirer des combats de Trotski des années 1925-1940, après la mort de Lénine. Tout comme ont toujours un écho d’actualité bien des chapitres du programme que Trotski avait écrit en 1938 pour la fondation de la IVe Internationale, programme qui donne dans ses grandes lignes une politique pour la classe ouvrière. Même si, écrit dans une toute autre période, il n’est évidemment pas un catéchisme ni un « petit livre rouge » à la manière maoïste des années 60.

Car le monde a changé en 80 ans, même si l’exploitation capitaliste est toujours là – pire que jamais, poussée très loin à une échelle mondialisée.

La classe ouvrière se relèvera, le stalinisme jamais [3]

Premier changement par rapport aux combats du vivant de Trotski, le stalinisme est mort. En URSS d’abord. La bureaucratie soviétique, qui s’est parée pendant plus de 60 ans de l’étiquette communiste, a fini par achever, au tournant des années 1980-1990 sous l’égide de Gorbatchev puis de Eltsine, la longue contre-révolution en réalisant son vieux rêve de convertir sa domination bureaucratique de caste en domination de classe, basée sur la restauration de la propriété privée des moyens de production ; en réintégrant le monde capitaliste où bien des anciens haut-placés de la bureaucratie, les « oligarques » comme de jeunes loups des Komsomols, sont devenus ces magnats de l’industrie et des banques qui règnent aujourd’hui sous la houlette de l’ancien officier du KGB (la police politique), Vladimir Poutine. Une hypothèse que Trotski n’avait pas écartée même si c’est au contraire pour une révolution politique qui redonnerait le pouvoir à la classe ouvrière qu’il militait ! [4]

Quant aux divers Partis communistes, qui pendant plus d’un demi-siècle ont dominé et paralysé le mouvement ouvrier, ils ont disparu ou se sont convertis en partis sociaux-démocrates classiques, voire en partis démocrates tout court comme le Parti communiste italien qui était pourtant l’un des plus puissants en Europe. Le PCF fait presque exception, à afficher encore son étiquette communiste. Mais il n’est plus que l’ombre de lui-même à s’être dévoué aux intérêts de sa propre bourgeoisie, c’est-à-dire s’être aplati – en échange de postes de ministres – derrière les politiciens bourgeois de droite (de Gaulle) comme de gauche (Mitterrand). Jusqu’à se faire souffler encore des électeurs par un ex-ministre socialiste et démagogue patriotard, Jean-Luc Mélenchon. Qui aujourd’hui, parmi les jeunes qui manifestent leur révolte contre le racisme et les exactions de la police, regarde du côté du parti de l’obscur Fabien Roussel ? Qui pouvait avoir envie de le faire, parmi les Gilets jaunes qui ont bloqué les ronds-points et déferlé sur les Champs-Élysées presque une année durant ? Ce parti qui se targuait d’être « le » parti de la classe ouvrière a perdu tout crédit auprès de celle-ci.

Quant aux divers Partis socialistes qui du temps de Trotski étaient déjà des partis de gouvernement au service de la bourgeoisie mais avaient encore une base ouvrière, ils n’en n’ont plus aucune. À part peut-être le Labour Party britannique, par le biais des Trade Unions qui lui sont affiliés. Malgré ces évolutions du « mouvement ouvrier organisé », des trotskistes ont pu continuer à appliquer comme des recettes de cuisine des tactiques d’entrisme préconisées de façon ponctuelle, dans les années, 1930, à de jeunes militants d’origine petite-bourgeoise, pour se lier à un milieu ouvrier et y recruter des militants. Ce qui n’a évidemment plus aucun sens depuis longtemps. Si ce n’est de fabriquer, sans l’avoir voulu… des Jospin ou des Mélenchon.

Alors à nous de jouer ! Mais pour reconstruire des partis ouvriers révolutionnaires, pour construire cette nouvelle internationale dont Trotsky a jeté les bases, la tâche est immense.

