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L’arnaque du télétravail

lundi 22 juin 2020

Le confinement des mois de mars et avril a donné des idées au patronat. Pour maintenir un maximum d’activité pendant ces deux mois, dans de nombreux secteurs qui le permettaient – comme la recherche et le développement, les fonctions support de la production (gestion de projets, support qualité) – c’est le télétravail qui s’est logiquement imposé. Le patronat se pose maintenant la question de le développer davantage. En France, PSA s’en est fait le champion, à défaut d’en être le précurseur (Orange a une longueur d’avance). Depuis, la liste des entreprises qui ont annoncé le maintien du télétravail jusqu’au moins septembre et comptent bien en faire la règle s’allonge : SNCF, Safran, Véolia, Publicis, L’Oréal, Orange, etc.

Un débat pas si nouveau

D’autres sont pour l’instant moins chauds : Geoffroy Roux de Bézieux, le chef du Medef, appelait à « retourner au travail » sur Europe 1 le 4 juin [1], évoquant les « problèmes de management » liés au télétravail. Ce débat entre capitalistes n’est pas nouveau. En 2012, un rapport pour le ministère de l’Industrie [2] en indiquait les avantages de leur point de vue : augmentation de la productivité – entre 5 % et 30 % – du fait d’une meilleure concentration des salariés et d’une réduction de l’absentéisme, économies sur les locaux, etc. Dès 2015, le DRH d’Orange, Bruno Mettling, rendait au gouvernement un rapport préparatoire à la loi Travail [3] qui fixait les ambitions des employeurs en la matière : ne plus payer de cotisations sur le matériel informatique, se dédouaner en cas d’accident du travail à la maison, étendre le forfait jours... Et, en 2017, 3 % des salariés (11 % des cadres) pratiquaient le télétravail au moins un jour par semaine en France. [4] Bref, cela fait longtemps que le patronat est aux aguets et l’expérience à grande échelle qu’a été le confinement lui permet de tirer un bilan.

Des motivations plus économiques qu’écologiques…

Voilà de quoi déjuger certains arguments avancés par les patrons pour paraître philanthropes là où ils n’ont en tête que leurs profits. À commencer par l’argument écologique : le télétravail, un remède à la pollution des voitures ? Peut-être les pots d’échappement fumeront-ils moins, mais les infrastructures électroniques (champs de serveurs) nécessaires à la numérisation accrue du travail sont bien gourmandes en électricité et métaux rares – dont l’extraction n’est pas des plus écologique ! Pas sûr que ce soit la panacée donc !

En réalité, derrière les justifications sociales et environnementales, se profile déjà la possibilité de rogner sur un certain nombre de dépenses. Pour Benoit Quignon, directeur général de SNCF Immobilier, il s’agit de « [se] placer dans une trajectoire de diminution [du] nombre de sites et du nombre de mètres carrés occupés. Voilà une manière de répondre aux exigences économiques du groupe […] » [5]. Le télétravail, c’est donc la réduction de la surface des bureaux et de tous les coûts qui vont avec : loyers ou impôts, énergie, nettoyage, etc. En cela, le télétravail s’inscrit dans l’histoire récente du développement du flex office [6] et des autres pratiques pour gagner de l’espace et de l’argent. Et c’est sans parler des grosses opérations immobilières que vont pouvoir réaliser les groupes en vendant leurs locaux dans les grandes villes ou à leur périphérie immédiate. PSA s’y connaît bien : en 2011, déjà, l’entreprise s’était débarrassée de locaux pour un montant de 500 millions d’euros, dont son siège social parisien ; en 2018, c’est le site de La Garenne-Colombes qui a été vendu pour un montant estimé entre 350 et 500 millions d’euros.

Une méfiance légitime du côté des salariés

Du côté des salariés, les avis sont mitigés. D’après les sondages d’opinion, une majorité de ceux qui ont goûté au télétravail souhaiteraient continuer à y avoir recours, à condition qu’il reste soumis au volontariat et compris entre 1 à 3 jours par semaine [7]. Dans certaines entreprises, les télétravailleurs ne se précipitent pas pour revenir sur site : au CTIA, le centre technique d’Arkema dans la vallée de la chimie au sud de Lyon, seulement un quart des effectifs des bureaux sont en présentiel. On ne peut que comprendre ceux qui veulent rester chez eux : comment ne pas souhaiter en finir avec les bouchons interminables ou les transports pleins à craquer ? Quand le lieu de vie le permet, comment ne pas préférer un autre lieu de travail que des open space bondés ?