Si la révolution russe avait encouragé la fondation de partis communistes partout dans le monde, ce fut par son retentissement auprès de centaines de milliers voire millions de militants ouvriers politisés et combatifs issus d’un mouvement ouvrier existant, celui de la IIe Internationale qui avait failli en 1914 en capitulant devant les nationalismes et la guerre. Trotski comptait sur le réveil de ces militants communistes voire socialistes, trompés par leurs directions ; c’est à eux et aux remontées de leurs luttes qu’il consacre son programme. En précisant que le problème à la veille de la Seconde Guerre mondiale est celui d’une direction révolutionnaire pour le prolétariat.

Si le stalinisme qui a dominé longtemps le mouvement ouvrier a laissé un désert, le réformisme – idéologie bourgeoise – dont il n’est qu’une variante n’a pas disparu. Cultivant l’illusion de prétendus « débouchés politiques aux luttes », de changements par les urnes, renouvelant le personnel politique usé de la bourgeoisie par un autre qui le serait moins. C’est contre lui que les leçons laissées par Trotski sont précieuses.

Contre le réformisme, pour l’indépendance et l’auto-organisation de la classe ouvrière

Ce sont aujourd’hui, dans bien des pays dont le nôtre, les organisations syndicales qui, loin d’organiser les luttes, en sont le principal frein. Au point que patrons et gouvernants sont désarçonnés lorsque des luttes éclatent en dehors de ces directions autoproclamées et quasi institutionnelles, en dehors de ces interlocuteurs agréés pour négocier des compromis sociaux par-dessus la tête des travailleurs en lutte.

C’est en août 1940, peu avant son assassinat, que Léon Trotski a écrit sa brochure intitulée Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste, analysant l’intégration des syndicats à l’État. Intégrés, les syndicats le sont encore plus aujourd’hui par mille liens et organismes mis en place dans les entreprises ou branches, autant de rouages entre eux et le patronat, et entre eux et l’État. À commencer, en France par exemple, par les Comités d’entreprises mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ou la gestion des caisses de la sécurité sociale qui leur fut confiée, même si c’était encore trop pour une bourgeoisie cherchant des formes de partenariat de plus en plus « light » pour elle. Ainsi passe-t-on des vieux CE ou DP aux nouveaux CSE. Mais l’histoire est longue de nombreuses instances et commissions paritaires institutionnelles entre syndicats et État, dont les appareils syndicaux vivent (en nombre de permanents et en financements), bien plus qu’ils ne vivent des cotisations de leurs syndiqués. Et que dire des syndicats allemands ou suédois ?

Est-ce à dire que les militants ouvriers révolutionnaires ont à déserter les syndicats ? Non, répondait Trotski qui jugeait nécessaire et possible de « lutter avec succès à l’intérieur des syndicats contre la bureaucratie réformiste » et qui mettait en garde, dans le Programme de transition, contre tout repli sectaire hors du mouvement syndical existant, ou contre la construction de « petits syndicats révolutionnaires » qui ne seraient qu’une « seconde édition du parti ». Les syndicats n’ont plus aujourd’hui, dans un pays comme la France en tout cas, ni le nombre de militants qu’ils avaient alors, ni une vie syndicale réelle avec des réunions et des débats dans les entreprises. Mais ils gardent une certaine audience que nous n’avons pas à laisser aux seuls bureaucrates. Ils ont encore des militants, dans les grandes entreprises et surtout dans les services publics. Les militants révolutionnaires d’entreprise y ont encore des possibilités d’intervention et le moyen de se faire connaitre comme des syndicalistes différents des bureaucrates bien rangés et de soumettre leur propre activité au contrôle de leurs camarades de travail.

Mais surtout Trotski mettait en garde contre les routines et les limites de l’activité syndicale, en affirmant la nécessité d’organiser, lors des luttes, les travailleurs dans un cadre bien plus large que celui des syndicats, comités de grève, comités d’usine et conseils ouvriers ; la nécessité pour les travailleurs de s’organiser ainsi eux-mêmes et sur un terrain qui dépasse largement le seul domaine d’une revendication ponctuelle, de faire par leurs luttes de la politique, des occasions d’exercer leur propre pouvoir même à une échelle embryonnaire. Cet enseignement est plus que jamais d’actualité.

« Les syndicats, même les plus puissants, n’embrassent pas plus de 20 à 25 % de la classe ouvrière », écrivait-il dans le Programme de transition. Ils en embrassent aujourd’hui infiniment moins. Et, poursuivait-il, ils ne regroupent que « ses couches les plus qualifiées et les mieux payées. La majorité la plus opprimée de la classe ouvrière n’est entraînée dans la lutte qu’épisodiquement, dans les périodes d’essor exceptionnel du mouvement ouvrier. À ces moments-là, il est nécessaire de créer des organisations ad hoc, qui embrassent toute la masse en lutte : les COMITÉS DE GREVE, les COMITÉS D’USINES, et, enfin, les SOVIETS. »

[…] « Dans les périodes de luttes de classes aiguës, les appareils dirigeants des syndicats s’efforcent de se rendre maîtres du mouvement des masses pour le neutraliser. Cela se produit déjà lors de simples grèves, surtout lors des grèves de masse avec occupation des usines, qui ébranlent les principes de la propriété bourgeoise. En temps de guerre ou de révolution, quand la situation de la bourgeoisie devient particulièrement difficile, les dirigeants syndicaux deviennent ordinairement des ministres bourgeois. […] S’il est criminel de tourner le dos aux organisations de masse pour se contenter de fictions sectaires, il n’est pas moins criminel de tolérer passivement la subordination du mouvement révolutionnaire des masses au contrôle de cliques bureaucratiques ouvertement réactionnaires ou conservatrices masquées (“progressistes”). » [5]

Un plan de lutte pour les travailleurs ou un plan de gestion pour la bourgeoisie ?

Nous avons déjà parlé plus haut de la condamnation par Trotski de ces politiques dites de « Front populaire » (en France et en Espagne en 1936) détournant la volonté d’unité de la classe ouvrière en lutte en une fade alliance électorale de partis « de gauche », au nom d’une meilleure gestion, prétendue plus sociale ou plus démocratique de l’État. Laissant entendre que l’État ne serait pas celui de la bourgeoisie. Une chanson que nous entendons encore aujourd’hui à pratiquement chaque élection.

Mais quid des plans anti-crise que nous balancent encore périodiquement dirigeants syndicaux et leaders politiques dits de gauche ? Nous ne sommes pas aujourd’hui dans une situation semblable à celle de la crise mondiale des années 1930. Pas encore en tout cas, même si la crise de 2008 et les retombées économiques de la pandémie de coronavirus en laissent entrevoir le spectre. Les débuts de crise engendrés par la concurrence mondiale exacerbée entre les multinationales, le besoin de restructuration des grands secteurs industriels (automobile, aéronautique, et tant d’autres) pour redresser les profits, annoncent une offensive redoublée du monde impérialiste contre les travailleurs et les classes populaires. Une série de plans de licenciements (elle a déjà commencé), de montée en flèche du chômage, de politiques d’austérité. Et du côté de la gauche, voire de ceux qui se disent « à la gauche de la gauche », comme du côté des directions syndicales, c’est une triste floraison de projets (parfois concurrents) de réforme du capitalisme, de meilleure gestion de l’économie par une intervention salvatrice de l’État. Un plan de lutte pour les travailleurs ou un plan de gestion pour la bourgeoisie ? À moins qu’il ne s’agisse que de plans de campagne électorale.

Comment ne pas se rappeler, à ce propos, de l’ironie féroce avec laquelle Trotski commentait, en mars 1935, le plan de sortie de crise mis en avant par le Comité central du PCF, promettant la fin du chômage par le développement de travaux publics. Il était pourtant un peu plus osé que bien des plans d’aujourd’hui puisqu’il parlait au moins de ponctionner le capital… Sans dire comment. Mais Trotski l’épinglait pourtant : « Comment parvenir à la réalisation des travaux publics, au prélèvement sur le capital, aux emprunts garantis, etc., là-dessus on ne nous dit pas un mot. Sans doute, à l’aide de... pétitions. C’est le moyen d’action le plus opportun et le plus efficace. Aux pétitions ne résistent ni la crise, ni le fascisme, ni le militarisme. En outre, les pétitions font revivre l’industrie du papier et adoucissent le chômage. Notons donc : l’organisation de pétitions, partie fondamentale du système de travaux publics selon le plan de Thorez et compagnie. » [6].