Mais certaines questions suscitent bien des craintes notamment celle des dépenses professionnelles. Qui paiera les fournitures ? La consommation d’énergie supplémentaire ? L’aménagement d’un nouvel espace de travail à la maison ? En France, depuis les ordonnances Macron de 2017, la prise en charge des coûts liés au télétravail dans le privé n’est plus soumise à réglementation, seule s’applique une jurisprudence. Autant dire qu’il dépendra du bon vouloir du patron de s’en acquitter ou non…

Ces coûts, nombre de patrons seraient sûrement prêts à les accepter, comme ils remboursent partiellement les frais de transports aujourd’hui. Les directions syndicales ont déjà pris le chemin de la négociation avec les organisations patronales sur cette question. Cinq réunions sont prévues d’ici septembre pour « cadrer les choses » selon une secrétaire de Force Ouvrière [8]. Pour Laurent Berger, cela permettra que le télétravail « puisse s’exercer dans des conditions de travail satisfaisantes » avec « un vrai droit à la déconnexion, une vraie autonomie dans le travail, un management basé sur la confiance avec des échanges efficaces avec sa hiérarchie. » [9] Un tel « cadrage » par les directions syndicales, pour faire croire qu’elles représentent les intérêts des salariés, ce serait surtout une manière d’accompagner et de faire accepter les plans des patrons. Car le télétravail représente une aubaine, fait occulté par les directions syndicales, bien plus importante que quelques factures d’électricité ou des engagements hypothétiques à respecter le principe du « volontariat » ou le droit à la déconnexion : l’éclatement des salariés.

Qu’en est-il du collectif ?

Le problème ne concerne pas tant de la perte de « l’esprit d’équipe » comme s’en inquiètent les salariés et même certains chefs de services. Que cela entraîne une perte d’efficacité au travail, ça regarde bien davantage l’entreprise. Le problème concerne les relations sociales avec ses collègues de travail. C’est une question de vie d’abord, ras-le-bol d’être confiné devant son ordi. Mais c’est aussi une question d’absence d’échanges, de soutiens. Et c’est bien là que réside le danger.

Les DRH ont fait leurs comptes et jugé qu’ils y gagnaient en efficacité, ne serait-ce que par la pression accrue sur des salariés livrés à eux-mêmes : concernant les conditions du travail, sa quantité, avec le travail en équipe, il est plus aisé de contester collectivement une surcharge ou des délais intenables. Dorénavant la règle ce sera plutôt d’être seul face à son chef, qui aura donc bien plus de latitude pour dicter les règles. D’ailleurs Chéreau, toujours lui, ne s’en cache pas. Dans une interview au Point, il annonce la couleur : après avoir vanté le fait que seule « une petite équipe d’une dizaine de personnes prenait les décisions » pendant la période de confinement, il annonce la transformation du manager en « leader […] qui va devoir regrouper, fédérer les synergies, s’imposer. » [10]

Le grand retour du travail à la tâche et des travailleurs à domicile du XIXe siècle ?

Face à ce nouveau « leadership » et à une pression d’autant plus accrue que les salariés seront isolés, il s’agira de se débrouiller comme on peut pour terminer dans les délais fixés par les chefs, quitte à ne plus compter ses heures, et c’est bien là-dessus que compte le patronat. Le rapport Mettling de 2015 déjà évoqué laisse clairement apparaître cette ambition  : « Il convient d’intégrer par le dialogue social une mesure de la charge de travail plus adaptée que celle du temps de travail » puisque « Cette mesure de la charge de travail est en effet un préalable indispensable pour pouvoir étendre les cas d’usage du forfait jours de façon raisonnable ». Étendre le forfait jours et mettre en place une mesure de la charge de travail, histoire de ne plus payer à l’heure et ainsi avoir un sacré levier non seulement pour allonger la journée de travail, mais également pour l’intensifier.

Bref, c’est le retour du travail à domicile qu’on connaissait au xixe siècle pour les couturières et les horlogers. Aujourd’hui, il touche les cadres et les techniciens et il est sans fil, Wifi oblige. Mais le principe de l’exploitation chacun dans son coin, chacun à la merci des commandes du patron, chacun à bosser sans horaire, la nuit s’il le faut pour finir à temps, est toujours là. Et, à terme, de quoi s’agira-t-il ? D’ingénieurs et de techniciens en « free-lance », même plus embauchés mais « à leur compte », c’est-à-dire, en fait, payés à la tâche ?