La « révolution permanente » à l’heure du XXIe siècle

La « Théorie de la révolution permanente » était un programme pour la classe ouvrière, et en premier lieu pour celle des pays coloniaux, où les tâches démocratiques d’indépendance nationale, de fin du racisme et de surexploitation des peuples par les grandes puissances ne pouvaient aboutir que si la nouvelle classe, la classe opprimée du nouveau mode d’exploitation, la classe ouvrière, en prenait la tête – même si elle était encore largement minoritaire dans ces pays. Le renversement de la dictature tsariste et même la revendication de la terre aux paysans n’avait pu aller à leur terme en Russie que parce que les travailleurs avaient pris la tête de la révolution de 1917 contre le tsarisme et la guerre. Avoir abandonné ce programme, qui fut celui des bolcheviks, en mettant dans les années 1925-1927 le Parti communiste chinois à la traine, puis à la merci du Kuomintang de Tchang Kaï-chek, fut l’un des premiers abandons du programme révolutionnaire par la IIIe Internationale, que Trotsky a dénoncé et dont il a tiré les leçons pour les luttes futures des peuples coloniaux.

Les problèmes ne se posent plus dans les mêmes termes dans ces pays ex-coloniaux, aujourd’hui formellement indépendants. Mais c’est bien faute d’une politique indépendante pour la classe ouvrière que la vague révolutionnaire qui a ébranlé le monde impérialiste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la vague de révoltes des colonies, est restée entre les mains des bourgeoisies ou petites bourgeoisies nationalistes de ces pays. Ce que sont devenus les régimes qui en sont issus montre les limites de ces indépendances, allant de pays dirigés par une bourgeoisie nationale compradore, à ceux qui, à la suite d’une lutte armée dirigée par une petite bourgeoisie radicale, ont mené une politique nationaliste plus intransigeante vis-à-vis des puissances impérialistes, se revendiquant même dans certains cas de l’étiquette « socialiste » tant l’étatisme bureaucratique de l’URSS pouvait sembler à une petite bourgeoisie sans le sou, arrivée au pouvoir, être le meilleur moyen d’assurer un certain développement du pays… et de positions et fortunes personnelles construites à l’ombre de l’État. Sans parler des pays, la Chine ou le Vietnam, où les anciens partis communistes ont été à l’origine du mouvement nationaliste et dont les dirigeants se parent toujours de cette étiquette.

Les Printemps arabes de 2011, le Hirak algérien de 2019 (qui, il est vrai, est loin d’être la première révolte contre le régime depuis l’indépendance), les manifestations et émeutes du Liban dressent à leur façon le verdict, de ces politiques, et les peuples demandent aux régimes des comptes. La classe ouvrière, bien plus importante numériquement qu’elle ne l’était au moment des indépendances, a joué en 2011 et encore aujourd’hui un rôle important dans ces évènements. À ceci près que faute de direction, elle n’y a pas d’intervention politique autonome. Et les démocrates bourgeois tentent de faire croire qu’il s’agirait d’abus d’oligarques et de corruption (alors qu’il s’agit de méfaits du système capitaliste) ; qu’il suffirait d’une meilleure démocratie formelle (alors que la démocratie sociale et ouvrière est à l’ordre du jour). La question est bien celle de l’instauration d’un pouvoir des travailleurs et des couches pauvres de la population. Quand certains n’expliquent pas, comme une partie de la bourgeoisie dite « démocrate » et des hommes d’affaires en Algérie, que le pourrissement du régime de Bouteflika serait le résultat d’un « trop d’État » qui brimerait le développement de leurs affaires (et donc bien-sûr des emplois qu’ils pourraient créer, disent-ils), maintenant qu’ils ont eux-mêmes grandi à l’ombre de l’État et de son armée.

Dans un tout autre contexte qu’il y a un demi siècle, dans une planète largement urbanisée et prolétarisée, se pose le problème posé par Marx déjà puis par Trotski de la révolution permanente : la conquête des libertés démocratiques, la lutte contre la corruption et les pillages des ressources humaines et naturelles par des bourgeoisies nationales soumises aux grandes puissances impérialistes (mais bénéficiaires aussi !) – dans cette catégorie entrent les « voleurs » qui ont accaparé l’argent du pétrole que dénoncent les révoltés d’Algérie, les chefs des cliques confessionnelles et autres banquiers véreux dénoncés au Liban. La victoire sur eux tous est indissociable de la lutte sociale pour le renversement du capitalisme, qui dépasse le cadre national. Sous ce capitalisme plus mondialisé que jamais, on en est bien au « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».

On en est où, de partis révolutionnaires et d’une internationale ?

La situation est paradoxale. D’un côté, dans les luttes existantes, se révèlent des militantes et militants : pour mettre sur pied un piquet de grève, pour organiser un blocage de carrefour ou une montée de Gilets jaunes sur les Champs-Élysées, pour rassembler et organiser les cortèges du Hirak en Algérie ou les sit-ins de chômeurs en Tunisie… et pour harceler le ministre Darmanin ! De l’autre pourtant, une grande faiblesse numérique et politique des organisations révolutionnaires se réclamant du prolétariat mondial, lui qui pourtant a décuplé sur la planète, a explosé même dans des pays ou vastes régions qui, il y a 50 ans encore, étaient sous-industrialisés (Chine, Inde, Amérique latine, Afrique).

Les groupes de militants révolutionnaires trotskistes sont faibles (ou forts de leur nombre si l’on tient compte de leur émiettement à l’infini !). Ils sont divisés (ou riches de leur diversité !), la IVe Internationale ayant éclaté après la mort de Trotski – une histoire qui est un autre sujet. Mais ces groupes ont le mérite d’avoir maintenu à leur façon le flambeau d’idées révolutionnaires et communistes et l’héritage, bien ou mal compris, de Lénine et Trotski, galvaudé par le stalinisme. Ce ne sont pas seulement les journaux, les écrits ou déclarations des uns ou des autres qui trancheront les débats entre les militants qui veulent s’atteler à la tâche de la construction de partis ouvriers et d’une internationale : ce sont aussi et surtout les expériences concrètes de leurs activités militantes, à condition de savoir collaborer et confronter ces expériences. La rigueur politique, la fermeté sur son programme, n’ont rien à voir avec un sectarisme qui a bien souvent accentué l’éparpillement du mouvement en multiples groupes et sous-groupes. C’est aussi une leçon que nous pouvons tirer de l’attitude de Trotski lui-même qui n’a cessé de s’adresser à d’autres, de tenter d’agir avec eux, de les convaincre.

Qui peut donner des leçons à qui ? À coup sûr, on ne construit pas un parti ni en se repliant sur soi-même en attendant d’avoir la taille d’intervenir, ni en se raccrochant coûte que coûte, par faiblesse, aux organisations réformistes sous prétexte que sans elles on ne pourrait rien. On construit par des efforts d’implantation, de recrutement et formation, mais aussi et surtout en saisissant « par les cheveux » les occasions d’intervenir dans les luttes réelles, d’y proposer une politique aux travailleurs du rang qui en sont les acteurs.

La gageure est immense. Mais si Trotski, expulsé, isolé, n’a cessé de lutter à contre courant, c’est grâce à la confiance qu’il avait en la classe ouvrière et en ses luttes, grâce à la conviction que l’oppression capitaliste et ses soubresauts susciteraient immanquablement des bouleversements d’où surgiraient de nouvelles générations de militants capables d’audace et d’innovation tout autant qu’assoiffés d’apprendre des expériences du passé pour leur propre lutte.