Isolement social et détresse individuelle

Cette pression s’est fait sentir très rapidement. D’après le président du cabinet de conseil Empreinte Humaine qui a commandé un autre sondage à OpinionWay après trois semaines de confinement [11], les salariés se plaignent « d’hyper connexion, de surcharge de travail, de difficulté à concilier la vie professionnelle et personnelle. » Car, c’est aussi cela le télétravail : la frontière que représentait l’heure de la fin de la journée de travail devient automatiquement plus floue. Et les entreprises en profitent, sollicitant toujours plus les employés. La même étude fait d’ailleurs ressortir que 44 % des télétravailleurs se trouvaient en situation de détresse psychologique, dont 18 % avec des troubles sévères, anxieux voire dépressifs.

Déjà jusqu’aujourd’hui, pour lutter contre les « risques psychosociaux », il fallait surtout compter sur ses collègues, bien plus aptes à percevoir le mal-être et à soutenir celles et ceux qui pouvaient subir pressions, vexations voire harcèlements, plutôt que de se contenter des numéros verts ou autres artifices – un soutien bien difficile à retrouver dans l’isolement du télétravail. Mais le patronat se fichait déjà pas mal de ces problèmes. Maintenir ces problématiques cachées dans le cercle privé lui permettra surtout de se sentir dégagé de toute responsabilité.

Quelle place pour les syndicats ?

Mais, face à cette détresse, fort heureusement, le patronat nous permettra de compter sur des syndicats informatisés ! Finies les tournées de délégués du personnel – mais il est vrai qu’elles ne sont plus aujourd’hui que le fait de militants combatifs, ceux qu’il s’agit surtout d’isoler des autres : les appareils proprement dit ont plutôt l’habitude de ronronner dans leurs bureaux ou autour des tapis verts. Quant aux distributions de tracts pour alerter sur les abus, elles ne toucheront plus grand monde. Mais le rapport Mettling a déjà envisagé « d’ouvrir des espaces d’échanges [numériques] entre salariés, leurs représentants et l’entreprise sur les différents grands sujets d’évolution de l’organisation du travail » afin de « co-construire les enquêtes et permettre aux IRP de se consacrer pleinement à leur rôle d’analyse et de co-construction des réponses sociales au sein de l’entreprise ». Des organisations syndicales transformées en bureau d’enregistrement des doléances pour faire tampon entre les salariés et l’entreprise donc. Avec pour seule tâche de « co-construire » le social avec les patrons sur la base d’un simple rapport de force virtuel sur le net : un rêve pour les patrons !

Refuser les technologies ou contester la télé-exploitation ?

Les nouvelles technologies peuvent ouvrir la voie à de nouvelles possibilités, mais ce qui est sûr, c’est que, prises en charge par les capitalistes, elles ne sont jamais mises en place dans l’intérêt des travailleurs. Car toute l’organisation actuelle du travail ne leur sert qu’à trouver les moyens de faire davantage de profits, en rendant le travail plus productif ou en essayant de nous faire courber l’échine.

Mais la société c’est surtout les relations sociales, celles-là mêmes que les capitalistes essaient de détruire, celles-là mêmes qui nous permettent de nous soutenir, de réfléchir collectivement – comment pourrait-on organiser le travail et la société autrement, par exemple – et, surtout, d’agir collectivement

Que les patrons ne se réjouissent pas si vite : les manifestations massives de jeunes de ces dernières semaines contre le racisme et les violences policières ont fait boule de neige… par de simples messages relayés sur les réseaux sociaux ! Quand la colère sociale est là, elle sait trouver la voie pour se rassembler et exploser, en réel et dans la rue !

19 juin 2020, Adrian LANSALOT et Bastien THOMAS


[2« Le télétravail dans les grandes entreprises françaises » ; on peut télécharger le PDF en ligne

[3« Transformation numérique et vie au travail » ; on peut télécharger le PDF en ligne.

[5Voir l’interview de Benoit Quignon du 3 juin 2020 : https://www.journal-du-btp.com/beno....

[6« Bureaux partagés » : plus de bureau attitré, mais un poste que l’on prend le matin et que l’on libère le soir.

[7Voir le sondage OpinionWay pour les Echos : https://www.lesechos.fr/economie-fr....

Mots-clés Conditions de travail , Entreprises , Télétravail
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