On ne peut pas dire qu’il s’était trompé sur toute la ligne !

Olivier Belin, 21 août 2020


[1Il y a deux ans, en 2018, ont été retrouvés sous un plancher de cellule de l’isolateur de Verkhneouralsk, où étaient incarcérés au début des années 1930 nombre de militants de l’opposition de gauche, des exemplaires des journaux qu’ils écrivaient et faisaient circuler clandestinement dans la prison. Ils y publiaient (sous forme manuscrite bien sûr) leurs informations, analyses, et discussions sur le programme et les tâches de l’opposition bolchevik-léniniste contre la dégénérescence bureaucratique de l’URSS. Nous avons publié sur notre site la traduction en français de trois de ces textes. Cf. Trois textes du journal des militants de l’opposition de gauche emprisonnés dans l’isolateur de Verkhnéouralsk La traduction d’un quatrième de ces textes a été publiée dans la revue Inprecor de novembre-décembre 2018. Cf. http://www.inprecor.fr/article-Le-t...

[2Texte de Trotski « Staline veut ma mort » du 8 juin 1940. https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1940/06/lt19400608.htm

[3En référence à la formule de Trotski : « La classe ouvrière allemande se relèvera, le stalinisme jamais », dans La tragédie du prolétariat allemand, 14 mars 1933.

[4Invoquant le danger de restauration bourgeoise en URSS, Trotski décrivait déjà dans La révolution trahie (1936) ce que pourrait en être le processus : « Si… un parti bourgeois renversait la caste soviétique dirigeante, il trouverait pas mal de serviteurs parmi les bureaucrates d’aujourd’hui, les techniciens, les directeurs, les secrétaires du parti, les dirigeants en général. Une épuration des services de l’État s’imposerait aussi dans ce cas ; mais la restauration bourgeoise aurait vraisemblablement moins de monde à jeter dehors qu’un parti révolutionnaire. L’objectif principal du nouveau pouvoir serait de rétablir la propriété privée des moyens de production. Il devrait avant tout donner aux kolkhozes faibles la possibilité de former de gros fermiers et transformer les kolkhozes riches en coopératives de production du type bourgeois, ou en sociétés par actions. Dans l’industrie, la dénationalisation commencerait par les entreprises de l’industrie légère et de l’alimentation. Le plan se réduirait dans les premiers temps à des compromis entre le pouvoir et les “corporations”, c’est-à-dire les capitaines de l’industrie soviétique, ses propriétaires potentiels, les anciens propriétaires émigrés et les capitalistes étrangers. Bien que la bureaucratie soviétique ait beaucoup fait pour la restauration bourgeoise, le nouveau régime serait obligé d’accomplir sur le terrain de la propriété et du mode de gestion non une réforme mais une véritable révolution. Admettons cependant que ni le parti révolutionnaire ni le parti contre-révolutionnaire ne s’emparent du pouvoir. La bureaucratie demeure à la tête de l’État. L’évolution des rapports sociaux ne cesse pas. On ne peut certes pas penser que la bureaucratie abdiquera en faveur de l’égalité socialiste. Dès maintenant, elle a dû malgré les inconvénients évidents de cette opération, rétablir les grades et les décorations ; il faudra inévitablement qu’elle cherche appui par la suite dans des rapports de propriété. On objectera peut-être que peu importe au gros fonctionnaire les formes de propriété dont il tire ses revenus. C’est ignorer l’instabilité des droits du bureaucrate et le problème de sa descendance. Le culte tout récent de la famille soviétique n’est pas tombé du ciel. Les privilèges que l’on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de leur valeur. Or, le droit de tester est inséparable du droit de propriété. Il ne suffit pas d’être directeur de trust il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante. » Léon Trotsk, La révolution trahie, 1936. https://www.marxists.org/francais/t...

[5Trotski, Programme de transition, 1938. https://www.marxists.org/francais/t...

[6Trotski, Encore une fois où va la France ?, fin mars 1935. https://www.marxists.org/francais/t...

Mots-clés Histoire , Léon Trotski , Politique , Trotskisme
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